La taxe Tobin, c'est possible !
Rencontre - débat avec les adhérents d'ATTAC de Paris
Compte-rendu
Le 25 janvier 1999, à l'invitation d'ATTAC, un séminaire international a
réuni, à la Maison de l'Amérique latine à Paris, des économistes, des syndicalistes,
des professionnels de la banque et de la finance. Ce séminaire avait pour objet l'examen
des possibilités de mise en place de la taxe Tobin. Préparé par un groupe de travail du
conseil scientifique de l'association, il a donné lieu à une confrontation de points de
vue et d'analyses avec des économistes et spécialistes d'autres pays d'Europe, du Canada
et des Etats-Unis. Une déclaration finale a été adoptée, qui sera largement diffusée.
Dans la soirée, une réunion publique a permis à quelque 300 adhérents parisiens de
l'association de prendre connaissance des résultats des travaux et d'interroger
quelques-uns des participants au séminaire. A la tribune se trouvaient Bernard Cassen,
président d'ATTAC, René Passet, président du conseil scientifique, Dominique Plihon,
membre du conseil scientifique, ainsi que les quatre invités nord-américains du
séminaire : David Félix, Alex Michalos, Howard M. Wachtel et Ibrahim Warde. On trouvera
ici quelques-uns des échanges les plus significatifs avec les adhérents d'ATTAC.
Question
Pourquoi avoir restreint les débats du séminaire à la taxe Tobin, en
négligeant d'autres formes de taxation des transactions financières ?
Bernard Cassen
Il nous aurait fallu un séminaire beaucoup plus important pour étudier toutes
les formes de taxation du capital et des transactions financières, dont la taxe
Tobin n'est que l'une des modalités. Il se trouve que cette taxe, qui vise à frapper la
spéculation sur les monnaies, est maintenant dans le débat public, et ceci largement
grâce à l'action d'ATTAC. Il était donc politiquement important d'avancer sur les
conditions de sa faisabilité, en raison de son caractère emblématique et médiatique.
D'autres travaux d'ATTAC exploreront ultérieurement les autres formes de taxation, pour
lesquelles l'article de Howard M. Wachtel, publié
dans Le Monde diplomatique d'octobre 1998, ouvre déjà quelques pistes.
Question
Qui va collecter les produits de la taxe Tobin ? Qui va les redistribuer, et au profit
de qui ?
Bernard Cassen
La question de l'affectation des fonds dégagés par une mise en place de la taxe a
été abordée assez succintement. Dans l'esprit de Tobin, et pour ATTAC, le premier
objectif est en effet d'empêcher les mouvements erratiques de capitaux qui ont
conduit l'Asie orientale, la Russie et le Brésil au désastre. Mais cet objectif ne nous
fait pas faire perdre de vue les autres retombées positives qu'aurait ladite taxe, dans
la mesure où elle dégagerait des sommes très importantes - d'un montant variable selon
l'assiette et le taux - susceptibles d'être affectées à des usages sociaux,
écologiques et culturels Nous avons évoqué plusieurs types d'affectation. Par exemple,
dans son dernier Rapport sur le développement humain, le Programme des Nations
unies pour le développement (PNUD) évalue à 40 milliards de dollars par an la
somme nécessaire pour éradiquer la pauvreté, permettre l'accès universel à l'eau
potable, satisfaire les besoins sanitaires, etc. Certains ont suggéré que le
produit de la taxe perçu en Europe soit, au moins pour partie, utilisé pour les fonds
structurels communautaires, en particulier dans la perspective de l'élargissement à
l'Est, ainsi que pour les 71 pays ACP ( Afrique Caraïbes Pacifique ) avec
lesquels l'Union européenne entretient des relations particulières dans le cadre des
accords de Lomé. Quant aux structures de gestion, deux ont été exclues d'emblée : le
FMI et la Banque mondiale. Les possibilités sont cependant multiples, par exemple une
agence internationale ou des agences régionales sous contrôle démocratique, avec
participation des syndicats, ONG, etc. Cette question mérite à elle seule des
discussions approfondies et il serait souhaitable qu'ATTAC élabore des propositions à
soumettre à ses nombreux partenaires dans le monde. Simplement, le temps limité dont
disposait le séminaire ne nous permettait pas d'aller très loin dans cette voie.
Question
Pourquoi ne pas instaurer un contrôle des changes au niveau français, comme l'a fait
la Malaisie.
Ibrahim Warde
En Malaisie, le gouvernement a décidé, du moins pour l'immédiat, d'empêcher les
capitaux à court terme d'entrer pour quelques jours et de ressortir. La loi impose qu'ils
soient bloqués un an. Il est important de comparer la taxe Tobin à d'autres mesures plus
générales - comme le contrôle des changes - pour mieux mesurer les avantages
qu'elle présente. Un de ses " arguments de vente " est son caractère
multinational : si l'on n'introduit pas dans le système monétaire international une
mesure de ce genre, des gouvernements tenteront de se protéger par des mesures locales,
comme c'est le cas pour la Malaisie ou le Chili. La taxe Tobin permettrait de les
sortir de leur isolement. Par ailleurs, cette taxe - qui n'empêche pas les mouvements de
capitaux - est " réaliste ", plus facilement acceptable pour les
banquiers, les gouvernements, etc.
Bernard Cassen
Avec la taxe Tobin, les flux financiers continuent, la liberté de circulation n'est
pas en cause, elle est simplement freinée. Dans le cadre du contrôle des changes, il y a
des visas d'entrée et de sortie des capitaux. Le contrôle des changes nous est interdit
en Europe par l'Acte unique européen et par le traité de Maastricht. Pour y
revenir, il faudrait procéder à une révision de ces traités que j'appelle
personnellement de mes voeux, mais dont il ne faut pas sous-estimer l'énorme difficulté.
Elle implique, en effet, l'unanimité des Etats membres.
Question
Vous avez dit que le premier objectif est de stabiliser le système financier
international. Mais j'ai adhéré à ATTAC pour parler de redistribution des revenus et de
lutte contre les inégalités. Cela ne peut pas être un objectif secondaire, sinon vous
allez nous démobiliser.
Bernard Cassen
Vous posez effectivement une question fondamentale à laquelle je vais tenter de
répondre. La spécificité d'ATTAC, qui résulte de l'originalité de sa configuration -
rassemblement de citoyennes et citoyens, mais aussi d'associations, de syndicats, de
collectivités et de publications - c'est d'articuler deux registres. D'une part le
registre militant traditionnel, et plus que jamais nécessaire, de dénonciation des
ravages en tout genre de la domination de la sphère financière. D'autre part, le
registre de la proposition de mesures précises et argumentées pour desserrer l'étau de
cette dictature des marchés. Ces propositions doivent être le produit d'une
"expertise", ou plutôt d'une contre-expertise, à opposer avec succès à celle
des défenseurs du système, à Bercy ou à Davos. Nous entendons non seulement démonter
le discours libéral, la " pensée unique ", en montrant leur
hypocrisie et leur cécité, mais aussi mettre sur la place publique des
arguments concrets montrant qu'il existe des alternatives, qu'un autre monde est possible.
Le temps de la recherche et de l'élaboration de propositions est plus long que le temps
de l'action militante, et il faut accepter ce décalage. Les deux, en tout cas, sont
indispensables.
Ibrahim Warde
Ceux d'entre vous qui auraient l'impression que la taxe Tobin n'est pas suffisamment
ambitieuse, doivent savoir que des intérêts puissants veulent tuer le débat à son
sujet. On m'a demandé d'écrire le premier article paru dans Le Monde diplomatique
sur la taxe Tobin parce que la personne qui devait s'en charger, rédactrice d'une étude
très importante commandée par l'ONU, avait rappelé la rédaction du journal pour lui
dire : " Mes supérieurs m'ont prié de ne pas en parler ". Il existe
une censure rigoureuse sur le sujet. Avant de quitter les Etats-Unis, j'ai fait une
petite recherche pour vérifier combien de fois apparaissait l'expression " taxe
Tobin " dans la presse américaine récente. Sur plusieurs millions d'articles, il
n'y avait que 7 ou 8 mentions. James Tobin a pu dire au téléphone à Bernard
Cassen qu'il y avait davantage de membres d'ATTAC que d'Américains connaissant son nom !
René Passet
Cette question nous ramène aux " fondamentaux " d'ATTAC. Le fondamental,
pour moi, est le suivant : quelles sont les places respectives de l'homme et
de la sphère financière dans l'économie contemporaine ? Où est la finalité, où est
le moyen ? Jusqu'à maintenant , j'ai cru le savoir. On m'a toujours expliqué que
l'économie était une activité de transformation du monde pour satisfaire des besoins
humains. Elle marche sur ses pieds quand elle est finalisée pour la satisfaction du
besoin des hommes, elle marche sur la tête quand l'inverse se produit. C'est ce qui est
en train de se passer depuis les années 80, depuis que Thatcher et Reagan ont ouvert la
boîte de Pandore qui a libéré les démons de la liberté des mouvements de capitaux. On
a vu progressivement la sphère financière s'autonomiser et s'hypertrophier, la finance
n'être plus la contrepartie des échanges réels de l'économie. La finalité de
tout ceci n'est pas le bien-être humain, la productivité, la croissance. La finalité
est la fructification d'un patrimoine financier qui transforme la productivité en une
course folle au productivisme, lequel pervertit l'économie. Désormais, alors que les
hommes sont rapprochés par les moyens de communication, la fracture entre les plus riches
et tous les autres ne cesse de grandir. Le monde est dominé par une recherche de
profit, d'accumulation, par quelque chose qui ne transcende pas. La finance n'est pas
quelque chose qui donne sens à la vie, car l'instrument ne peut donner du sens. Nous
vivons dans une société où les hommes ont perdu la notion du sens parce qu'on ne leur
propose plus rien au nom de quoi on puisse vivre. C'est évidemment la sphère financière
que nous considérons comme le point nodal de nos problèmes actuels, et c'est là qu'il
faut porter le fer. Mais si nous n'avons pas de réponses aiguisées, nos petits discours
ne valent plus rien. Il faut bien reconnaître que nous sommes tous pris entre le désir
de retourner aux sources et celui de répondre techniquement aux questions techniques.
Nous risquons parfois de déraper, mais vous êtes là pour nous rappeler en
permanence quels sont les vrais " fondamentaux ". J'ai essayé de les définir. |



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