Pierre Khalfa - Texte paru sur la liste de discussion francophone "Talk" - décembre 1999 | |
A propos de l'épargne salariale
Ce texte fait suite au débat qui a eu lieu au
Conseil scientifique d'ATTAC. Le
débat sur les fonds de pension est entré dans une phase nouvelle. Leur
création avait été présentée comme une solution au problème des
retraites face au "choc démographique". Cette idée, si elle
n'a pas totalement disparue, est aujourd'hui relativisée, ayant mal résistée
au débat contradictoire qui a accompagné la sortie du rapport Charpin.
Il s'agit donc pour nous d'une première victoire sur ce terrain. Mais,
cette victoire partielle a entraîné un déplacement des arguments. Deux
justifications nouvelles sont apparues. Il s'agirait de reprendre le contrôle
des entreprises françaises et de donner des droits nouveaux aux salariés
en leur permettant de devenir actionnaires de leur entreprise. Des projets contradictoires Ces
trois justifications de l'introduction de fonds d'épargne salariale
induisent en fait des projets contradictoires. "Donner
de nouveaux droits aux salariés", leur permettant de faire entendre
leur voix, notamment dans le cas d'OPA sur leur entreprise suppose que le
fonds d'épargne soit constitué d'actions de l'entreprise concernée. Ce
projet est contradictoire avec le fait de constituer un fonds d'épargne
retraite. En effet, un tel fonds devra être diversifié au maximum pour
garantir la sécurité des placements. Il serait constitué, comme cela
est le cas pour les fonds de pension anglo-saxons, non seulement d'actions
de différentes sociétés de nationalité différentes, mais aussi
d'obligations, notamment d'obligations d'Etats des grands pays
industriels. Ces
deux projets sont de plus contradictoires avec un autre objectif fixé aux
fonds d'épargne salariale, celui de reprendre le contrôle des grands
groupes français détenus entre 30 à 40 % par les fonds de pension
anglo-saxons. En effet dans ce cas, ces fonds de pension à la française
devraient être composés uniquement d'actions d'entreprises françaises. Le
caractère contradictoire des raisons poussant à créer des fonds d'épargne
salariale suffirait déjà à disqualifier un tel projet. Il est cependant
utile de rentrer dans le détail de l'argumentation. Une réponse pour l'avenir des retraites ? Ce
point a été déjà très largement abordé dans de nombreuses
publications. On ne fera ici qu'un rappel. Penser
que l'on pourra maintenir sur le moyen et long terme la coexistence entre
la répartition et la capitalisation est totalement illusoire. Les revenus
des deux systèmes ne s'additionnent pas. Les actifs des fonds de pension
sont composés d'obligations et d'actions. Or, un bon rendement des
obligations suppose des taux d'intérêt réels élevés. Ce serait alors
effectuer un choix en faveur de la finance contre la croissance réelle,
laquelle a été durablement tirée vers le bas, justement par l'existence
de ce différentiel entre taux d'intérêt et taux de croissance du
produit national. Une telle politique qui joue contre l'emploi sape les
bases de financement de la répartition. Toute politique économique
favorable à l'emploi aura besoin dans les années à venir d'un
environnement où les taux d'intérêt réels redescendent en dessous du
taux de croissance. Le bon rendement des actions suppose de comprimer la
masse salariale au maximum. Les bons rendements boursiers n'existent
que dans la mesure où les salaires, et donc les retraites, voient leur
pouvoir d'achat contenu. Dans
tous les cas, ce sont les ressources du système par répartition qui en
seront affectées. Son dépérissement est donc inscrit dans la logique de
l'accumulation financière. De
plus, les fonds de pension n'offrent aucune garantie de revenu pour
l'avenir, comme l'a clairement explicité l'OCDE : "A mesure que les membres des générations du baby boom
partiront à la retraite dans 10 à 20 ans, ils auront probablement un
comportement de vendeurs nets au moins pour une partie des titres accumulés
durant leur vie de travail. La génération suivante est de moindre
taille, il existe donc une possibilité
de baisse du prix des titres... il existe donc une
possibilité qu'au moment de la retraite, la génération
du baby boom découvre que le revenu tiré des fonds de pension
est inférieur à ce qui avait été prévu par simple
extrapolation des tendances actuelles" (OCDE
1998). Ainsi, contrairement à ce qui est affirmé par les thuriféraires
des fonds de pensions, ceux-ci sont plus sensibles aux variations démographiques
que la répartition. Reprendre le contrôle des entreprises françaises On
le sait, les fonds de pension anglo-saxons possèdent entre 30 et 40 %
de la capitalisation boursière de la place de Paris. Ils pèsent donc
d'un poids considérable dans les grands groupes cotés en bourse. La création
de fonds de pension français permettrait donc d'opérer un rééquilibrage
et de garder les grandes entreprises sous pavillon français. Tout
d'abord remarquons que, selon une étude récente du CREP, seulement 13,4 %
du capital des sociétés françaises sont détenus par des résidents étrangers,
un ordre de grandeur similaire à celui des autres pays européens. Remarquons
ensuite que la raison de cette situation n'est jamais évoquée. Elle
tient au processus de privatisation des entreprises publiques. Il a offert
des opportunités gigantesques aux investisseurs étrangers qui bénéficient
de plus de dispositions fiscales plus favorables que leurs homologues français.
Ainsi, les mêmes qui n'arrêtent pas de glorifier les bienfaits de la
globalisation et défendent l'impérieuse nécessité de la liberté de
circulation des capitaux, versent maintenant des larmes d'hypocrites sur
une de ses conséquences ! De
plus, des fonds de pension français, comme leurs homologues anglo-saxons,
chercheront à sécuriser leurs investissements en les diversifiant. Ils
investiront en France, mais aussi dans les autres grands pays industriels
et achèteront des actions sur les Bourses étrangères. Leur
capacité à reprendre le contrôle des entreprises concernées en sera
limitée d'autant Au-delà
de la faisabilité de l'opération, c'est surtout son objectif qu'il faut
questionner. Le contrôle par des capitaux nationaux n'a d'intérêt que
s'il induit des possibilités d'intervention publique par exemple en matière
de politique industrielle ou d'orientations sociales. Quel sens cela
peut-il avoir dans le capitalisme mondialisé qui tend à unifier le
comportement des possesseurs de capitaux ? Quel sens cela peut-il avoir
quand le gouvernement français refuse "l'intervention de l'Etat dans
l'économie" ? Du point de vue des salariés, la nationalité du
capital n'a aujourd'hui plus aucune importance. Des fonds de pension français
ne pourraient avoir que le même comportement que des fonds de pension
anglo-saxons : exigence de taux de profit toujours plus élevés avec les
conséquences que l'on connaît en matière de gestion de la main-d'œuvre. Donner de nouveaux droits aux salariés ? Ce
thème est aujourd'hui très en vogue, alimenté par le mouvement de
concentration du capital. Il s'agirait donc à travers la diffusion de
l'actionnariat de faire en sorte que les salariés puissent peser sur les
choix concernant l'avenir de leur entreprise. Il s'agirait aussi à un
moment d'importante valorisation de la Bourse de faire en sorte que les
salariés puissent en bénéficier. Ces fonds d'épargne salariale
seraient gérés en partenariat avec les organisations syndicales. Remarquons
d'abord qu'une telle proposition ne concernera probablement que les salariés
des entreprises cotées, c'est-à-dire une minorité de salariés. Elle
renforcerait donc l'éclatement du salariat, laissant de côté, non
seulement les chômeurs, mais aussi les salariés des entreprises non présentes
en Bourse ainsi que les travailleurs précaires, intérimaires et CDD,
dont le nombre est en fort développement. L'actionnariat
salarié ne peut donc permettre de (re)constituer les salariés en force
collective. Ses mécanismes aggraveraient les inégalités sociales et
renforceraient la tendance à l'individualisme déjà fort présente
aujourd'hui. De
plus, une telle proposition fait fi de l'expérience américaine. La
participation des organisations syndicales à la gestion de ces fonds est
chose faite dans de nombreux cas aux USA sans que cela en change le
comportement prédateur. La présence syndicale dans ces fonds n'a
visiblement pas permis aux salariés américains d'avoir leur mot à dire
sur les méga-fusions en cours. Comment d'ailleurs pourrait-il en être
autrement ? Dans le meilleur des cas, les salariés ne posséderont qu'un
pourcentage minime du capital qui ne leur permettra en aucun cas de
promouvoir une solution qui leur soit propre. Par contre, ils seront
instrumentalisés par la direction de l'entreprise ou tel ou tel
actionnaire. La Société générale, si souvent citée par les partisans
de l'épargne salariale est un exemple frappant d'une telle
instrumentalisation. Une
telle présence syndicale pourrait même avoir des conséquences négatives
sur le rapport qu'entretiennent les organisations syndicales aux salariés.
Le syndicalisme souffre, entre autres maux, d'une faiblesse de son réseau
militant et du caractère trop institutionnel de son intervention. Une
participation syndicale à la gestion de tels fonds ne pourrait
qu'aggraver cette situation. La transformation de nombreux militants en
gestionnaires de fonds est porteuse d'un risque de dérive technocratique
qui éloignerait encore plus le syndicalisme des salariés en renforçant
de façon importante la couche des notables syndicaux. Les
éventuels gestionnaires syndicaux de ces fonds n'auraient d'ailleurs le
choix qu'entre la peste et le choléra : gérer ces fonds au profit des épargnants
de telle manière qu'ils aient des rendements similaires à leurs
homologues anglo-saxons et donc s'attaquer de fait aux salariés qu'ils
sont censés représenter ; tenir compte de l'impact social de leurs décisions
et trahir par là même les intérêts des épargnants dont ils gèrent
les fonds. Néanmoins,
la question des droits nouveaux pour les salariés est tout à fait
pertinente. Mais ce problème n'a pas de solution du côté de la propriété,
ou plutôt il ne peut être résolu qu'en limitant le droit de propriété.
Nous devons clairement affirmer que ceux qui produisent la richesse,
c'est-à-dire les salariés ont collectivement et de ce seul fait au moins
autant de droits sur leur entreprise que les propriétaires du capital :
droit à l'information évidemment, droit au contrôle des décisions,
mais aussi droit d'opposition (par exemple à suspendre les mesures décidées
par la direction ou émettre un veto à leur encontre). Il s'agit donc par
là de poursuivre un combat historique, commencé dès la Révolution française,
celui qui vise à étendre les droits des non propriétaires. |
|