Attacbouton.jpg (1599 bytes)

Chartes éthiques et code de bonne conduite

Pierre Lascoumes
Directeur de recherche au CNRS, Groupe d’analyse des politiques publiques (GAPP/UPR 268), Paris, France
Contribution au Séminaire de Céligny organisé par AAJ et CETIM

Publié en collaboration avec le CETIM
Centre Europe Tiers Monde - http://www.cetim.ch/ - http://www.cetim.ch/activ/activfra.htm

 

Chartes éthiques et code de bonne conduite en matière de délinquance économique et financière: au-delà ou en deçà du droit?

En particulier en matière économique, toute régulation et toute transformation des cadres d’action légitimes ne peuvent être réalisés indépendamment des acteurs privés. La mode actuelle des principes de « corporate governance » dans les entreprises s’accompagne le plus souvent de la réalisation d’un code de "bonnes pratiques" au sein de l'entreprise concernée.

Les raisonnements libéraux vont plus loin en considérant que l’essentiel des normes applicables aux acteurs économiques devrait reposer sur des régulations élaborées par des entreprises ou des organismes professionnels. Chaque sous-système social étant créateur de son ordre, c’est à ce niveau qu’il conviendrait d’agir principalement. Et la puissance publique devrait laisser agir en n’intervenant, éventuellement, qu’en fin de processus pour valider et étendre ces régulations privées.

I - La réflexion normative contemporaine a dépassé ce clivage simpliste entre régulations publiques et privées pour s’attacher aux articulations et aux effets réciproques des différentes formes régulatrices, internes, collectives et publiques. Cependant l’observation des pratiques montre que plus l’acteur économique concerné est doté de puissance financière et sociale, plus sa capacité à maîtriser les règlent qui le concernent est importante (1) . Ce premier niveau normatif est fondamental. Et un des principaux indicateurs du pouvoir social est certainement la capacité de l’acteur à s’auto-normer, c’est à dire sa capacité à choisir, ou à négocier son propre cadre d’action afin de réduire au maximum les incertitudes. Les stratégies internes de toutes les grandes sociétés transnationales illustrent parfaitement ce mouvement auto-normatif.

Mais les acteurs économiques ne sont pas atomisés. Plus que les autres acteurs sociaux, ils opèrent dans des réseaux, sur des marchés et au sein de secteurs professionnels bien structurés. Le deuxième niveau de régulation se situe dans ce qui était autrefois les « communautés de marchands » assurant l’entraide autant que la discipline professionnelle. Ce sont aujourd’hui les syndicats et associations professionnelles qui remplissent ce rôle.

Depuis les premières compagnies de marchands, les « guildes » et « hanses » du Moyen-Age, les organisations professionnelles économiques ont compris que la meilleure défense normative était l’attaque. Et que plus elles prendraient d’initiative dans la régulation de leurs pratiques professionnelles, moins elles auraient à subir des contraintes qu’elles n’auraient pas choisi ou du moins amplement maîtrisé. D’où la réalisation de codes de conduite modèles destinés à être repris et adaptés par les membres.

II- Mais les régulations professionnelles n’évoluent pas selon des lois spontanées, elles trouvent souvent leurs sources dans des situations de tensions particulières ou de crise.

Le scandale Loockheed au début des années 70 a servi de révélateur à l’importance des activités de corruption pour la conquête de marchés étrangers. Mais ces pratiques moralement réprouvées n’étaient pas, alors, juridiquement sanctionnables dans le pays dont relevait l’entreprise et seulement dans le pays où se réalisait l’acte corrompu. Il est certain que le versement de 7 Millions de $ au parti conservateur japonais, n’aurait pas suscité un tel débat public, si la contribution d’une entreprise US au réarmement japonais n’avait pas été contraire avec la politique étrangère US de l’époque.

L’enquête parlementaire qui suivit cette affaire élargit le problème. Elle montra la fréquence de ces pratiques chez les grands exportateurs, Boeing reconnut le versement de 70M$ entre 70 et 76 pour la vente de ces avions. L’industrie de l’armement fut également mise en cause pour corruption, mais aussi pour les relations de connivence entretenues avec des fonctionnaires du Pentagone. La loi de 1977, « the Foreign Corrupt Practices Act » (FCPA) est la résultante directe de cette affaire politique.

Deux mouvements se sont conjuguès depuis pour favoriser la multiplication des « codes de bonnes pratiques »

- Tout d’abord, un certain nombre de grandes entreprises US (et la plupart des transnationales) voulurent asseoir l’image publique de leur société sur la probité.

L’engagement, des dirigeants, des cadres et parfois de tout le personnel, à respecter un ensemble de principes juridiques et moraux fut utilisé à la fois comme un système de management interne et comme un important outil de communication extérieur vers les consommateurs et les actionnaires. IBM a été par exemple la première grande entreprise à forger son image publique sur un certain rigorisme moral. D’autres entreprises dont les activités avaient été critiquées, en particulier dans les pays en développement, comme United Fruit et Nestlé firent de grands actes de résipiscence publique, en proclamant , à l’occasion de l’adoption de « code de conduite » leur abandon du mal et leur entrée dans le bien.

Les organisations patronales ont créé le « Business Conduct Guideliness Committee » qui regroupe les représentants des 200 principales entreprises US. Son rôle est d’aider à la réalisation de guide de conduite et à centraliser l’information en la matière.

Cette mobilisation interne aux grandes entreprises fut renforcée par celle de différents organismes. Le premier à réagir fut l’OCDE qui en 1976 promulga un code intitulé « Principes directeurs à l’intention des entreprises multinationales » qui fixe des principes directeurs dans différents domaines (concurrence, politique sociale, fiscalité) et prohibe une série de comportements (paiements illicites, discrimination commerciale, ententes, refus d’information). Le BIT puis l’ONU fixèrent également des principes de référence.

A l’action de ces grands organismes s’ajoute celle d’organismes plus techniques en particulier les experts comptables. Entre 1978 et 1980 leur organisation nationale « American Institute of Certified Public Accountants » AICPA développa des standards de contrôle qui obligeaient les entreprises à faire apparaître explicitement les montants versés pour l’achat de marchés ou pour la constitution de réserves à l’étranger. La commission de contrôle des marchés boursiers (Security Exchange Commission) se positionna dans le même sens. D’autres organismes professionnels en matière de comptabilité et de conseil financier agirent dans le même sens.

Ainsi fut mise en place une « commission nationale de révélation des versements frauduleux » (National Commission on fraudulent financial reporting) connue sous le nom de Treadway Commission. Elle recense les situations comptables problématiques, conseille les professionnels de l’expertise comptable, incite au renforcement des contrôles internes aux entreprises et réalise des enquêtes sur la mise en œuvre de ses recommandations. Le mouvement s’est étendu à tout le monde anglo-saxon. En Grande Bretagne des démarches du même type ont eu lieu. Le rapport Cadbury publié en 1992 propose un modèle de code définissant un ensemble de bonnes pratiques de "corporate governance" et qui fait une série de recommandations sur les conditions de sa mise en œuvre.

Enfin, cette dynamique a également essaimé plus loin, vers des acteurs qui n’avaient pas d’intérêt aussi direct au développement de cette auto-surveillance. Un des exemples les plus récents que j’ai trouvé est le Code de conduite réalisé par la FIDIC (fédération internationale des ingénieurs conseils) qui concerne 20 000 entreprises dans le monde. Désireux d’agir dans le sens d’une moralisation des appels d’offre internationaux et des conditions de passation des marchés publics en particulier dans les PED, ils ont réalisé en 1996 une charte devant inciter ces professionnels à des comportements intègres. La FIDIC a également pour cible la Banque Mondiale et exerce des pressions pour une meilleure transparence financière des prêts et de leurs usages. Enfin, des ONG comme Transparency International (2) qui mise sur l’information des professionnels pour réduire les pratiques frauduleuses des entreprises et des Etats dans les échanges internationaux, plaide aussi pour la réalisation « d’îlots d’intégrité » qui passe par la réalisation de « code de conduite ».

L’importance de ce mouvement international vient confirmer le poids de la « coutume commerciale » et le rôle décisif des très grandes entreprises et des organismes professionnels dans l’élaboration des normes de régulation. Outre la question des effets de ces codes, une autre question se pose: dans quelle mesure ces codes sont-ils en relation avec les réglementations publiques? En sont-ils une simple traduction ou vont-ils au-delà et en sont-ils aussi une anticipation?

III – Pour répondre à ces questions il faut examiner le contenu de ces activités d’auto-régulation professionnelle et les problèmes posés par leur mise en œuvre. Les résultats de travaux encore peu nombreux permettent cependant de tracer quelques jalons pour la réflexion. En particulier deux études réalisées à près de vingt ans d’intervalle (1982-2000) permettent d’avoir un regard rétrospectif sur les éventuelles évolutions. Sous différents angles ces travaux conduisent à s’interroger sur la portée normative de ces documents.

Une étude US publiée en 1982 fait l’analyse de 250 Codes (3) : - la démarche apparaît autant une action de pure communication, qu’une initiative à visée normative: 41% des documents ne constituent pas à proprement parler des codes de conduite professionnelle (lettres, brochure de présentation de l’entreprise, extraits de rapport d’activité, discours de dirigeants) ; les 59% exploitables émanent des « major companies », des leaders des grands secteurs industriels et financiers. Les dix principales banques US y figurent.

- Les objectifs principaux affichés sont surtout la préservation de l’image de marque de l’entreprise (64%), puis le respect de l’autorité interne (50%), enfin la prise en compte des erreurs passées et l’amélioration des prises de décision (45%). Le respect des réglementations en vigueur ne figure que dans le tiers des cas.

- Les normes portent en interne sur la loyauté réciproque de l’entreprise et des salariés, sur le respect des procédures et sur les obligations de révéler les pratiques anormales.

- En externe les normes portent sur la sincérité des relations avec les autorités administratives (la question de la corruption n’était pas à l’époque systématiquement évoquée). Des principes du même type existent pour les relations avec les fournisseurs et les consommateurs.

- Enfin, les trois quarts de ces codes s’attachent à définir des règles de sanction pour la violation des clauses. Mais ils sont tous beaucoup plus précis dans la désignation des autorités de contrôle internes et dans les procédures de leur saisine que dans la définition des sanctions encourues.

Ceux qui ont analysé ces codes relèvent de façon générale l’imprécision des normes de conduite qui se ramènent souvent à des déclarations d’intention, dont la sanction demeure très floue.

L’étude menée vingt ans plus tard par K. Gordon et M. Miyake dans le cadre de l’OCDE ne débouche pas sur des conclusions radicalement différentes (4) . Son objectif est l’analyse du traitement de la corruption dans les marchés internationaux par l’intermédiaire des codes de conduite. Ces auteurs ont rassemblé 246 codes dont 118 proviennent de grandes entreprises agissant au plan international (le reste du corpus est formé de modèles de code élaborés par des organisations professionnelles ou des ONG). Ils soulignent les points suivants: - les codes réalisés par les entreprises s’inscrivent dans leur politique interne de mobilisation du personnel, de renforcement de leur système de gestion, et de communication. Les dispositions portent par ordre décroissant sur des questions: de relations sociales internes à l’entreprise, de relations avec les consommateurs et sous-traitants, d’environnement, de probité.

- Le contenu des dispositions paraît avoir un contenu normatif faible : · les comportements prohibés sont définis de façon vague, on parle de « tromperie des consommateurs », « d’atteintes à l’environnement », de « pots de vin » ou de « corruption sous toutes ses formes ». Les références aux formulations juridiques existantes et même aux possibilités de sanction civile ou pénale pour ces comportements, restent très minoritaire.

- De même le contenu précis des engagements de l’entreprise et de ses salariés demeure le plus souvent évasif. D’où une frontière incertaine entre les pratiques considérées comme acceptables et celles qui sont réprouvées. Le plus souvent ces textes renvoient aux attitudes morales de chaque acteur: un commercial peut accepter un « cadeau dont la valeur n’est pas excessive » ou bien en effectuer si cela « n’apparaît pas comme une incitation à conclure un marché »; ou bien il y a référence aux normes pratiques professionnelles, les gratifications snt acceptables si elles sont « conformes à la norme en matière commerciale ».

- Les dispositifs de mise en œuvre concrets sont en général très peu développés de telle sorte que les codes ont le plus souvent une valeur proclamatoire sans qu’il soit possible de comprendre ou de prévoir les modalités d’application qu’ils suscitent. Sur 118 codes d’entreprises 55 (47%) seulement traitent explicitement des modalités de suivi. Ceux –ci prennent la forme de procédures spécifiques (traçabilité des décisions, déclaration des situations de conflits d’intérêt) et de programmes de contrôle de conformité. Enfin la quasi-totalité des documents sont muets sur les sanctions encourues par le salarié récalcitrant. On peut au mieux en déduire que ce sont alors les pouvoirs de sanction disciplinaire habituels qui s’appliquent, mais ce silence contribue à affaiblir encore le caractère normatif de tels documents.

Tout ceci conduit à s’interroger sur le sens donné par une entreprise à une telle démarche et sur l’utilité qu’elle lui attribue. Une enquête menée en 1992, par un des groupes de travail de la Treadway Commission , le COSO a livré un bilan très réservé sur le degré de réalisation des recommandations contenues dans ces documents. Une de leurs conclusions les plus intéressantes concerne le caractère réactif de l’attitude de beaucoup d’entreprises. Au-delà de leurs déclarations publiques, la plupart ne semblent vouloir renforcer leurs normes internes que sous la pression d’une situation de crise, en particulier lorsqu’elles sont prises en faute ou se heurtent à des problèmes internes graves. L'auto-régulation constitue davantage une réponse qu'une démarche d'anticipation.

Même IBM qui se targuait de procédures scrupuleuses découvrit à l’occasion des audits imposés en 1993 par l’arrivée d’une nouvelle équipe dirigeante des pratiques déviantes voire illicites: “ A l’issue des audits effectués, IBM s’est rendu compte de l’évolution défavorable de la situation et a provoqué une forte prise de conscience … Des actions spectaculaires ont eu pour effet de créer le choc psychologique permettant de repartir sur de bonnes bases”. Au-delà de la langue de bois institutionnelle on mesure l’importance des écarts constatés entre le code de conduite interne (un des plus anciens) et l’état des pratiques dans certaines succursales.

Les effets à attendre de ces pratiques d’auto-régulation demeurent à ce jour faibles dans la mesure où leur dimension d’action de communication interne et externe prédomine, et en raison de l’imprécision du contenu normatif des engagements. Il n’y a donc pas concurrence avec les réglementations publiques, ni possibilité de substituer les premières aux secondes. On ne peut même pas en attendre un rôle d’apprentissage par une transcription précise dans l’univers de l’entreprise de l’état des règles publiques. Les libéraux promoteurs de ces Codes de bonne pratique ont donc beaucoup de chemin à accomplir pour donner une crédibilité à ces démarches. Et ceci d’autant plus que les possibilités de sanction juridique de ces engagements volontaires reste très problématique comme l’ont montré quelques situations contentieuses (5).

Mais jusqu'où peut aller la formalisation des normes dans les codes de bonne pratique? La précision ne finit-elle pas par poser de nouveaux problèmes? En 1991 aux USA une directive en matière de jugement (Sentencing Guidelines) donna un statut particulier aux codes de conduite et aux programmes internes de mise en conformité avec les lois fédérales. En cas de poursuites, l’existence d’un programme effectif interne de normalisation, constitue un pré-requis incontournable pour négocier une atténuation de la peine encourue. L’effet incitatif fut immédiat, en particulier pour les pratiques comptables, en matière d’hygiène et sécurité du personnel et vis à vis de l’environnement.

Mais une situation complexe et inattendue fut ainsi créée. En effet, l’auto-surveillance, surtout si elle est bien menée, peut conduire à la découverte de pratiques problématiques, voire sanctionnables qui engagent la responsabilité civile ou pénale de l’entreprise. Une controverse est en cours afin de déterminer dans quelle mesure les informations révélées par les systèmes de régulation internes sont ou non susceptibles d’être juridiquement utilisées contre elle par des actionnaires, des concurrents ou des agences de contrôle public.

On le voit les systèmes d’auto-régulation ne sont pas une panacée et sont susceptibles de générer des problèmes complexes. Ils peuvent cependant avoir une portée utile en tant que relais des réglementations publiques en diffusant leur contenu et en les opérationnalisant de façon précise selon les contraintes spécifiques aux différents domaines d’activité.

1 - Cette dynamique est particulièrement flagrante en matière fiscale et de concurrence

2 - Créée en 1993 par des anciens de la Banque mondiale

3 - D.R Cressey, C.A. Moore, Corporation codes of ethical conduct, NY, PMM Foundation 1980; D.R Cressey, « Self regulation in the control of white collar crime », Revue internationale de pénal, 1982, I, pp. 73-87

4 - K. Gordon, M. Miyake, « Deciphering Codes of Corporate Conduct: a review of their contents », OCDE 1999; « Le traitement de la corruption dans les codes de conduite d’entreprise », OCDE, Affairisme, la fin du système, 2000, pp.213-225

5 - K. Blanpain, The badger case and the OCDE guidelines for multinational entreprises, Ed. Kluwer, Amsterdam, 1977; V. Wester-Ousse, « le droit pénal face aux codes de bonne conduite », Rev. Sc. Criminelle, 2, avril-juin, 2000, pp. 351-365


Séminaire de travail: 
Les activités des sociétés transnationales et la nécessité de leur encadrement juridique
Céligny, Genève, 4-5 mai 2001.
Edition : CETIM/AAJ

 

Association - Economie - Mondialisation - Propositions
CONTACTS
20/08/01