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Nature financière et économique des STN et besoin d’un cadre légal mondial d’accumulation

Domitri Uzunidis
Directeur du Laboratoire Redéploiement Industriel et Innovation, Université du Littoral (Dunkerque, France), www.heb.univ-littoral.fr/rii
Contribution au Séminaire de Céligny organisé par AAJ et CETIM

Publié en collaboration avec le CETIM
Centre Europe Tiers Monde - http://www.cetim.ch/ - http://www.cetim.ch/activ/activfra.htm

 

Introduction

En période de profonds changements économiques, les stratégies de concurrence et de coopération au niveau international des grandes entreprises conditionnent l’évolution des marchés. Les marchés ne peuvent être la référence pour ces entreprises que s’ils sont suffisamment rentables (étendus, diversifiés, solvables) et, autant qu’il se peut, prévisibles.

Sinon les grandes entreprises, qui engagent des capitaux importants dans la production, doivent créer de tels marchés, sous peine de voir fondre leurs activités, et surtout leurs bénéfices. Nous pouvons alors identifier les caractéristiques spécifiques de l’accumulation actuelle à partir de ces stratégies entrepreneuriales d’ouverture et de contrôle de nouveaux marchés mondialisés.

Depuis la fin des années 1970, soutenues par les politiques publiques de libéralisation et de rationalisation des marchés de capitaux, de biens et de services, les entreprises monopolistes des grands pays industriels suivent des stratégies financières, productives et commerciales mondiales. Elles ont, en effet, la possibilité de gérer leurs actifs financiers, industriels, technologiques et, souvent, humains au niveau mondial sachant s’adapter aux règles économiques et politiques nationales qui de leur côté ont tendance à se simplifier et à s’adapter aux attendes des investisseurs internationaux. Une stratégie de profit mondiale est caractérisée par a) l’expansion transfrontalière des activités de l’entreprise et la concentration consécutive de ses fonctions fondamentales en matière d’organisation et de gestion des investissements, des ventes et des finances; b) une croissance fondée sur l’intégration et l’augmentation du patrimoine de l’entreprise obtenues par des nombreuses opérations d’acquisition, de rachat et d’alliances mettant en jeu d’autres entreprises et des institutions; c) l’intégration et l’unification des activités industrielles, financières et commerciales de la grande entreprise au détriment de la cohésion des économies nationales.

Tout constat de mondialisation doit s’appuyer sur une analyse approfondie des changements du cadre juridique et institutionnel de la concurrence et de l’accumulation. La mondialisation et la stratégie mondiale de l’entreprise n’ont pas d’autre sens que celui que lui confèrent les possibilités de lever les obstacles à la réalisation de profits.

Constatant alors que la mondialisation a un sens, celui de débloquer les processus d’accumulation des grandes sociétés originaires des pays riches en toutes sortes de capitaux et potentiels de production, la présentation de la nature économique de cette société ne pourra s’établir en dehors de ses rapports complices et contradictoires avec les institutions nationales et internationales, ainsi qu’avec d’autres entreprises de la même nationalité ou des nationalités différentes.

Cette contribution se déroulera par un jeu de cinq questions auxquelles nous apporterons quelques éléments de réponse:

1/ Le terme société transnationale est-il vraiment adéquat ?
2/ Comment peut-on appréhender la firme mondiale?
3/ Pourquoi la firme mondiale a besoin de règles supranationales?
4/ Quelles sont les conséquences de l’application des règles supranationales?
5/ La mondialisation des firmes est-elle contrôlable?

1/ Le terme société transnationale est-il vraiment adéquat ?

En droit, la transnationalité renvoie à un cadre précis qui consiste à définir le sujet (en l’occurrence la société industrielle, financière, commerciale) par le fait qu’il est régi par des lois promulguées et appliquées par des instances juridiques trans- ou supra- nationales. Ce qui n’est pas le cas pour une entreprise. L’entreprise n’est pas apatride: le siège est soumis aux lois du pays dans lequel l’entreprise est enregistrée; ses filiales et établissements sont soumis aux lois du pays dans lequel sont installés. Une société est forcément nationale en droit; son essence nationale d’acteur de l’économie, est d’ailleurs fonction du pays d’implantation de son centre de décision économique et financière, ainsi que de son propre histoire de naissance et de développement. Même si certains propriétaires de la société, qu’ils soient des personnes morales ou physiques, sont des nationalités différentes, ses relations étroites avec le système économique et politique d’origine lui donnent non seulement son aspect national, mais aussi le droit de faire valoir sa nationalité au niveau international pour exiger à ce qu’ils soient mieux protégés et défendus ses intérêts économiques.

La grande entreprise ayant des activités à travers le monde, est d’autant plus nationale que l’économie internationale se présente comme un ensemble de relations entre centre d’intérêts économiques, politiques et militaires d’inégale puissance. Les rapports antagoniques entre ces centres (Etats et firmes) définissent les structures et les règles des marchés nationaux et internationaux.

Nous préférons alors parler en termes de société mondiale (ou mondialisée) qui en économie désigne l’entreprise nationale issue d’un pays dont l’économie pèse lourd dans les rapports internationaux. Cette entreprise produit, commerce et lève des capitaux dans le monde entier, mais sa logique de fonctionnement et de croissance est enraciné dans le pays dont les gouvernements la soutiennent et défendent ses intérêts. Nous ne sommes pas loin de la conception de F. Braudel (Braudel, 1979) de l’ « économie-monde », ni de celle de M. Beaud (Beaud, 1987) lorsqu’il défend l’idée du « système national /mondial hiérarchisé ».

Pour discuter alors de la société transnationale, il est nécessaire de nous référer à son encrage national économique et, encore plus politique, au sens politique étatique de défense des intérêts nationaux (ex. l’Etat allié et garant des intérêts des industriels et des financiers nationaux lors de signature des accords, conventions et contrats internationaux, bi, pluri ou multilatéraux). Elle est mondiale l’entreprise qui, originaire d’un pays dont l’économie tient une des premières places dans l’ « économie-monde » hiérarchisée, déploie ses activités verticalement et horizontalement en pénétrant les frontières politiques et économiques des systèmes productifs nationaux. Elle contribue ainsi à l’imbrication des économies nationales sous l’égide des « locomotives » de l’ « économie-monde » donnant l’impression que la mondialisation et la transnationalité sont des phénomènes subis (par le pouvoir politique et citoyen), extérieurs des processus économiques nationaux (Uzunidis, 1996-1).

Les chiffres sont très éloquents à ce sujet: selon la Cnuced, on pouvait compter en 19environ 60 000 sociétés mondialisées avec 500 000 filiales qui réalisent 25% de la production mondiale. Elles employaient 6 millions de personnes pour un chiffre d’affaires de 21milliards de $. Sur les 500 plus grandes entreprises de ce type, 219 avaient la nationalité des Etats-Unis; 158, une des nationalité des pays européens; 77, du Japon. Les activités transfrontalières croissantes de ces entreprises sont assez regroupées au sein des économies du haut de la pyramide mondiale : l’Union européenne absorbe 35% des investissements directs internationaux; les Etats-Unis, 32%; les pays en développement 26% (mais 7,5% la Chine seule) (Cnuced, 2000). La distribution inégale des activités internationales des firmes reflète aussi l’inégale répartition des richesses et des capacités de production entre les économies nationales. La hiérarchie est, de nouveau, respectée...

2/ Comment peut-on appréhender la firme mondiale?

Les deux plus grands indicateurs de caractérisation de la firme mondiale (ou mondialisée) sont:

- les coalisions productives et commerciales;
- la financiarisation des actifs et des bénéfices.

a) L’augmentation du nombre des accords de coopération, ainsi que du nombre des fusions et d’acquisitions est un des phénomènes les plus marquants de l’évolution des rapports économiques internationaux. En 1999, le montant des fusions-acquisitions était estimé à 31milliards de $ (contre 2800 en 1998). Si la centralisation par voie directe de la propriété des entreprises est un fait indéniable, la concentration du pouvoir économique s’accentue par la mise en œuvre des stratégies de coopération et d’alliance dans le seul but de restreindre la concurrence, y compris (et peut être avant tout) durant les phases de recherche, de conception et de développement de nouveaux produits et de nouveaux procédés de production (Uzunidis, Boutillier, 1997).

Par accords de coopération de type cartel dans les domaines de la science et de la technologie, par acquisitions, fusions et alliances commerciales les grandes firmes cherchent à accroître leur pouvoir sur les marchés internationaux. Ces stratégies de croissance conjointe modifient actuellement les secteurs des services aux entreprises, de la pharmacie, des technologies de l’information, de l’énergie, des biotechnologies ou encore des banques-assurances. Des réseaux de firmes se forment comme substituts aux simples transactions commerciales entre entreprises indépendantes. Ces réseaux se constituent en tant que remparts contre la fluidité des marchés et des risques que celle-ci suppose. L’économie actuelle se trouve dans une phase de forte concentration et de surplus de capitaux inutilisés. La répartition des revenus de par le monde est tellement inégale que les marchés internationaux ne sont plus extensibles; d’où les investissements massifs en innovation (R&D et utilisation de nouvelles technologies), ce qui accroît le coût de l’investissement et en même temps le risque à ce que le profit ne soit pas à la hauteur de son amortissement (par exemple: internet, téléphonie mobile, vaccins, etc.). Le regroupement des firmes facilite le partage des risques et des coûts et en même temps permet aux plus puissantes d’augmenter leur taille en rachetant des concurrents ou des entreprises innovantes de plus petite taille.

Selon la Cnuced, les deux tiers des échanges technologiques mondiaux ont lieu dans les réseaux internes des firmes. L’information scientifique et technique est l’arme concurrentielle par excellence (Laperche, 1998).

b) Cette stratégie de dimension s’accompagne d’une stratégie axée sur le renforcement du potentiel financier de la firme. Le bénéfice financier vient combler le manque à gagner sur les activités de production et de commerce. Les grandes firmes appliquent des stratégies fines de spéculation (sur les titres obligataires ou de capital) et de diversification de leurs portefeuilles financiers. Elles tirent profit de la marchéisation à court terme de la finance mondiale pour ne pas se trouver à cours de liquidités. Les longues immobilisations de capitaux coûtent en effet cher et comportent de risques en cas de faillite des projets. Mais cette financiarisation des actifs privés alimente la financiarisation de l’économie; elle-même due aux politiques en faveur des Bourses appliquées aux Etats-Unis et plus tard en Europe depuis le début des années 1980 (sinon bien avant avec la « dématérialisation » du dollar au début des années 1970).

Les financiers, essentiellement les banques, assurances, fonds de pension et autres sociétés d’investissement, gèrent aujourd’hui plus de 30 000 milliards de dollars d’actions (contre 000 milliards cinq ans plus tôt), obligations et créances courtes et favorisent de ce fait les procédures de concentration industrielle, tout en appliquant les principes de « gouvernance » sur la gestion et les perspectives de croissance desdites sociétés (OCDE, 2000). Le « gouvernement d’entreprise » désigne la forte implication dans le fonctionnement quotidien d’une grande société des détenteurs institutionnels (financiers) d’une partie importante de son capital. La rentabilité à court et moyen terme du capital engagé par ceux-ci est le critère le plus courant d’évaluation du président et de la technostructure qui détiennent le pouvoir décisionnel dans cette société.

La firme mondiale se caractérise alors par la possession de nombreux actifs financiers et productifs dans différents pays, mais aussi par la facilité dont elle gère ces actifs à travers le monde:

- elle fait voyager ses unités de production, de commercialisation et d’administration des pays où les coûts salariaux, fiscaux, financiers et réglementaires sont élevés vers les pays qui appliquent des politiques sociales, fiscales et financières favorables au profit et au bénéfice financier;
- elle installe ses activités d’innovation dans les pays à fort potentiel scientifique et technique;
- elle lève de capitaux et elle spécule sur n’importe quel marché financier.

Mais ces objectifs ne peuvent se réaliser sans le soutien ou la complicité des Etats.

3/ Pourquoi la firme mondiale a besoin de règles supranationales?

Nous commencerons par donner notre définition du terme « mondialisation » pour mieux comprendre ce qui suit. La « mondialisation » désigne aussi bien la forte intégration des économies nationales dans les flux internationaux de capitaux et de marchandises, que l’instauration par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et le Fonds monétaire international (FMI) d’un ensemble de règles assurant la liberté d’action transfrontalière des firmes, des banques et autres institutions financières nationales en manque d’opportunités de réalisation de profits et de bénéfices. L’orientation des tentatives d’organisation des rapports économiques internationaux par ces institutions intergouvernementales peut être comprise en référence aux obstacles à l’accumulation dressés dans les années 1970 dans les grandes économies.

La crise de la grande production et de la consommation indifférenciée de masse date de la fin des années 1960. L’affaiblissement de la rentabilité des investissements, due conjointement à la saturation d’une demande croissante en biens de consommation qui a suivi la reconstruction des économies après la deuxième guerre mondiale et à l’augmentation des coûts sociaux qui a résulté de la pression populaire pour une amélioration général du niveau et de la qualité de vie, a nourri l’inflation, mais il a donné aussi un coup de pousse à l’internationalisation des marchés, des investissements directs et de la finance. La grande entreprise a, en effet, cherché via l’étranger à ouvrir des nouveaux marchés et à réduire ses coûts. Le désordre monétaire, le développement des marchés d’eurodevises ou encore les exigences des pays en développement en matière d’un véritable transfert de ressources du Nord vers le Sud ont inquiété les gouvernements des pays riches, surtout ceux des Etats-Unis (première puissance économique et monétaire) (Brzezinski, 1997). Les politiques libérales restrictives, monétaires et budgétaires que les Etats des pays industriels ont appliqué progressivement depuis la seconde moitié des années 1970 avaient trois grands objectifs: a) lutter contre l’inflation qui gangrenait leurs économies; b) couper les branches mortes et coûteuses de leurs économies (industries lourdes et minières, industries de construction, et même certains services publics,…); c) freiner l’émergence d’entreprises concurrentes dans certains pays en industrialisation rapide du Tiers Monde. Ces trois objectifs ne pouvaient se réaliser que dans le cadre d’une économie ouverte. Les leçons de la crise des années 1930 ont été tirées…

Le premier souci, en effet, des gouvernements des grands pays industriels est que les économies de leurs d’entrent pas dans un cercle vicieux de déflation et de faillites (avec tous les problèmes sociaux et politiques qui peuvent en découler); les surcapacités structurelles de production et les excédents de capitaux constitués ne doivent plus empêcher le fonctionnement du système. Ils utilisent alors deux moyens qui permettent non seulement d’éviter la banqueroute, mais aussi de protéger et d’accroître les fortunes personnels des industriels et autres financiers qui font tourner la machine politique. Ces moyens sont: la réglementation et la monnaie.

- Les facilités réglementaires comprennent la garantie des dettes, les plans d’ajustement, l’affaiblissement jusqu’à la suppression des barrières douanières, le traitement national des entreprises étrangères, etc.

- La monétisation comprend la privatisation de la finance, la suppression des obstacles à la circulation des capitaux, la marchéisation des créances, l’officialisation des opérations off-shore, etc.

La réduction des obstacles aux échanges et à l’accès aux sources d’épargne (banques, bourses, subventions) bénéficient en priorité aux firmes de grande taille qui de ce fait deviennent mondiales. Depuis deux décennies nous assistons donc à un double mouvement d’apparence contradictoire: d’une part, les gouvernements des pays industriels ont suivi des politiques visant à desserrer la contrainte financière qui pesait sur les grandes entreprises qui avaient déjà de ramifications internationales; ce qui a libéré les capitaux en dévalorisant les moins rentables et a permis le lancement de grandes vagues d’innovation (dans les communications, l’énergie, ou la pharmacie) et a renforcé les positions stratégiques des grandes sociétés industrielles et financières dans le monde. D’autre part, ces sociétés ont tiré profit de cette libéralisation des marchés mondiaux pour mettre en place des stratégies de concurrence et d’investissement globales; ce qui a renforcé l’imbrication des économies nationales et a donné son aspect mondial à la réalisation de profits. Mais le bon fonctionnement de ce système d’imbrication des économies et des marchés de produits et de capitaux nationaux dépend d’une définition adéquate de règles. Nous assistons aujourd’hui à la constitution d’un cadre légal mondial d’accumulation.

Par cadre légal mondial d’accumulation nous entendons la formulation de façon explicite d’un ensemble cohérent de règles en vue d’organiser les activités économiques publiques et privées au niveau mondial sans discrimination apparente et sans traitement préférentiel. Ces règles peuvent être nouvelles, par exemple le respect par tous les pays de la libre circulation des capitaux ou anciennes, mais couramment appliquées par voie coutumière et/ou bilatérale par les pays économiquement alliés, par exemple, l’application de la clause de la nation la plus favorisée aux investissements étrangers.

Ce cadre légal est aussi mondial dans la mesure où il attribue un statut juridique inaliénable aux acteurs économiques dont l’activité dépasse les frontières strictes d’une économie nationale. L’organisation des activités économiques transfrontalières n’est possible que si la firme internationale se dote d’un statut juridique, c’est-à-dire d’un statut de reconnaissance à part entière qui lui confère des droits et des obligations dans n’importe quel pays pourvu que ces droits et obligations soient identiques d’un pays à l’autre. Il est ainsi avec le cadre d’attribution de crédits aux pays défini par le FMI et progressivement avec les accords générales sur le commerce et les taxes (le GATT) qui disposent désormais sa propre institution, l’Organisation mondiale du commerce (l’OMC). Mais quel type de pratiques officialise ce cadre légal mondial d’accumulation? Les économies nationales du monde entier étant inégalement industrialisées et marchéisées, peuvent-elles toutes s’adapter au statut de la firme mondiale?

4/ Quelles sont les conséquences de l’application des règles supranationales?

Les économies nationales ne sont pas uniformément développées et le pouvoir économique des grandes entreprises des pays industriels et le pouvoir politique de leurs Etats ne sont pas les mêmes que ceux des pays à plus faible potentiel industriel, technologique, financier et militaire. L’économie internationale est une anomalie, si l’on écoute les théoriciens adeptes du libre-échange (Krugman, 1998). Il est alors tout à fait normal à ce que les règles du droit international émanent des pays les plus riches et qui correspondent à leurs préoccupations.

C’est le cas de l’Accord proposé sur la reconnaissance multilatérale des investissements internationaux (l’AMI). L’objectif de cet accord ajourné, mais qui progressivement s’applique dans les faits, prévoit des dispositifs clairs en matière de règlement des différends entre Etats et firmes mondiales:

a) les définitions retenues pour l’investissement et l’investisseur sont larges: biens corporels et incorporels, investissements directs et de portefeuille;

b) les principes de non discrimination et de traitement national sont les clés de voûte de ce type d’accord. Ceci suppose l’ouverture aux grandes firmes mondiales du capital des entreprises nationales privatisées ou protégées et des marchés et des services publics;

c) un dispositif d’arbitrage est prévu en cas de différends entre Etats et entre firmes et Etats: les grandes sociétés pourront traduire en justice les Etats qui empêchent unilatéralement leurs activités;

d) les parties sensibles de l’économie peuvent déroger à la règle de la libre entrée-sortie des capitaux à condition qu’il soit prouver qu’elles sont stratégiques ou de première urgence pour l’Etat et l’économie en question (catastrophe naturelle, secteur militaire,…).

Dans ce contexte d’établissement des règles supranationales, il est clair que tous les pays doivent réviser leurs lois et constitutions pour rendre compatibles leurs systèmes juridiques avec le droit international qui se profile. Ce qui pose de problèmes aux politiques économiques et sociales de tous les pays et surtout des pays à économies fragiles. La législation nationale n’étant plus qu’un cadre d’application des lois supranationales, une grande partie de l’économie nationale échappe de plus en plus au contrôle des gouvernements, qui dans des conditions normales sont démocratiquement élus pour apporter des réponses aux questions bien nationales (CETIM, 1998; Michiels, Uzunidis, 1999).

Avec la libéralisation multilatérale des investissements, les firmes mondiales ont tendance à s’approprier les marchés nationaux avec des grands potentiels de profit, laissant aux nationaux le choix, soit de s’allier en apportant des capitaux frais, soit de se cantonner dans des activités peu rentables. Les Etats hôtes ont de moins en moins la capacité d’orienter les investissement étrangers et l’épargne nationale vers les secteurs porteurs de croissance et de cohésion de l’espace économique national. Ce qui contribue à renforcer les déséquilibres et les injustices économiques entre les pays et à l’intérieur de ceux-ci.

L’absence de contrôle et d’encadrement des investissements et des capitaux étrangers hypothèque les structures productives des pays en développement, aussi bien celles qui ont été mises en place dans les décennies passées grâce à des efforts locaux de négociation et d’absorption de quelques technologies capitalistiques que celles fondées sur les petites activités traditionnelles et artisanales de survie. Les premières sont condamnées parce que inaptes à affronter la concurrence des sociétés mondialisées; les secondes ne pourront jamais générer les revenus nécessaires pour nourrir une population en forte croissance. Le problème devient alors politique…

5/ La mondialisation des firmes est-elle contrôlable?

La réponse à cette question peut paraître surprenante: tout dépend de la volonté politique des gouvernements et des buts poursuivis. La constitution du cadre légal mondial d’accumulation est un processus progressif qui cristallise les conflits d’intérêt entre les économies nationales (essentiellement les plus puissantes) et l’administration des divergences de perspectives entre grandes et petites économies, mais qui valide aussi le choix des gouvernements en matière économique et politique: asseoir et légitimer, non seulement le pouvoir économique des grandes sociétés et des grandes fortunes privées, mais aussi leur pouvoir politique. Le contrôle de la « mondialisation » est ainsi assuré, d’autant mieux que ce cadre légal se réalise par petites touches successives qui englobent un nombre croissant de pays.

Les mouvements de protestation, de pression et de conflit économique entre pays industriels (et plus particulièrement entre l’Europe et les Etats-Unis) ont donné naissance à des regroupements régionaux (l’Union Européenne ici; l’ALENA et bientôt le marché commun des Amériques là-bas, sans oublier la Coopération économique des pays d’Asie-Pacifique, l’APEC, ou le Partenariat Transatlantique). Ces regroupements régionaux (plus ou moins complexes) sont des espaces d’expérimentation de la mondialisation et de l’officialisation de la firme mondiale comme principal acteur économique et financier. De toute façon, l’intégration régionale en Europe ou en Amérique est soumise aux mêmes conditions libérales et financières que celles prévues par l’OMC ou le FMI. Une petite ou grande économie qui adhère dans une union économique (voir le traité de Maastricht) doit respecter les mêmes règles draconiennes d’austérité budgétaire et monétaire, de financiarisation, de privatisation et de concurrence prônées et imposées par le FMI. Idem pour l’ALENA. Ces politiques rassurent et facilitent le fonctionnement des firmes mondiales en concentrant encore plus les fortunes individuelles.

Ce contrôle politique de la « mondialisation » devient aisé du fait que les entreprises dites nationales, au sens économique du terme, tirent leurs activités, et même trouvent leur raison d’être, par le fonctionnement des firmes mondiales.

D’un autre côté, les logiques de régulation étatiques sont de plus en plus dépendantes des contraintes extérieures: les politiques budgétaires, monétaires et sociales sont limitées par les indicateurs financiers de compétitivité (déficits, inflation, taux d’intérêt…). De plus, les Etats au niveau national ou régional cherchent à attirer ou à garder les entreprises mondiales (facilités aux embauches et licenciements, subventions, aides fiscales…). Toutes ces politiques s’adressent d’abord aux firmes mondiales. Les petites entreprises nationales, si elles sont innovantes sont orientées vers l’intégration des espaces de contrôle économique des grandes firmes; si elles sont de faible intérêt pour les grandes firmes, elles prennent le relais des Etats assurant une partie croissante de ses fonctions sociales: services aux personnes, petit commerce et artisanat, assistanat social, etc. (Boutillier, Uzunidis, 1999).

Si nous militons pour freiner ou renverser la « mondialisation » le risque est grand. Les sociétés se retournerons alors vers ce qui ont enregistré dans leurs mémoires collectives et qui est le plus commode à faire ressortir. Nous verrons alors s’instituer comme réponse le nationalisme, la xénophobie, l’intégrisme religieux ou culturel, etc.

La logique, par contre, de la mondialisation peut-être modifiée. En Europe nous voyons actuellement émerger un statut particulier appliqué aux entreprises européennes. Il s’agit du statut de l’entreprise européenne qui rend moins opaque le fonctionnement de l’entreprise et qui, nous pouvons le penser, permettra à terme de mieux contrôler ses activités. Peut-on appliquer un tel statut à la société mondiale? Essayons de l’imaginer en reprenant quelques points qui nous paraissent intéressants et en y ajoutant quelques clauses impératives:

a) La société mondiale sera définie (comme le fait déjà la Cnuced) comme une société dont la maison mère contrôle au moins 10% du capital d’entreprises affiliées situées en dehors du pays de son installation.

b) Elle sera enregistrée dans l’Etat où se trouve leur siège administratif, mais elles peuvent transférer leur siège d’un Etat à un autre selon une procédure publique.

c) Elle sera imposée selon le droit fiscal du pays dans lequel elle sera enregistrée, mais ses filiales et établissements dans les autres pays seront imposés sur leurs bénéfices (ce qui limite leur rapatriement).

d) Le droit de travail sera celui du pays dans lequel l’entreprise ou ses filiales sont implantées, mais les normes protégeant le travailleur et sa liberté d’expression seront adoptées par tous les pays.

e) Les salariés doivent être présents (par les syndicats) dans les conseils de direction (CA ou conseil de surveillance), leur revendications doivent être prises en compte.

Mais ces arrangements juridiques constituent-ils des réponses suffisantes à la question du contrôle des entreprises mondiales?

Conclusion

La société mondiale ou mondialisée, originaire des pays à fort potentiel scientifique, technologique, militaire, économique et financier, a besoin de certaines règles internationales respectées par tous les Etats et sanctionnant les déviants. Dans un monde où les besoins solvables ne sont plus en mesure d’amortir les capitaux engagés, la concentration des patrimoines privés est une impérieuse nécessité pour la survie du modèle de l’économie de marché. C’est ainsi que devient possible le renouvellement des marchandises, des structures de production et des opportunités de profit. Les grandes entreprises, appuyées sur le grossissement de la finance, se reproduisent en se concentrant et en imposant leurs choix et leurs visions aux gouvernements.

L’Etat, nous dit-on, s’affaiblit (Derber, 1998). Tout dépend de l’Etat et des objectifs économiques, sociaux et politiques qu’il se fixe. Mais il est vrai aussi que la plupart des pays en développement souffre d’un manque chronique de projets et d’objectifs plus lié à leurs propres faiblesses politiques, institutionnels et économiques qu’à la supposée « mondialisation ». Un projet de développement implique le renoncement aux politiques de positionnement dans la hiérarchie économique mondiale définie par les rapports de forces inégales entre systèmes économiques et militaires nationaux. Il implique aussi la formulation et la mise en œuvre d’une politique de développement concertée entre pays qui ont les mêmes problèmes d’organisation et d’administration des activités économiques. Il exige enfin le respect de la part des acteurs publiques et privés de l’économie mondiale d’un programme de développement fondé sur une autre norme que celle imposée par le marché: équité économique, solidarité, satisfaction des besoins économiques fondamentaux de l’individu comme condition nécessaire à l’application sans restriction des Droits de l’Homme. Un tel programme concerne aussi les populations des pays riches, d’autant que celles-ci sont souvent troublées par les performances de la société mondiale.

Respect, dignité, volonté… des mots dont le sens qu’on leur donne dépend de l’argumentaire utilisé. La faisabilité et l’opérationalité du programme et de la norme alternative au tout marché sont autant nécessaires que les supposées tentatives de surveillance et de contrôle des activités des grandes entreprises et des flux de biens, de services et de capitaux qu’elles génèrent.

L’esquisse d’un autre cadre légal mondial d’accumulation et de répartition ne peut convaincre que si les tribunes et les institutions de l’ONU retrouvent leurs aspirations (et passions) politiques de défense et de promotion de l’intérêt commun face à l’intérêt particulier et de la démarche collective face au « court-termisme » de l’intérêt économique privé.

Références

BEAUD, M. (1987) Le système national mondial hiérarchisé, Agalma, La Découverte, Paris.

BOUTILLIER, S., UZUNIDIS, D. (1999) La légende de l’entrepreneur, Alternatives économiques, Syros, Paris.

BRAUDEL, F. (1979) Civilisation matérielle, économie et capitalisme, A. Colin, Paris.

BRZEZINSKI, Z. (1997) Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde (trad.), Bayard, Paris.

CETIM (Centre Europe-Tiers Monde) (1998) Accord multilatéral sur l’investissement, Genève.

CNUCED, (2000) World Invest Report, Genève.

DERBER, C. (1998) Corporation Nation, St Martin Press, Boston.

KRUGMAN, P. (1998) La mondialisation n’est pas coupable (trad.), La Découverte, Paris.

LAPERCHE, B. (1998) La firme et l’information, Economie et Innovation, L’Harmattan, Paris.

MICHIELS, J-P., UZUNIDIS, D. (1999) Mondialisation et Citoyenneté, Economie et Innovation, L’Harmattan, Paris.

OCDE, (2000) Investisseurs institutionnels, annuaire statistique, Paris.

UZUNIDIS, D. (1996-1) Mondialisation , intégration et normalisation du progrès technique. A propos de l’interactivité des stratégies des firmes et des Etats et de la configuration actuelle de l’économie mondiale, Innovations. Cahiers d’Economie de l’Innovation, n°3, Paris.

UZUNIDIS, D., BOUTILLIER, S. (1997), Le travail bradé. Automatisation, mondialisation, flexibilité, Economie et Innovation, L’Harmattan, Paris.


Séminaire de travail: 
Les activités des sociétés transnationales et la nécessité de leur encadrement juridique
Céligny, Genève, 4-5 mai 2001.
Edition : CETIM/AAJ

 

Association - Economie - Mondialisation - Propositions
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20/08/01