Fonds de pension: l'escroquerie - Texte paru sur les listes d'ATTAC à l'occasion des rencontres internationales de Juin, Planet. | |||||||||||||||||||||||||
NI “ VIEILLISSEMENT ” NI “ CHOC DEMOGRAPHIQUE ”
Note tirée du livre de Jacques Nikonoff : La Comédie des fonds de pension, Arléa, 1999
Président du mouvement Un travail pour chacun Membre du Conseil scientifique d’ATTAC 2 Avril 1999
Il faut récuser la notion de “ vieillissement de la population ” qui fait aujourd’hui l’objet d’une véritable campagne mondiale de propagande. Cette notion se présente sous la neutralité apparente d’un constat statistique (A) alors qu’elle est en réalité un concept idéologique visant à transformer l’allongement de l’espérance de vie en malédiction (B). Il faut prendre l’exact contre-pied de cet état d’esprit et faire de l’allongement de l’espérance de vie la source d’une nouvelle aventure humaine (C). A. L’âge qui définit aujourd’hui la vieillesse n’est plus adapté La France, entendons-nous dire de tous côtés, “ vieillit ”. Il est difficile de ne pas éprouver ce sentiment, tant le nombre des études consacrées au “ vieillissement ” est considérable. Mais au-delà des ces études connues, finalement, par un nombre restreint de spécialistes, c’est toute une culture, tout un climat et un état d’esprit qui rappellent aux citoyens, et de façon permanente, que nous devenons un pays de “ vieux ”. Mais qu’est-ce qu’être “ vieux ” ? Et qui décide quand on est “ vieux ” ? C’est aujourd’hui l’âge légal du départ à la retraite qui détermine l’entrée dans la vieillesse (1). Or pour un nombre croissant d’individus l’allongement de l’espérance de vie en bonne santé ne justifie plus de faire coïncider l’âge de soixante ans avec celui de la vieillesse (2).
1. La confusion entre l’âge légal du départ à la retraite et le “ vieillissement ” La fixation d’un âge à la retraite a trois origines. Une origine historique : c’est Colbert le premier qui, à la fin du XVIIe siècle, a défini l’âge de soixante ans comme étant celui de l’entrée dans la vieillesse. Il s’agissait alors de comptabiliser la population susceptible de porter les armes. Une origine statistique : la proportion des personnes âgées de soixante ans ou plus constitue l’indicateur le plus largement utilisé dans la mise en évidence du “ vieillissement ” d’une population, comme en témoignent les travaux du commissariat au Plan et du Conseil d’analyse économique. Ces indicateurs, utilisés par les démographes et les économistes depuis un demi-siècle – et même depuis Colbert – ne sont plus pertinents. Leur faiblesse principale est “ l’absence de prise en considération de l’évolution de la réalité physique et sociale des âges[1] ”. Une origine légale : la loi fixe l’âge du départ à la retraite. Dès lors que la retraite sanctionne une interdiction de travailler, elle détermine l’âge de la vieillesse. La notion de “ vieillissement ” possède une portée normative contestable car définir un âge à la vieillesse ne relève ni de l’histoire, ni de la statistique, ni de la loi mais de la représentation et de la construction sociales. C’est la société qui détermine, à un moment donné, ce qu’est un “ jeune ” ou ce qu’est un “ vieux ”. Il s’agit toujours d’un rapport social entre générations. Cette notion de “ vieillissement ” de la population n’a donc aucun caractère scientifique et la fixation du seuil de la vieillesse à soixante ans depuis deux siècles est inadaptée.
2. L’âge de soixante ans ne correspond plus à celui de la vieillesse Tout a changé pour les femmes et les hommes de soixante ans : l’état de santé, l’allongement de la durée de la vie, la place dans la société, les revenus, le mode de vie. Il n’est plus possible d’associer, à la fin des années 1990, l’âge de la vieillesse à l’âge de soixante ans, car un tel seuil est démenti par les faits biologiques et sociaux. Le sexagénaire du XXIe siècle ne ressemble en rien à celui de l’entre-deux guerres et encore moins à celui du XVIIe siècle. La notion de “ vieillissement démographique ” contribue “ à figer la représentation de l’âge de la vieillesse alors que sa réalité connaît des mutations jamais imaginées[2] ”. Trois raisons expliquent la disjonction entre l’âge de soixante ans et l’âge de l’entrée dans la vieillesse. a – L’espérance de vie et l’état de santé des plus de soixante ans se sont améliorés de façon extraordinaire ces cinquante dernières années. Ainsi la proportion des Français ayant fêté leur soixantième anniversaire en 1750 ne s’élevait qu’à 17 %, dont 19 % pour les femmes. En 1985, ils étaient 80 % dans ce cas, dont 91 % de femmes. b – L’usage de la force physique diminue dans le travail. Pourtant la vision du travail reste encore marquée par la conception du travailleur de force qui, celles-ci l’abandonnant avec la vieillesse, entraînera une réduction des performances de l’économie dans son ensemble. Les changements technologiques modifient totalement ce raisonnement. Nous ne sommes plus en 1950 où l’image du travailleur était celle du mineur. Certes une sous-estimation de la persistance de conditions de travail dignes du début du siècle existe encore en France. De surcroît l’espérance de vie des ouvriers reste très inférieure à celle des autres catégories sociales. Mais la technologie offre des perspectives inédites – potentiellement – de supprimer dans une large mesure les effets de la vieillesse dans le domaine de la force physique nécessaire au travail. c – La fonction de création de richesses est réduite au seul domaine marchand et matériel. La plupart des économistes ne considèrent pas dignes d’intérêt les richesses produites en dehors de la sphère marchande. Elles leurs semblent en effet peu mesurables, devoir être financées par l’impôt sur les activités marchandes et donc nuire à ces dernières, et enfin donner un rôle trop important à l’État qui ne pourrait qu’entraîner l’étatisme. Ces économistes ne parviennent pas à imaginer que l’emploi, au XXIe siècle, ne sera plus le même qu’au début du XXe siècle et que des formes nouvelles d’hybridation entre les sphères marchandes et non marchandes devront nécessairement voir le jour. Fixer un âge à la vieillesse – et à la retraite – devra résulter de plus en plus du choix individuel plutôt que de la contrainte légale. B. Le “ vieillissement ” : un usage idéologique alimentant l’idée de la fin du progrès L’allongement de l’espérance de vie, alors que la fécondité reste faible, provoque l’augmentation de la proportion des personnes âgées de plus de soixante ou de soixante-cinq ans dans la société. Il s’agit de phénomènes réels, déjà anciens, qui vont apparemment se poursuivre (toutes choses égales par ailleurs) et que personne ne conteste. Ce n’est donc pas cette réalité qui doit être remise en cause, mais la portée idéologique et normative de la notion de “ vieillissement ”. Il ne faut pas confondre les phénomènes réels et l’interprétation qui en est faite. Interpréter l’allongement de l’espérance de vie comme un “ vieillissement ” de la population relève de l’idéologie. Pourquoi ? Parce que ce concept de “ vieillissement ” possède un usage dans le débat d’idées dont l’effet – si ce n’est l’objectif – s’inscrit dans l’idéologie de la fin de l’histoire et du progrès sous le quadruple aspect national (1), social (2), économique (3) et politique (4).
1. Le “ vieillissement ” : pour justifier l’inéluctabilité du déclin national L’utilisation de la notion de “ vieillissement ” a pour effet de faire resurgir de la mémoire enfouie au plus profond des Français le réflexe d’angoisse provoqué par le sentiment du déclin national lié au déclin démographique, apparu entre la guerre de 1870 et la guerre de 1914-1918, et réapparu avant la guerre de 1939-1945. Une croissance faible de la population, associée à une augmentation de la proportion des personnes âgées, reste vécue comme une menace. Entre Sedan et Verdun puis au moment de Munich, les Français craignaient la puissance de l’impérialisme allemand. Une France moins nombreuse serait, sans aucun doute, dominée, envahie, et sa culture anéantie. Ce sentiment est de même nature que celui qu’éprouvent nombre de Français face à la mondialisation des années 90, dont les avantages sont présentés au futur tandis que les inconvénients en sont vécus au présent. Après 1871, les vieillards étaient ceux qui ne pouvaient plus porter les armes et qui ne participaient plus à la prospérité du pays. On reproduit aujourd’hui cette idéologie en accusant les “ vieux ” d’être des poids morts dans la nouvelle compétition créée par la mondialisation. 2. Le “ vieillissement ” : pour convaincre de la nécessité du recul social L’utilisation de la notion de “ vieillissement ” contribue à faire croire que les conditions de la retraite, dans les décennies qui viennent, ne pourront être qu’inférieures à celles que nous connaissons aujourd’hui. Elle est ainsi systématiquement associée à l’idée que “ le temps des vaches grasses est révolu ”. 3. Le “ vieillissement ” : pour inculquer une vision sacrificielle de l’économie L’utilisation de la notion de “ vieillissement ” traduit le fait que nombre d’experts sont en réalité prisonniers d’une conception obsolète de la vieillesse qui les conduit à l’impasse. Pour eux l’alourdissement des charges paraît inévitable, l’avenir est sans espoir et ne peut conduire qu’à la résignation et au pessimisme. 4. Le “ vieillissement ” : pour démontrer que le politique ne peut rien La formation de la notion de “ vieillissement ” démographique, son utilisation par le milieu scientifique et les services administratifs, son succès dans le monde médiatique ont des conséquences négatives sur la perception de la vieillesse par de larges fractions de l’opinion. Cette situation entrave notre réflexion sur le rôle et la place des personnes âgées dans la société. Elle donne une connotation négative des personnes âgées et permet d’agiter la menace d’une coupure entre les générations : les “ vieux ” étant accusés d’être des privilégiés pour lesquels les jeunes ne voudront plus payer et qui partiront alors à l’étranger. Comme le faisait apparaître un rapport du Conseil économique et social datant de 1978, toutes les conséquences du vieillissement sont présentées comme négatives : “ moins bonne adaptation aux conditions de travail qui changent rapidement ; stagnation relative du niveau de qualification moyen ; moindre diffusion de la formation ; moindre assimilation du progrès technique ; moins bonne santé et qualité physique de l’ensemble des actifs ; perte en force et en vitesse, en imagination et en énergie vitale[3] ”. Les travaux du Plan et du Conseil d’analyse économique, en 1999, ne vont pas jusque là. Mais ils ne se demandent jamais s’il existe des conséquences positives à l’augmentation de la proportion des personnes âgées. Il faudra bien pourtant le dire, une société dans laquelle la proportion des personnes âgées augmente doit en faire une opportunité et non une menace. Au total, la notion de “ vieillissement ” telle qu’elle est désormais utilisée dans le débat public ne se contente pas simplement de décrire un phénomène démographique. Elle porte en elle un diagnostic pessimiste sur l’avenir de la société. Un glissement de sens s’est opéré, élargissant la notion de “ vieillissement ” à la totalité économique, sociale, culturelle et politique qui deviendrait, elle aussi, vieillissante, c’est-à-dire sans avenir. C. Vivre plus longtemps et en bonne santé : une chance Il faut prendre le contre-pied exact de l’idéologie du “ vieillissement de la population ” et vivre positivement les évolutions démographiques en cours (1). C’est l’âge de la vieillesse qui doit changer (2) tout en tenant compte des disparités sociales (3). 1. Les évolutions démographiques doivent être vécues positivement Les travaux du commissariat au Plan concluent que le pourcentage des sexagénaires va passer de 18,1 % en 1985 à 29,9 % en 2040. Une telle présentation conduit immanquablement à la mise en évidence des difficultés qui découleront d’un effectif toujours croissant de personnes de plus de soixante ans. Implicitement il est admis qu’un sexagénaire de 2040 est comparable à celui des années 1980, qu’il s’agisse de sa capacité d’action, de sa place dans la production des richesses, de son rôle social ou de son état de santé. “ Les conséquences très négatives de telles utilisations des perspectives démographiques résident dans leur caractère non évolutif. L’avenir paraît sans espoir[4] ”. La notion de “ vieillissement ” déforme la réalité. Le phénomène le plus significatif n’est pas un “ vieillissement ” mais un “ rajeunissement ” de la population : nous vivons en effet jeunes de plus en plus vieux (ou plus longtemps) et en bonne santé. N’est-ce pas sur cet aspect qu’il convient d’insister car il est objectivement le plus significatif et il est ,surtout, porteur d’espoir. Il ne faut donc pas laisser transformer ce formidable espoir en menace. Cette évolution démographique est positive, enthousiasmante, et il est navrant de concevoir cette nouvelle aventure humaine en malédiction. 2. C’est l’âge de la vieillesse qui doit changer Le grand apport de Patrice Bourdelais est qu’il propose d’augmenter le seuil de la vieillesse de façon à ce que la population “ ne vieillisse pas vraiment et que la proportion au-delà de cet âge ne s’accroisse pas ou peu ”.
Le résultat est le suivant : on est “ vieux ” à soixante ans en 1985 ; à soixante-trois ans en 2005 et à soixante et onze ans et demi en 2040. Ce type de raisonnement présente deux avantages. Il met d’abord en évidence la non-pertinence de la plupart des commentaires qui accompagnent la publication des projections de population en proposant une démarche inverse, qui n’oublie pas les évolutions possibles hors du champ de la démographie. Il transforme un “ avenir-fatalité en un avenir-potentialité qui favorise le dynamisme plutôt que la résignation ”. 3. Tenir compte des disparités sociales Ce nouvel âge de la vieillesse ne peut cependant être qu’une moyenne et une abstraction. Il faut tenir compte des fortes disparités sociales qui caractérisent le niveau et l’évolution de la mortalité. Au début du XXe siècle, le niveau de mortalité des ouvriers était supérieur de 80 % à celui des patrons, et celui des ouvriers âgés de 50-54 ans était proche de celui des patrons de 60-64 ans. Entre la fin des années 50 et la fin des années 70[5], l’indice de mortalité passe de 12,6 à 9,3 pour les instituteurs, cadres supérieurs et professions libérales, et de 23,9 à 20,9 pour les ouvriers. Au total, 25 % des manœuvres meurent entre trente-cinq et soixante ans, et moins de 10 % dans les autres catégories. A partir d’une série d’indicateurs destinés à mesurer l’âge biologique, on a pu observer qu’un ouvrier de cinquante-trois ans avait 4,5 ans d’âge biologique supplémentaire qu’un cadre supérieur de même âge civil. Les survivants de la classe ouvrière, moins nombreux que ceux des autres catégories sociales, sont aussi, à chaque âge, en moins bonne santé que les survivants des autres catégories. Compte tenu de ces réalités, les propositions d’allongement de la durée des cotisations retraites à quarante deux ans et demi faites par le commissariat au Plan sont abjectes. Une telle politique des retraites est marquée par les origines de ses inspirateurs et promoteurs : la petite et moyenne bourgeoisie intellectuelle de gauche qui se trouve en “ affinité avec les pratiques sociales des couches moyennes salariées[6] ”. Ces catégories sociales, exerçant généralement une activité professionnelle intéressante, savent qu’elles pourront continuer d’être encore longtemps actives une fois à la retraite. Ayant eu la possibilité d’exercer des responsabilités et de prendre des initiatives durant leur carrière professionnelle, la retraite, même plus tardive, s’inscrira dans un continuum d’activités multiples. Il en va tout autrement pour les catégories populaires qui ne croient pas à la possibilité de prolonger une existence normale au cours de la vieillesse. Les ouvriers ne disposent pas des ressources financières, physiques et culturelles leur permettant, dans de nombreux cas, de restructurer leur temps libre. Toute mesure indifférenciée portant sur la durée des cotisations ou l’âge légal du départ à la retraite se traduirait par un nouveau recul social pour les ouvriers.
Conclusion : pas de choc démographique Aucune projection démographique ne fait apparaître de “ choc ”. La notion de “ choc ” n’est qu’un argument de réclame pour justifier la création de fonds de pension. Représentant 15 % de la population en 1995, les personnes âgées de plus de soixante-cinq ans seront, d'après ces prévisions, 16,5 % en 2005 ; 18,7 % en 2015 et 27,1 % en 2040[7]. L’évolution est régulière et ne fait apparaître aucun “ choc ” dans les tendances. Lorsque l’on observe les projections de population pour les plus de soixante ans, l’absence de “ choc ” apparaît avec encore plus de clarté. En 2000, les plus de soixante ans représenteront 20,5 % de la population et 33,7 % en 2050[8]. L’évolution entre 2000 et 2050 est régulière et se situe entre 1 % et 4 % tous les dix ans. C’est entre 2010 et 2020 que la croissance sera la plus élevée avec 4 %. Seul un effet visuel savamment présenté a donné l’impression de ce choc. Les statistiques donnent les années 2015 à 2040 sans fournir de résultats intermédiaires. Évidemment, à ces conditions, l’œil est frappé par le passage de 18,7 % à 27,1 % et ne retient que ces chiffres, sans comprendre que l’évolution se déroule sur vingt-cinq ans. En utilisant le mot “ choc ” pour décrire les évolutions démographiques, les partisans des fonds de pension espèrent frapper l’opinion publique et ne parviennent qu’à brouiller la compréhension des phénomènes en cours. Mais certains – les institutions financières qui ont à vendre des fonds de pension par exemple – n’ont-ils pas intérêt – le leur – à dramatiser la situation ? A tel point que les compagnies d’assurance-vie ont battu des records de chiffre d’affaires ces dernières années… [1] Patrice Bourdelais, L’âge de la vieillesse, Odile Jacob, 1993. [2] P. Bourdelais, op. cit. [3] Conseil économique et social, “ La situation démographique de la France et ses implications économiques et sociales : bilan et perspectives ”, Journal officiel, Avis et rapports du Conseil économique et social, 10 août 1978. [4] P. Bourdelais, op. cit. [5] Guy Desplanques, “ L’inégalité sociale devant la mort ”, Économie et statistique, n° 162, 1984, in P. Bourdelais. [6] Anne-Marie Guillemard, La Vieillesse et l’Etat, Paris, 1980, in P. Bourdelais, op. cit. [7] Retraites et épargne, op. cit. [8] Pour un taux de fécondité de 1,8.
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Président du mouvement Un travail pour chacun Ancien représentant de la Caisse des dépôts aux États-Unis Membre du Conseil scientifique d’ATTAC Voir
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