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Fonds de pension, piège à cons ?

Frédéric Lordon, Fonds de pension, piège à cons ? Mirage de la démocratie actionnariale, Raisons d’Agir Editions, Paris, 2000, (126 pages, 30 francs)

Note de lecture proposée par François Chesnais

Dossier: Fonds de pension et épargne salariale
Le Projet de loi Fabius sur l'épargne salariale Derrière l'épargne salariale, les fonds de pension. La finance contre les retraites Les fonds de pension
Epargne salariale : fausses raisons et vrais enjeux  Fonds de pension, piège à cons ? A propos de l'épargne salariale Fonds de pension : L’escroquerie
Ni "vieillissement ni "choc démographique" Répartition - Capitalisation Les fonds de pension, une fausse réponse à une fausse question Contre-attaque sur l'épargne salariale

 

Comme son titre l’indique, ce travail concerne directement la question des retraites, de l’épargne salariale et des fonds de pension. Il intéressera donc les nombreux comités locaux d’ATTAC qui ont engagé des campagnes sur ce terrain. Cependant, le travail de Frédéric Lordon a une portée beaucoup plus large. Il examine les fondements sociaux, le fonctionnement et les fragilités de ce que nous sommes maintenant plusieurs à qualifier de « régime d’accumulation à dominante financière », de « régime d’accumulation financiarisé », ou encore de « régime de croissance patrimonial ». A ce titre, son contenu intéresse de nombreux aspects de l’activité d’ATTAC. Il mérite donc d’être lu par le plus grand nombre possible de militants. Mais parce que le livre, derrière son format trompeur de livre de poche et son style pamphlétaire, est dense dans son écriture et « trapu » dans son analyse, il exigera sans doute de faire l’objet de séances de travail collectives au sein des comités.

C’est en pensant à cette nécessité que j’ai écrit cette note assez substantielle.

Les fondements politiques des « infrastructures du pouvoir de la finance »

Le premier chapitre s’intitule « la gauche et la finance : retour sur une histoire paradoxale ».

Frédéric Lordon y fait deux choses. La première est d’expliquer la nature de l’institution qui fonde la dictature économique et sociale exercée par l’argent accumulé et concentré sur deux plans, comme créancier et comme actionnaire institutionnel, nouveau propriétaire du capital des entreprises. La seconde, qui apparaît dans le titre de ce chapitre, est de rappeler à ceux qui voudraient l’oublier, le rôle que les gouvernements de gauche ont joué, en « alternance » avec ceux de droite, dans le processus de libéralisation et de déréglementation financières qui a conduit à établir cette « dictature » en France.

Si l’on met de côté la propriété privée des moyens de production et de communication entant que telle (dont le capital veut maintenant étendre le champ pour couvrir l’ensemble des résultats de la recherche scientifique, c’est-à-dire absolument tous les moyens de vie de la société), le fondement du pouvoir exorbitant de la finance concentrée (ce que Frédéric Lordon nomme page 8 « ses infrastructures ») se situe dans les marchés de titres « liquides ». Par là, on entend des marchés qui permettent la vente des actifs à tout moment. Ils concernent aussi bien les obligations publiques et les titres de la dette publique que les actions (la « Bourse »). La « liquidité » des marchés a pour fonction de permettre aux investisseurs financiers de placer leurs fonds dans telle ou telle forme de titres tout en étant en mesure de vendre ceux-ci à volonté. Sans l’institution du marché « liquide », il n’y aurait pas moyen pour ceux qui tirent leur richesse d’une activité fondée sur le placement d’argent « oisif », d’entrer et de sortir du marché, de recomposer leur portefeuille, de « prendre leurs bénéfices » quand ils le veulent. Sans « liquidité », on le comprend, il n’y a pas de spéculation possible, donc aucune variété de ces nombreux types de « profit » financier parfaitement parasitaire. 

Des marchés « liquides » supposent la réunion de plusieurs conditions importantes. La première est la libéralisation complète des mouvements de capitaux, la suppression de toutes les autorisations, conditions ou surveillances publiques sur le mouvement des capitaux d’une place financière à une autre, d’un compartiment du marché à un autre. La seconde est la création des mécanismes (par exemple des marchés « dérivés) qui réduisent les risques inhérents à la spéculation. La troisième condition dont la portée est souvent méconnue ou volontairement passée sous silence, c’est que le marché soit suffisamment « alimenté » et qu’il ait un volume de transactions suffisamment important. Il faut qu’il y ait mise sur le marché d’une quantité de titres financiers telle qu’ils peuvent être liquidés à tout moment, ce qui suppose des mécanismes économiques et financiers qui aident à attirer et fidéliser vers une place financière donnée une masse suffisamment grande d’investisseurs. 

Alimenter les marchés, diriger vers eux une masse croissante d’affaires et de liquidités

Cet aspect « taille du marché » est important. Il représente la condition à remplir pour que les investisseurs financiers qui veulent vendre leurs titres trouvent effectivement des preneurs à tout moment. (Plus exactement à tout moment, sauf à celui des crises financières, qui sont marquées notamment par le fait qu’il y a des ventes « à perte » ainsi qu’un dernier carré de détenteurs de titres qui ne parviennent plus à vendre leurs actifs du tout). La « liquidité » dont les spéculateurs ont tant besoin ne peut exister que pour autant que le marché soit constamment irrigué par l’arrivée régulière de nouveaux fonds (d’où la pression du monde de finance, relayé par Bruxelles, pour avoir des fonds de pension en Europe qui prendront le relais des fonds de pension américains lorsqu’arrivés à maturité, ils seront en position de vendeurs nets sur les marchés financiers). La taille du marché détermine aussi le volume des transactions et partant le montant de toutes les commissions et autres sources de revenus des intermédiaires boursiers (que les nouvelles firmes de placement boursier sur le Net cherchent à accaparer. Un marché financier a des appétits ; il existe une logique propre d’institution du marché financier : une fois créé, il faut l’alimenter … quelque en soit le coût pour la société.

Dans le cas de la France, montre Lordon, ces conditions ont été très largement réunies pour le compte des investisseurs financiers, autant français qu’étrangers, par les gouvernements de gauche dirigés par le Parti socialiste, travaillant dans le cadre d’une « alternance » avec les partis conservateurs, alternance totalement harmonieuse sur le plan qui nous concerne ici. Il y a eu la libéralisation des mouvements de capitaux ainsi que la création de marchés dérivés destinés à couvrir les risques (le MATIF en particulier) qui ont reçu les louanges des investisseurs. Mais il y a eu aussi les mesures nécessaires pour faire franchir aux marchés financiers français les seuils de dimension. Ici on sort du domaine « technique » pour entrer dans celui de choix politiques et sociaux qui touche la société française de plein fouet par les modifications qu’ils induisent dans les rapports entre le capital et les salariés de même qu’entre le capital et l’Etat. Il n’y aurait pas eu de « dictature des créanciers », ni de « tyrannie des marchés » sans la décision de financer le budget non par des impôts qui auraient touché le capital et la fortune, mais par des déficits financés par le recours au « marché », c’est-à-dire par l’émission à des conditions très avantageuses de bons du Trésor. La dette publique, avec le transfert vers les investisseurs financiers pendant presque deux décennies de deux à trois pour cent du PIB, a été le prix payé par les salariés pour que la place financière de Paris se hisse au rang de place « attractive ». 

Voici pour le marché obligataire. Pour le marché des actions, ce sont les privatisations des fleurons de l’industrie française, puis des grandes entreprises de service publics (surtout celles riches en technologies grâce au financement public comme France Télécom ou Aérospatial), qui sont venues et qui viennent toujours nourrir la Bourse et en relancer le « dynamisme » par vague ou par tranche successives de vente de titres. Enfin pour que le marché ait le maximum de « liquidité », il faut prendre toutes les mesures pour que « l’épargne française » s’y dirige. Il faut donc contribuer à acclimater une « culture boursière » en France – par exemple, en facilitant la rémunération des cadres par stock-options grâce à une fiscalité permissive, ou encore en favorisant l’apprentissage de la bourse par les lycéens. Mais il faut surtout que des sommes très élevées qui échappent aux marchés financiers, à commencer par les flux financiers du système des retraites par répartition, cessent de leur échapper. Il faut donc créer des fonds de pension et puisqu’il y a résistance, il faut multiplier dans l’immédiat, les systèmes d’épargne salariale pour les couches les plus stables de salariés.

La finance veut transferer tous les risques vers les salariés

Le chapitre deux a pour titre « le pouvoir de la finance en action ». Le pouvoir dont il est question ici est celui que les investisseurs institutionnels -- fonds de pension et de placements financiers, mais aussi grandes banques et sociétés d’assurance -- exercent moins comme créanciers imposant leurs priorités aux gouvernements, qu’en tant qu’actionnaires tout puissants des groupes industriels. La propriété privée des moyens de production n’a pas une seule configuration, pas plus qu’il y a un seul modèle de gestion des entreprises, de détermination du niveau de rentabilité attendu ou d’utilisation des profits à différents usages (investissements en recherche et développement, expansion des capacités de production et d’emploi, distribution de dividendes …). Les critères de gestion des propriétaires actuels du capital sont entièrement financiers. Les gestionnaires des grands fonds de pension et de placement collectifs -- les Fidelity et autres Calpers ou Scottish Widows -- sont jugés sur la performance de leurs portefeuilles, qui résulte d’une combinaison entre la valeur boursière et le rendement trimestriel des titres qu’ils détiennent. Ils exigent donc que l’activité des groupes dont ils détiennent les actions soit tournée vers deux objectifs : le maintien du cours des actions au niveau le plus élevé possible et la maximisation des flux de dividendes. Dans ce second chapitre, Frédéric Lordon nous expose les modalités principales de la nouvelle gestion et il nous en déchiffre le langage : le Return on Equity (le célèbre et déjà sinistre ROE qui doit atteindre au minimum 15 %), le buy-back, les spin off à la suite de fusions, le downsizing …et j’en passe. Il nous expose aussi, pièces en main, les déconvenues que cette nouvelle gestion des groupes industriels a déjà connu aux Etats-Unis. Elles sont l’annonce, la « prémonition » de ce qui attend la France si l’introduction dans ce pays, des rapports entre finance et industrie qui existent là-bas, va à son terme avec la création de fonds de pension « à la française ». Car si les déconvenues américaines ont été masquées par l’avènement miraculeux d’une « nouvelle économie » dopée par l’afflux des liquidités financières du monde entier vers les marchés financiers de New York, Chicago et Los Angeles, dans le cas français leur adoption accélérerait le processus de désindustrialisation déjà engagé. 

Dans son troisième chapitre, « le salariat exposé à tous les risques », Frédéric Lordon décline les conséquences du pouvoir du nouvel actionnariat, ainsi que de la gestion patronale à priorité financière sur la situation des salariés. Ce chapitre montre comment après deux décennies d’attaques répétées des patrons et des gouvernements successifs, c’est sur les salariés que « se concentrent et s’ajustent toutes les tensions » – celles des orientations d’une politique économique conçue pour satisfaire « les marchés », celles des transformations des formes de la concurrence sous l’effet de la libéralisation des échanges et de la délocalisation des firmes, et enfin pour couronner le tout, celles aujourd’hui de la domination des critères de gestion financiers. C’est dans ce chapitre que Lordon développe une analyse dont il résume lui-même les résultats : « non seulement le dégagement de rentabilité exigé par les investisseurs s’effectue par l’éviction des salaires dans le partage de la valeur ajoutée, mais le pouvoir actionnarial est désormais en position de réclamer une sorte de revenu minimum du capital » (souligné par l’auteur). 

Les fondements et le fonctionnement du régime d’accumulation financiarisé supposent que la « masse salariale (soit) la variable d’ajustement du système ». C’est la fonction des politiques de flexibilité et de précarité, qui peuvent être aussi interprétées comme représentant « la tentative d’imposer au facteur travail un équivalent de la propriété de liquidité dont le marché financier dote le capital » (souligné par l’auteur). Une fois le régime d’accumulation financiarisé établi les salaires sont ravalés à la place « de grandeur résiduelle qui était autrefois le propre du profit », mais plus fondamentalement encore « c’est une gigantesque redistribution du risque qui s’opère entre capitalistes et salariés ». Désormais la gestion de l’emploi et des salaires doit permettre « au capital de se défausser du risque sur les salariés ». Lordon nous livre là la clef des politiques patronales, que le MEDEF veut étendre à la protection sociale, au nom de la « responsabililisation » des salariés.

Les fonds de pension et la bulle boursière

C’est dans le chapitre quatre, « une macroéconomie en déséquilibre » que Lordon examine la question si importante, et qui suscite tant d’interrogations, de la vulnérabilité et donc du degré de réversibilité du régime d’accumulation à dominante financière. En prenant ici encore les Etats-Unis comme terrain d’observation privilégié, Lordon concentre son attention sur deux mécanismes ou « enchaînements » macroéconomiques pour lesquels l’influence de la finance est particulièrement directe et forte. Le premier concerne les conséquences des niveaux d’engagement financier élevés des ménages, tant par le biais des revenus boursiers (provenant souvent de participation dans des fonds de placement) que par celui des mécanismes de crédit bancaire à la construction, au logement ou à la consommation, où les prêts sont gagés sur titres. Il s’ensuit une dépendance accrue, devenue très forte dans le cas des Etats-Unis mais qui se développe désormais en France, de la formation de la demande privée à la sphère des marchés financiers. C’est par cette connexion que transiteront très certainement dans l’avenir lune partie des effets de propagation d’un krach boursier sérieux vers la sphère réelle. Or, estime Frédéric Lordon, « un tel krach voit sa probabilité sensiblement réévaluée dès lors que les fonds de pension contribuent à l’entretien d’une bulle chronique, aussi bien en y déversant leurs liquidités qu’en puisant dans la hausse des cours de quoi satisfaire leurs exigences de rentabilité financière ».

C’est là la seconde question traitée par Lordon dans ce chapitre : les causes de la dimension de la bulle boursière comme de sa durée exceptionnelle. C’est sans doute ici et sur cette question, qu’on trouve l’apport analytique ou théorique le plus important du livre. Lordon y présente l’hypothèse que « l’une des caractéristiques les plus profondes de la bulle » est qu’elle a maintenant « cessé d’être une aberration locale, une dérive transitoire, une parenthèse dans le cours d’une dynamique financière autrement raisonnable, pour devenir un caractère permanent du régime d’accumulation financiarisé » (souligné par l’auteur). S’il en est ainsi, dit-il, « c’est parce que la bulle puise les raisons de son prolongement indéfini dans le fait de répondre à une nécessité fonctionnelle de ce régime d’accumulation, et qu’elle offre une résolution, mais en forme de déséquilibre dynamique, à l’une de ses contradictions centrales » (ici c’est moi qui souligne). 

Cette contradiction tient à l’ampleur extraordinaire des ponctions auxquelles la finance prétend aussi bien comme créancier, notamment créancier des Etats, que comme actionnaire, propriétaire d’un type nouveau des entreprises. Pourquoi nouveau ? Parce que évoluant dans le monde totalement fétichisé des marchés financiers, les actionnaires institutionnels et autres financiers qui sont maintenant les propriétaires des entreprises, sont à peu près totalement aveugles sur les réalités de la production et même sur celles de la commercialisation. Utilisant la terminologie de Marx, j’ai exprimé cette contradiction en disant qu’il ne peut y avoir appropriation de la plus-value ou du surtravail sur une longue période que pour autant qu’elle ait pu être préalablement produite, ce qui exige laisser aux firmes de quoi investir, de même que tout entrepreneur sait fort bien que l’extraction et l’appropriation de la plus value rencontre des limites. Recourant au langage de la macroéconomie, Frédéric Lordon exprime la chose en disant « que le pouvoir actionnarial s’est ménagé une position structurale qui lui rend possible d’exiger une norme de rentabilité financière exorbitante (les fameux 15 % de retour sur fonds propres) – et d’ailleurs en constant relèvement. Pareille exigence excède de beaucoup les possibilités objectives de profitabilité d’un grand nombre des activités économiques auxquelles elle s’applique ». 

Réduire les exigences de rentabilité à froid, sans passer par une crise très grave, est impossible. La concurrence que les gestionnaires des fonds de pension et de placements financiers se livrent l’interdit, de même que les normes de performance auxquelles ils sont soumis. La chose est également rendue impossible par la nature intrinsèque du marché boursier dans lequel toute baisse sérieuse et durable des cours est le prélude à leur effondrement. La seule solution est la fuite en avant. Puisque les normes de performance des fonds ne peuvent plus être atteintes à l’aide du seul rendement trimestriel des titres détenus, même s’ils dégagent 15 % ou même 20 %, il faut trouver autre chose. Il faut « passer en total return, c’est-à-dire d’incorporer aux flux de profits tirés de la production les plus-values liées à la dynamique du cours des actifs. C’est donc la dynamique boursière, agrégeant ses performances propres aux dividendes engendrés de l’économie réelle, qui permet que soit servie une norme de rentabilité financière autrement inaccessible ». Et Lordon de poursuivre son explication, dans un langage un peu compliqué pour le commun des mortels, en disant que « la bulle est ainsi l’expression symptomale de la contradiction entre valorisation financière exigée et valorisation économique possible -- la sur-croissance financière comblant l’écart entre rentabilité actionnariale demandée et capacités objectives de profitabilité des actifs économiques sous-jacents ». 

Cette nécessité, suggère Lordon, « est si forte qu’elle emporte la collectivité des investisseurs, qui se donne raison à elle-même d’exiger de tels niveaux de rentabilité … alors même que l’économie réelle est incapable de les soutenir véritablement », de sorte que la bulle continue d’enfler en dépit de tous les avertissements d’Alan Greenspan, reprenant son cours au travers de tous les accidents. L’analyse de Lordon est sous-tendue ici par les travaux d’André Orléan sur ce que ce dernier nomme « le monde clos de l’autoréférentiel », ainsi que sur la capacité des investisseurs financiers à faire des anticipations dans certaines situations qui se réalisent grâce à leur intervention collective. C’est dans les grandes spéculations « réussies » sur les monnaies (réussies pour les spéculateurs mais aux effets économiques désastreux pour les pays qui les subissent) que les investisseurs financiers se sont notamment convaincus de leur pouvoir. Dans le cas de la reprise par la Bourse de Wall Street, entraînant derrière elle toutes les autres, les anticipations collectives « auto-réalisatrices » ont reçu le secours de facteurs objectifs tout à fait concrets, étrangers à toute subjectivité des opérateurs, qui ont exprimé la puissance politique et financière des Etats-Unis ainsi que la détermination du président de la Banque centrale américaine (la Fed) de se précipiter au secours des « marchés ». Ce ne sont pas seulement les fonds de pension et de placement des Etats-Unis qui ont relancé Wall Street vers la hausse, mais les capitaux financiers « oisifs » venant du monde entier, souvent détournés de l’investissement productif et toujours la conséquence de mécanismes « d’épargne » fondés soit sur la répartition inégale du revenu, soit sur le transfert vers les salariés de la « responsabilité » de tenter de se prémunir par la voie d’actifs capitalisés contre les risques de la viellesse. Jamais le solde excédentaire des flux entrants de capitaux aux Etats-Unis n’a atteint des niveaux si élevés que pendant les deux dernières années. Et comment ne pas oublier la manière dont Alan Greenspan a pris en main en octobre 1998, le sauvetage du fonds spéculatif LTCM, endetté à hauteur de 200 milliards de dollars, soit l’équivalent de la dette cumulée des pays du Sud-Est asiatique en crise auxquels on a fait payer si brutalement leurs « excès ». C’est à la même période qu’en contradiction apparente, mais seulement apparente, avec ses avertissements, qu’Alan Greenspan a baissé très fortement les taux bancaires, permettant ainsi une expansion très rapide, puis une véritable explosion du crédit.

Frédéric Lordon a pleinement raison de dire que quelle que soit la force des mécanismes qui dirigent toujours plus d’argent vers Wall Street et qui maintiennent de ce fait aussi le dollar à un niveau extrêmement élevé, « rien ne garantit que la sur-croissance financière puisse ainsi se prolonger indéfiniment (…) l’existence d’une contradiction objective à résoudre entre valorisation économique et valorisation financière n’a pas en soi le pouvoir de faire surgir sa propre résolution pour l’éternité. C’est pourquoi le retour au réel, c’est-à-dire la résorption brutale de l’écart entre les valeurs financières proclamées par la bulle et les valeurs économiques fondamentales est inscrit dans cette dynamique intrinsèquement déséquilibrée ».

Une critique radicale du projet politique derrière les fonds de pension

C’est dans le cinquième chapitre, « les fonds de pension comme projet politique et comme utopie sociale » que le livre de Frédéric Lordon aborde des thèmes et prend un accent qui appellent un appui de la part de l’ensemble des militants d’ATTAC. « On aurait tort, dit l’auteur, de considérer la montée des fonds de pension (…) sous l’espèce d’une pure problématique économique et financière. L’essentiel des enjeux qui leur sont liés est probablement ailleurs et notamment dans le projet politique implicite dont ils sont porteurs ». Il s’agit, montre Lordon, d’un projet à plusieurs volets. Aussi examine-t-il ceux-ci dans toute leur diversité. 

Dans deux sections successives, « la fantasmagorie du ‘socialisme des fonds de pension’ » et « les faux semblants de l’actionnariat salarié », il traite d’abord des projets qui ont pour rêve de dissoudre l’antagonisme du capital et du travail, ou tout au moins de reconstruire un compromis capital/travail solide au moyen de la participation des syndicats à la gestion des fonds de pension des salariés. Celle-ci serait sensée permettre de mieux orienter socialement l’épargne des salariés et même d’influer sur la gestion des groupes. Il y a des variantes conservatrices de ce thème (dont la plus achevée est celle du gourou américain du management Peter Drucker), mais aussi de façon bien plus dangereuse, des variantes « de gauche », notamment françaises dont Lordon démonte soigneusement les sophismes. Il s’appuie sur des articles récents, notamment celui de Catherine Sauviat et Jean-Marie Pernot, paru dans L’année de la régulation 2000, pour rappeler qu’ici encore l’exemple américain permet de mesurer à quel point l’idée que les syndicats pourraient peser ainsi sur le capital financier est démentie par l’expérience. Ici je citerai ces deux chercheurs. A la lumière des interviews qu’ils ont faits avec des syndicalistes et du matériel écrit qu’ils ont rapporté des Etats-Unis, ils considèrent que « le bilan de ce nouvel ‘activisme syndical’ est pour le moins mitigé : si les syndicats (américains) sont parvenus à gagner une légitimité en tant qu’actionnaires et une reconnaissance de la part des autres investisseurs institutionnels, c’est au prix d’un alignement de leurs revendications sur le principe de la maximisation de la valeur actionnariale et d’une incapacité à faire entendre leur voix en tant que représentants des salariés ». Et de conclure que « la logique de rendement et de rentabilité financière qui prévaut sur les marchés financiers est difficilement compatible avec l’amélioration des salaires et des conditions de travail ». 

La section sur « les faux semblants de l’actionnariat salarié » est bien venue. Elle est aussi particulièrement savoureuse, ce qui ne fait qu’augmenter le plaisir de la lire. Frédéric Lordon y déploie brillamment ses talents de polémiste, étrillant avec une joie évidente des personnages bien connus du Parti socialiste ou des milieux financiers. Sur cette question encore, on est vite convaincu que « l’épargne financière constitue un enjeu qui déborde de toute part la technicité des questions économiques pour atteindre aux formes mêmes du lien social. » Le thème de l’actionnariat salarié est d’une grande importance car le miroir aux alouettes de la dissolution ou tout au moins du recul de l’antagonisme du capital et du travail, peut surgir tout autant de « l’épargne salariale » que des « fonds de pension » proprement dits. 

Or c’est bien dans le sens de formes variées d’épargne salariale que le vent souffle aujourd’hui. D’abord pour des raisons politiques. Les syndicats français lui sont moins hostiles, sinon ouvertement acquis. Ensuite pour des raisons économiques. Les patrons français savent fort bien que leurs homologues nord-américains se sont engagés dans le démantèlement de systèmes qu’ils ont mis en place il y a cinquante ans, (en bénéficiant de dégrèvements fiscaux extrêmement généreux), car ces systèmes leur paraissent maintenant à la fois peu utiles et bien trop contraignants. Ainsi que Lucy apRoberts le rappelle dans son travail très documenté sur le système des retraites aux Etats-Unis (voir l’ouvrage signalé en fin d’article), en 1975, 39 % des salariés du secteur privé américain bénéficiaient de régimes complémentaires de retraite ; en 1995, le chiffre était tombé à 23 % et il a encore chuté depuis. Créés pour fidéliser des masses importantes de salariés au moment du boom économique de l’après-guerre, ils supposaient une relation stable entre les entreprises et leur personnel. L’instabilité économique et financière, les délocalisations et la flexibilité permise par les nouvelle technologies y ont mis fin.

Le second grand volet du projet politique qui sous-tend les campagnes en faveur des fonds de pension, est constitué par ce que Lordon nomme « l’utopie d’une nouvelle société de la démocratie actionnariale ». Sous cet intitulé, il examine les positions des gens qui « rêvent d’une société politique entièrement reconstruite autour de la question patrimoniale ». Cette « utopie » (mais ne s’agit-il pas d’une supercherie bien consciente) soutient que les marchés financiers organisent une forme de « suffrage permanent » où sont jugés les entreprises cotées qui sont la substance de notre vie sociale. Pour ceux qui détiennent les titres « l’assemblée générale des actionnaires serait une sorte de « nouvelle agora où l’on délibère de ce qui fait notre destin commun : le devenir de nos actifs ». Lordon montre jusqu’à quels extrêmes peut aller ce projet d’une prétendue démocratie actionnariale, réplique et peut-être substitut de la démocratie politique, avec ses assemblées, son éducation boursière (qui commencerait au lycée ….) destinée à former les citoyens-actionnaires et « son lien social reconstruit autour des intérêts financiers partagés ». Mais ne peuvent en faire partie que ceux qui jouissent des conditions d’emploi et de revenus qui leur permettent aussi de devenir actionnaires. Même ceux-ci apprendront à l’usage où se trouve le vrai pouvoir, et à quel point leur épargne individuelle ne pèse pas lourd. « Dans la société du patrimoine seule compte l’épargne collective concentrée par les grands collecteurs (les sociétés spécialisées de gestion -- Fidelity et les fonds de pension comme Calpers ou Scottish Widows --, les sociétés d’assurance richissimes et de plus en plus puissantes, les très grandes banques), qui sont les véritables détenteurs du pouvoir actionnarial ». C’est la leçon que les petits actionnaires d’Eurotunnel, par exemple, ont appris à leurs dépens, mais tout a été fait pour limiter la portée de leur expérience.

Dans sa conclusion, Lordon invite ses lecteurs à s’atteler au travail politique, critique et prospectif, qui pourrait permettre à la société française de « revenir sur cette grande inversion idéologique qui, transfigurant une gigantesque redistribution du pouvoir de négociation, fait en apparence des libéraux le parti du ‘mouvement’, et des salariés l’incarnation du conservatisme ». Il est nécessaire, dit-il, de « formuler une utopie motrice, de retrouver un horizon de conquête ». Dans l’immédiat, ce n’est sans doute pas une seule mais une pluralité « d’utopies motrices » qu’il faut reconstruire et confronter dans un débat respectueux des positions de tous. Qui peut mieux contribuer à ce travail que les adhérents et les comités locaux d’ATTAC ?

Lectures complémentaires :

· sur la dynamique spécifique du capitalisme contemporain, G. Duménil et D. Lévy (sous la direction de), Le triangle infernal : Crise, mondialisation, financiarisation, Actuel Marx Confrontations, PUF, Paris, 1999 (avec des contributions de S. De Brunhoff, C. Serfati, M. Husson, F. Lordon, F. Chesnais, etc) ; et

F. Chesnais et D. Plihon, Les menaces de la finance mondialisée, Collection des travaux des économistes contre la ‘pensée unique’, Syros-La Découverte, Paris, septembre 2000 (c’est sûr cette fois que ce livre, annoncé plusieurs fois, paraît … !).

· sur les retraites et les fonds de pension, avec une très riche information et une importante analyse critique de la situation des Etats-Unis, Association « Recherche et Régulation », Fonds de pension et « nouveau capitalisme », L’année de la régulation, n°4, 2000, La Découverte, Paris (avec des articles de F. Lordon, C. Sauviat et J.M. Pernot, P.Concialdi, D Béland, etc.) ; et L. Roberts, Les retraites aux Etats-Unis : sécurité sociale et fonds de pension, La Dispute, Paris, 2000