Pour impression, document PDF: Table des matières Lettre à M Hascoët, secrétaire d'Etat à l'Economie Solidaire Première partie: des thermomètres qui rendent maladent Deuxième partie: un projet, des acteurs, des objectifs, une méthode Troisième partie: propositions, pistes de recherche et d'expérimentations
Monsieur le Secrétaire d'Etat, Par lettre du 25 juillet 2000 vous m'avez fait l'honneur de me confier une mission impossible . Il suffit en effet de se reporter au contenu de la lettre de mission pour comprendre qu'une personne seule, fut elle appuyée par votre cabinet et les services de la DIES, ne peut réussir, en quelques mois, à proposer un système cohérent susceptible de transformer en profondeur notre comptabilité nationale et de modifier, à travers la monnaie et la pluralité d'autres systèmes d'échange, la circulation et la distribution de la richesse. Une telle entreprise doit mobiliser, pour être menée à bien, des dizaines, puis des centaines de personnes pendant plusieurs années. De la construction de la comptabilité nationale Si nous examinons dans quelles conditions la construction de notre actuelle comptabilité nationale a été réalisée après la seconde guerre mondiale nous constatons qu'elle a été intellectuellement pensée pendant les années d'entre deux guerres et pleinement réalisée après la Libération grâce à une formidable fédération d'énergies, intellectuelles, institutionnelles et militantes, qui ont donné un nouveau souffle à la reconstruction de l'Etat et de l'économie française. C'est parce qu'ils ont pensé d'un même mouvement l'outil de la représentation de la richesse qu'était la comptabilité nationale, l'instrument statistique qui la rendait possible, et les nouveaux modes d'intervention publiques à travers des administrations de mission comme le Commissariat général du Plan, que la manière dont la nation se représentait la richesse a pu devenir un moyen privilégié de faire entrer pleinement la France dans la seconde révolution industrielle. Il nous faudra au moins cette ambition et ces moyens pour nous attaquer à un problème d'emblée plus large et plus complexe puisqu'il ne peut se limiter à la France et doit affronter une mutation beaucoup plus profonde que le simple passage de la première à la seconde révolution industrielle . Et nous n'avons même pas l'aiguillon de la reconstruction pour nous aider dans cette entreprise ! Nous avons en revanche la preuve permanente que notre représentation actuelle de la richesse, et l'usage contre-productif que nous faisons de la monnaie, aggrave les problèmes auxquelles nos sociétés sont confrontées au lieu de nous aider à les résoudre. Dans la plupart des dossiers qui ont été au cœur des débats publics de ces derniers mois, de la vache folle à l'Erika, de l'amiante aux accidents de la route, des conséquences de la grande tempête de décembre 1999 à la crise des carburants de l'automne 2000, il y a toujours un élément commun que l'on oublie curieusement de rappeler : ces catastrophes sont des bénédictions pour notre Produit Intérieur Brut , ce chiffre magique dont la progression s'exprime par un mot qui résume à lui seul la grande ambition de nos sociétés matériellement développées et éthiquement sous développées : LA CROISSANCE ! Plus de destructions = plus de PIB Car les centaines de milliards que coûtent à la collectivité ces destructions humaines et environnementales ne sont pas comptabilisées comme des destructions mais comme des apports de richesse dans la mesure où elles génèrent des activités économiques exprimées en monnaie. Les 120 milliards de coûts directs des accidents de la route (qui en génèrent le triple en coûts indirects), pour ne prendre que ce seul exemple, contribuent à la croissance de notre produit intérieur brut. A supposer que nous n'ayons aucun accident matériel ou corporel, ni morts ni blessés sur les routes de France l'année prochaine, notre PIB baisserait de manière significative, la France perdrait une ou plusieurs places dans le classement des puissances économiques et l'on verrait nombre d' économistes nous annoncer d'un ton grave que la crise est de retour. Et la situation serait pire si disparaissait également de ces étonnantes additions une part des 170 milliards induits par les effets sur la santé de la pollution atmosphérique, les dizaines de milliards que vont coûter la destruction des farines animales, les quelques cent milliards qu'ont généré les destructions de la tempête de l'hiver dernier et d'une manière générale tout le plomb des destructions sanitaires, sociales ou environnementales qui ont cette vertu de se changer en or par l'alchimie singulière de nos systèmes de comptabilité. Les activités bénévoles font baisser le PIB Dans le même temps, toutes les activités bénévoles qui, grâce en particulier aux associations loi 1901, dont nous nous apprêtons à fêter le centenaire, ont permis d'éviter ou de limiter une partie des effets de ces catastrophes, par exemple en allant nettoyer les plages polluées ou en aidant gratuitement des handicapés, n'ont, elles, permis aucune progression de richesse et ont même contribué à faire baisser le produit intérieur brut en développant des activités bénévoles plutôt que rémunérées. Autant dire que nous marchons sur la tête et que dans le même temps où l'on va célébrer le rôle éminent des associations, nous continuerons à les traiter comptablement, non comme des productrices de richesses sociales mais comme des "ponctionneuses de richesse économiques" au titre des subventions qu'elles reçoivent. Notre société, malgré ses déclarations de principe, facilite beaucoup plus le " lucra-volat", la volonté lucrative, que le bénévolat , la volonté bonne; et il arrive trop souvent que ce que l'on pourrait appeler le "male-volat" ou volonté mauvaise, sous ses formes diverses, bénéficie de l'argent des contribuables comme en témoignent les exemples récents de pactes de corruption en vue de détourner les marchés publics. Il est temps de changer de représentation Il est donc plus que temps de nous atteler à ce chantier considérable du changement de représentation de la richesse et de la fonction que joue la monnaie dans nos sociétés. C'est pour l'économie sociale et solidaire un enjeu décisif et pour le mouvement associatif une occasion à saisir. Ils s'inscrivent en effet dans une histoire où le choix de la coopération, de la mutualisation, de l'association se veut prioritaire. C'est pour eux un piège mortel que de laisser s'imposer des critères qui ignorent les enjeux écologiques et humains et valorisent des activités destructrices dès lors qu'elles sont financièrement rentables. Il leur faut, au contraire reprendre l'initiative et être aux premiers rangs de l'émergence d'une société et d'une économie plurielle face aux risques civilisationnels, écologiques et sociaux que véhicule "la société de marché“ entamer un vaste débat public Ce premier rapport a pour objet de proposer un cadre qui doit permettre, au cours de l'année à venir, d'entamer un vaste débat public sur ces questions, de lancer des expérimentations, de rassembler les multiples tentatives françaises et étrangères qui permettent de renouveler la question de la représentation de la richesse et de réinscrire la monnaie au cœur de l'échange humain . Elles s'organisent autour de l'évaluation démocratique comme outil privilégié et du développement humain durable comme finalité. Définir l'évaluation comme une délibération sur les valeurs, ce qui correspond à l'étymologie du terme, c'est refuser de la réduire à un simple exercice de mesure, lui même référé aux catégories dominantes d'un économisme qui a coupé ses liens avec l'éthique et le politique. La question des "indicateurs" qui relève des outils ne peut donc être dissociée de celle des "critères" qui relève du débat sur les fins. Si l'économie, dans la direction des travaux du prix Nobel Amartya Sen, doit accepter de redevenir sinon une "science morale" du moins une science qui se reconnaît au service de finalités morales et politiques, il nous faudra donc nous interroger, tant en ce qui concerne la représentation de la richesse que sa circulation, sur l'orientation de la volonté collective, sur cette "volonté bonne", le bénévolat , dont le terme est si galvaudé et si peu compris. Rien n'indique mieux la transformation des moyens en fins, au cœur de l'économisme, que le fait de considérer le désir de gains monétaires, l'activité lucrative, comme un objectif se suffisant à lui-même. Et le symptôme majeur de la dérive vers des "sociétés de marché" se lit quand les outils de mesure de la monnaie, envahissent l'ensemble du champ sociétal jusqu'à faire de la totalité du temps de vie ce que les américains nomment le "life time value", un réservoir potentiel pour la marchandisation de toutes les activités humaines. "Oui à l'économie de marché, non à la société de marché". Cette phrase du Premier Ministre, si on la prend réellement au sérieux, nous conduit à faire du marché et de la monnaie un moyen et non une fin , l'économie marchande n'étant elle même que l'une des composantes d'une économie plurielle au sein de laquelle sont pleinement reconnues d'autres formes économiques comme l'économie sociale et solidaire . Il s'agit, on l'a compris, de retrouver, à l'aube de ce siècle, la force originelle du principe associatif , celle qui cherche, à travers et au delà l'économie, à substituer la logique coopérative des jeux gagnants/gagnants à la logique guerrière des jeux gagnants/perdants. Quel plus beau débat imaginer pour l'année du centenaire de la loi française de 1901 qui est aussi celle de l'année internationale du volontariat décidée par les Nations Unies ! Première partie : des thermomètres qui rendent malades ! Une personne sensée peut-elle prétendre que la marée noire, issue du naufrage de l'Erika, la grande tempête de décembre 1999, les accidents de la route et leur cortège lugubre de morts et de blessés, la catastrophe annoncée des conséquences de la maladie de la vache folle, constituent de bonnes nouvelles ? La réponse négative paraît aller de soi. Pourtant des milliers de personnes occupant des fonctions décisives dans nos sociétés dans le domaine économique, politique ou scientifique sont guidés en permanence dans leurs actions par des instruments de mesure qui ont l'étrange caractéristique de comptabiliser positivement toutes les destructions que nous venons d'évoquer. La fameuse croissance du produit intérieur brut qui sert de boussole à la plupart de nos responsables a en effet ceci de remarquable qu'elle se moque de la nature des activités qu'elle additionne pourvu que celles ci génèrent des flux monétaires : dès lors qu'il faudra payer des garagistes pour dépanner et réparer les voitures endommagées, des cimentiers pour brûler les farines animales suspectées d'être à l'origine de la maladie de la vache folle, des médecins pour soigner les personnes victimes de la pollution de l'air, de l'eau, de la tempête, des employés d'entreprises de pompes funèbres pour enterrer les morts, il y aura des valeurs ajoutées monétaires qui seront enregistrées dans les comptabilités des acteurs économiques ; celles ci viendront ensuite gonfler, dans les grands agrégats publics de la comptabilité nationale , notre produit intérieur brut dont la croissance ou la décroissance générera ensuite, du moins le croit-on, plus d'emplois ou plus de chômage. Un bien curieux thermomètre Nous disposons donc d'un curieux thermomètre puisque nous ne savons jamais s'il nous indique la bonne température. Devons nous nous réjouir d'un fort taux de croissance de notre produit intérieur brut? Oui, s'il s'agit de créer des richesses et des emplois susceptibles d'améliorer le niveau et la qualité de vie d'une collectivité. Non, si cette croissance est due à l'augmentation des accidents, à la progression de maladies nées de l'insécurité alimentaire, à la multiplication des pollutions ou à la destruction de notre environnement naturel. Faute d'établir un minimum de distinction, de nous limiter à une comptabilisation monétaire, sans procéder à une évaluation de la nature des richesses produites ou détruites, nous sommes condamnés à voir nos outils actuels faciliter des comportements dangereux du point de vue du bien commun. 1/les effets pervers de notre représentation de la richesse Les formes actuelles de comptabilisation de la richesse ont ainsi pour effet d'accorder une sorte de prime à la destruction et à la réparation lourde au détriment de la prévention et de réparations moins coûteuses si la “casse“ écologique, sociale ou sanitaire était moins importante. Les “casseurs“, ou les bénéficiaires de la casse, qui vont voir gonfler leur chiffre d'affaires, ne sont guère intéressés à la limitation de la destruction et les payeurs (pour l'essentiel l'Etat, la Sécurité sociale et les collectivités locales) sont eux-mêmes financés par des impôts ou des cotisations assises sur les flux monétaires, ceux liés aux activités destructrices étant loin d'être négligeables. Les véritables victimes du système que sont les citoyens-contribuables n'ont, eux, guère les moyens de se faire entendre et ils n'imaginent d'ailleurs même pas, pour la plupart, l'étrange mélange qui compose cette croissance dont ils pensent le plus grand bien. Une prime à la myopie C'est aussi une prime à la myopie, à la logique du court terme et de la courte vue car les bénéfices apparents que les casseurs et les payeurs tirent d'un tel système ne sont évidemment pas durables. A moyen et à long terme tout le monde est perdant dans ce jeu dangereux. Mais comme les comptabilités, les distributions de dividendes et les élections rythment un temps de plus en plus court il est difficile de trouver, fut ce dans l'Etat pourtant gardien par construction des enjeux du temps long, des acteurs réellement intéressés à un chantier aussi vaste que complexe. Une prime à l’incivisme et à l’amoralisme C'est encore une prime à l'incivisme et à l'amoralisme puisque l'amoralisme méthodologique de l'économie comme discipline se transmet, dès lors que l'économie devient une véritable norme sociale et culturelle au sein d'une société de marché, à toutes les activités humaines : quand la question de la rentabilité prime celle du bien , et singulièrement celle du bien public, c'est le cœur du processus éducatif qui se trouve gravement perturbé. Pourquoi transmettre à nos enfants des notions comme l'altruisme, le mérite ou le civisme s'ils ont en permanence pour modèle une réussite financière fondée sur l'individualisme, l'argent facile et le contournement des règles et des lois comme art supérieur du management? Les conséquences d'une telle logique sont redoutables : elles fondent le mythe des “producteurs“ et des “ponctionneurs“ ; d'un côté, les entreprises censées être seules productrices de richesse alors qu'elles ne peuvent remplir leur fonction qu'en transformant des ressources écologiques et humaines; de l'autre, toutes les activités sociales et écologiques qui sont censées être financées par un prélèvement de richesse économique. Elles condamnent les associations à quémander leurs moyens d'existence à l'Etat ou à les rechercher sur le marché faute de disposer de ressources en rapport avec les richesses sociales qu'elles contribuent à créer ou à préserver. Elles ignorent les conditions anthropologiques et écologiques sans lesquelles aucune richesse économique ne serait possible. Elles font de l'Etat et de l'ensemble des services publics un secteur suspecté en permanence d'être parasitaire. Pourquoi les anciens outils sont-ils plébiscités ? Certains répondront , en citant Schumpeter que l'économie se fonde certes sur une forme de destruction mais que celle ci est “créatrice“ du fait du progrès technique. Mais, dans cette perspective, il nous faudrait disposer d'un outil capable de reconnaître la "bonne" destruction de la mauvaise ce qui, on l'a vu, n'est pas le cas du PIB. Nous sommes donc renvoyés au même problème qui est de changer de thermomètre. Ce sera l'objet des propositions de la deuxième partie de ce rapport. Mais il ne sert à rien de réfléchir à de nouveaux outils si l'on ne comprend pas les raisons pour lesquelles les anciens sont plébiscités. Il nous faut donc comprendre pourquoi et comment sont nées les tables de nos lois économiques qui structurent, dans une véritable religion de l'économie, le cœur des croyances et des comportements de nos contemporains. Un bref retour historique s’impose Un bref retour historique s'avère ici nécessaire pour comprendre les conditions dans lesquelles l'économie va assurer son autonomie par rapport au religieux, à l' éthique et au politique, en donnant un sens nouveau aux concepts de richesse, de production et d'utilité. La construction des systèmes de comptabilité qui structurent encore notre représentation s'inspire en effet directement de ce bouleversement. 2/ Un bref retour historique 21 - Richesse, valeur, utilité : le bouleversement culturel de la société de marché S'il est un trait commun de la plupart des civilisations c'est la dévalorisation des notions de travail, de production et d'une manière générale de la sphère économique . Loin du schéma culturel commun au libéralisme et au marxisme pour qui l'économie est une infrastructure déterminante et première , l'histoire anthropologique met en évidence des sociétés humaines où l'économie occupe un rôle secondaire. La division sociale des rôles se double d'une division sexuelle : entre le travail déshonorant dévolu aux esclaves et la politique noble réservée aux mâles, la Grèce invente un espace intermédiaire qui sera dévolu aux femmes : celles ci, occupées aux tâches domestiques (oikos, nomos = la loi de la maison ) s'occupent de l'intendance pendant que leurs époux débattent sur l'agora. Sous des formes diverses toutes les civilisations placeront l'économie au second plan et c'est encore le cas aujourd'hui de la plus grande part des cultures d'Asie et d'Afrique pour lesquelles l'extension, via la mondialisation, de notre modèle culturel constitue un choc difficilement assimilable. Dans cette perspective la seule économie qui vaille est “l'économie du salut“. Le Moyen âge chrétien a développé cette vision dont il faut comprendre toute la force : dans des sociétés où la moyenne de vie ne dépassait pas trente ans et où la croyance en une autre vie était générale, la seule question sérieuse de l'ici bas était de préparer l'au delà, en particulier pour éviter la damnation éternelle. La sphère morale se déduisait de la vision religieuse et le politique, son bras séculier, tirait sa légitimité du “droit divin“. Dans cette société d'ordre l'individu n'existe pas. Il n'est qu'une particule élémentaire d'un tout cosmique et social; il n'y a pas non plus de raison autonome puisque celle ci, même réhabilitée par Thomas d'Aquin , se doit d'être servante de la Révélation. Or nous voici désormais dans un nouveau monde, qui émerge lentement du XVIIème siècle où la nouvelle loi montante, celle de l'économie, récuse toute distinction morale, tout rapport au religieux, s'émancipe du politique, traite la nature non comme un cosmos mystérieux mais comme un matériau malléable et ne connaît que trois catégories pour se refonder sur les ruines de ce désir. Comment ce bouleversement radical dont nous sommes les héritiers a-t-il pu se produire ? On ne comprend pas l'incroyable force qui s'oppose, dans nos sociétés, à la prise en compte des enjeux écologiques, éthiques et spirituels si l'on ne fait pas retour sur le bouleversement mental et social qui a conduit nos sociétés à faire de la production de biens matériels vendus sur un marché le critère par excellence de la valeur et de la réussite. Il faut comprendre le cœur des temps modernes si, au moment où nous en constatons les dégâts écologiques et sociaux, nous voulons entrer dans la nouvelle ère qui s'ouvre en conservant le meilleur de leur lumière tout en nous préservant de leurs conséquences les plus contestables. 22 - Une triple révolution fondatrice ….. Cette économie marchande à ce point dominante qu'elle se mue en “société de marché“ capable de subordonner le droit et le politique, de marchandiser la vie privée, de breveter le vivant, d'organiser des “permis de polluer“, bref tout ce qui nous paraît aujourd'hui dangereux, elle est fille de trois révolutions émancipatrices qui nous tiennent à cœur et dont nous ne sommes pas prêts, sans précautions, à récuser l'héritage. La première , intellectuelle et culturelle, invente l'individu et l'autonomie de la raison. La seconde, politique, récuse les sociétés d'ordre et fonde la légitimité du pouvoir, non sur le droit divin, mais sur la volonté générale des citoyens. La troisième, technologique et scientifique, fait du Progrès et de l'Histoire le nouveau sens possible de la vie personnelle et collective. On aura reconnu l'Europe des Lumières préparée par la Renaissance, les révolutions britanniques, américaines et françaises et l'entrée dans l'ère industrielle. Et ce sont paradoxalement les révolutions politiques du XVIIIème et les révolutions sociales du XIXème et du XXème siècles qui vont créer le terreau où croîtra ensuite l'économie triomphante. Quel est en effet l'argument majeur qu'invente la révolution politique, en particulier la française, pour discréditer les sociétés d'ordre? celui de l'improductivité. C'est parce qu'ils sont économiquement parasitaires que le clergé et la noblesse se voient disqualifiés socialement et politiquement. Et c'est ce même argument que les révolutions sociales reprendront ensuite, mais cette fois contre la bourgeoisie et au bénéfice du prolétariat. Notons aussi que le renversement des monarchies de droit divin n'est possible que parce que les Lumières ont inventé l'individu exerçant sa raison critique. Pas de citoyenneté, pas de République, au sens moderne du terme, sans ces individus assemblés et raisonnables fondant le droit et construisant “la volonté générale“ . C'est dans cette perspective que l'on peut comprendre le considérable renversement culturel dont témoignent les définitions de la richesse, de l'utilité et de la valeur qui vont apparaître au XIXème siècle chez des auteurs comme Malthus, Jean Baptiste Say, Auguste et Leon Walras ainsi que le souligne Dominique Meda dans une remarquable enquête historique sur l'origine contemporaine du concept de richesse . Malthus ou la définition de la richesse Ainsi Malthus qui écrit en 1820 Principes d'économie politique dont le chapitre inaugural porte sur la définition de la richesse : toute sa tentative vise à donner une définition du terme qui permet à la science naissante qu'est l'économie d'assurer son autonomie par rapport à d'autres disciplines. Pour ce faire il lui faut d'abord récuser les définitions trop restreintes, telles celle des physiocrates pour qui la seule richesse vient de la terre, car Malthus s'attache à intégrer des produits liés à l'émergence de l'industrie; mais il ne veut pas non plus d'une définition trop large et qualitative, non pour des raisons ayant trait à la richesse elle même, mais afin d' éviter “d'introduire beaucoup de confusion dans la science de l'économie politique". Nous sommes ainsi en présence d'une convention dont le double objectif est de valoriser certaines activités plutôt que d'autres (en l'occurrence ici les productions matérielles et marchandes) et d'assurer à l'économie les moyens d'affirmer son autonomie en lui donnant le statut d'une science objective assise sur des comparaisons quantitatives. C'est pourquoi nous allons trouver, chez Malthus, la plupart des grandes contradictions qui sont encore les nôtres aujourd'hui : - celle qui porte sur l'addition comptable de productions diverses : “nous ne pouvons aborder, écrit-il, sous le point de vue pratique, aucune discussion sur l'accroissement relatif de la richesse chez les différentes nations si nous n'avons un moyen quelconque, quelque imparfait qu'il soit, d'évaluer la somme de cet accroissement". La tentation sera dès lors grande d'adopter, un étalon unique, la monnaie, et d'abandonner toute tentative d'évaluation de la nature des richesses elles mêmes; - le refus de considérer comme productif le travail domestique : “quoiqu'il soit avéré que les services personnels sont un aiguillon actif pour la production de richesse, on ne pourra jamais prétendre qu'ils y ont une part directe". Sinon nous dit Malthus "le mot (richesse) cesserait d'avoir une signification claire et utile". Il faudra attendre les travaux d'Annie Fouquet et Ann Chadeau au début des années quatre vingt sur la valorisation du travail domestique pour qu'une première tentative permette enfin de sortir de cette contradiction; - la thèse de la non productivité des services publics qui ne brille guère par sa clarté : "si un employé du gouvernement fait exactement le même genre de travail que le commis du marchand ..., il doit être regardé comme un ouvrier productif; et c'est un des nombreux et fréquents exemples d'ouvriers qui sont toujours ou parfois productifs, et qui appartiennent à des classes de la société dont le plus grand nombre peut, à juste titre être regardé comme improductif. ". - celle, enfin, qui introduit un argument de “front inversé“ pour couper court à tout débat sur le changement d'outil de mesure en transformant paradoxalement ses adversaires en obsédés de la mesure, incapables de voir "des sources de bonheur autres que celles qui proviennent d'objets matériels“, que l'on ne saurait “ sans le plus grand abus, être mises au rang des objets grossiers dont se compose la richesse des nations". J. B. Say et la définition de l’utilité Le second auteur clef , JB Say, va introduire, avec la définition de l'utilité, une innovation majeure dont nous n'avons pas fini de vivre les conséquences. C'est dans son Traité d'économie politique qu'il propose d'appeler utilité "cette faculté qu'ont certaines choses de pouvoir satisfaire aux divers besoins des hommes ". Say va introduire un lien fondamental entre trois concepts que nous aurons l'occasion de retrouver jusqu'à notre époque contemporaine : l'utilité, le désir, le sacrifice, eux mêmes au cœur du processus de création d'un quatrième élément aussi décisif que toujours mystérieux: la valeur. "Pourquoi, écrit-il, l'utilité d'une chose fait-elle que cette chose a de la valeur ? Parce que l'utilité qu'elle a la rend désirable et porte les hommes à faire un sacrifice pour la posséder". Et si on lui répond qu'il y a des choses “qui ont de la valeur et n'ont pas d'utilité, comme une bague au doigt, une fleur artificielle" Say rétorque : " Vous n'entrevoyez pas l'utilité de ces choses parce que vous n'appelez utile que ce qui l'est aux yeux de la raison, tandis qu'il faut entendre par ce mot tout ce qui est propre à satisfaire les besoins, les désirs de l'homme tel qu'il est. Or sa vanité et ses passions font quelquefois naître en lui des besoins aussi impérieux que la faim. Lui seul est juge de l'importance que les choses ont pour lui et du besoin qu'il en a. Nous n'en pouvons juger que par le prix qu'il y met". Ainsi comme le note Jean Joseph Goux l'économie se détache non seulement de la morale mais de tout référent extérieur : "c'est l'émancipation d'avec toute la philosophie morale qui est en jeu... JB Say conçoit très bien qu'avec cette notion radicale de l'utilité (..) il donne congé à tout jugement moral et il s'en félicite. Car ce congé exonère l'économie politique de la responsabilité du jugement éthique, et il trace, par là, une ligne de démarcation nette entre cette discipline encore nouvelle (...) et la science de l'homme moral et de l'homme en société". Walras : les conséquences de la redéfinition de l’utilité Nous retiendrons enfin le nom de Walras, père et fils, qui pousseront jusqu'à ses conséquences logiques les plus radicales cette redéfinition économique de l'utilité. Le premier, Auguste Walras, dans De la nature de la richesse et de l'origine de la valeur résume bien le décalage croissant entre éthique et économie : "il y a donc cette différence entre la morale et l'économie politique que la première n'appelle utiles que les objets qui satisfont à des besoins avoués à la raison, tandis que la seconde accorde ce nom à tous les objets que l'homme peut désirer, soit dans l'intérêt de sa conservation, soit par effet de ses passions et de ses caprices“. Comme l'explique Jean Joseph Goux "la science économique est prête pour un nouveau saut. Elle abandonnera bientôt, sans trop de scrupules, son titre d'économie politique pour devenir économie pure...poussant son indifférence axiologique et son mouvement d'abstraction et de démoralisation jusqu'à rejeter comme métaphysique toute question sur les raisons et les déraisons de l'utile, et sur ce qui détermine plus profondément la valeur ou la non valeur attribuée aux choses" Léon Walras, le fils, célèbre théoricien de l'économie marginaliste, systématisera encore cette évolution dans Eléments d'économie politique pure(1926) : "je dis que les choses sont utiles dès qu'elles peuvent servir à un usage quelconque et en permettent la satisfaction. Ainsi il n'y a pas à s'occuper ici des nuances par lesquelles on classe, dans le langage de la conversation courante, l'utile à côté de l'agréable entre le nécessaire et le superflu. Nécessaire, utile, agréable et superflu, tout cela, pour nous, est seulement plus ou moins utile (...) qu'une substance soit recherchée par un médecin pour guérir un malade ou par un assassin pour empoisonner sa famille, c'est une question très importante à d'autres points de vue, mais tout à fait indifférente au nôtre. La substance est utile, pour nous, dans les deux cas, et peut être plus dans le second que dans le premier" . 23 - ….. D’où émergera notre modernité … Tel est donc ce bouleversement qui va faire émerger ce nouveau monde où la nouvelle loi montante, celle de l'économie, récuse toute distinction morale, tout rapport au religieux, s'émancipe du politique et ne connaît que trois catégories pour se refonder sur les ruines de l'ancien : l'individu, le désir, la raison calculatrice au service de ce désir. Cette naissance s'accompagne d'une formidable énergie, mentale tout autant que mécanique, et ce n'est sans doute pas par hasard si c'est dans ce domaine énergétique que la révolution industrielle - révolution du désir technicien accouchant de machines à haut rendement énergétique- accomplira ses plus grandes prouesses. Et c'est cette même énergie que l'on retrouvera à l'œuvre lorsqu'il s'agira, après la seconde guerre mondiale, de reconstruire l'Europe dévastée et la faire entrer complètement dans la seconde révolution industrielle. Mais avant d'aborder ce second grand moment historique, à la racine de nos représentations actuelles de la richesse, revenons sur deux conséquences majeures de ce bouleversement. La première concerne, pour l'essentiel, la tradition libérale. La seconde, touche, et cela peut paraître plus étonnant , la tradition marxiste. …où le libéralisme …. Ce que le libéralisme économique va devoir assumer, c'est le prix de cette promotion du désir détaché de toute norme, de cet individu “hors société“ et de cette économie découplée du politique et de l'éthique. Ce prix c'est , pour l'essentiel, l'abandon de la recherche du “bien commun“ , les vices privés étant censés, par le tour de passe-passe de “la main invisible du marché“, se transformer en vertus publiques . Ce que résume bien l'exemple de la drogue qui, d'un point de vue économique, a la même valeur selon qu'elle sert à guérir ou à empoisonner, c'est que l'économie dans sa quête d'autonomie coupe les ponts avec l'univers de la valeur au sens éthique du terme. Dans des sociétés où le poids du religieux, de l'éthique et du politique restera fort, cette amoralisme radical de l'économie moderne ne produira que des effets limités. Mais quand l'économie devient à ce point déterminante que, pour reprendre le concept de Polanyi, ce n'est plus seulement une économie de marché, mais une “société de marché“ qui se met en place au point que le politique lui même calque ses valeurs, ses références, ses critères d'efficacité et d'efficience sur ceux de l'économique, alors l'équilibre de l'ensemble sociétal est gravement menacé : nous passons d'un univers où ce qui a vraiment de la valeur n'a pas de prix, pour rentrer dans un autre, que nous voyons se mettre en place sous nos yeux, où ce qui n'a pas de prix n'a pas réellement de valeur. …. rejoint le marxisme…. On aurait pu penser que, face à cette approche, une vision alternative aurait pu naître. Or il n'en fut rien car le marxisme, va, sur ce terrain de la représentation de la richesse , partager le même socle culturel que le libéralisme. Les deux grandes idéologies du XIXème et du XXème siècle vont en effet se forger et s'accorder, malgré la violence de leurs conflits sociaux et politiques, sur l'idée que l'essentiel, l'infrastructure, réside désormais dans l'économie, fondatrice, par le travail productif, de toute richesse possible. … dans le même aveuglement. On retrouvera, dès lors, dans les deux grandes traditions, les mêmes points aveugles, ceux là mêmes qu'entérineront les systèmes de comptabilités nationales qui naîtront après la seconde guerre mondiale: - l' impensé écologique, la nature étant traitée comme pur facteur de production, les biens abondants et gratuits que sont l'air, l'eau et la terre n'ayant en eux mêmes aucune valeur ; - l'impensé éthique, celui du libéralisme pour lequel n'importe quel désir a une valeur économique dès lors qu'il est solvable, celui du marxisme pour lequel il n'y a pas de morale transcendante à l'histoire; - l'impensé politique, l'Etat se trouvant réduit à être le garant du marché dans la version libérale, l'instrument de la domination de classe dans la version marxiste; il n'y a pas dès lors d'autonomie réelle du politique permettant de construire une vraie pensée de la démocratie : réduite à une dimension minimale dans le libéralisme, elle est dénoncée comme formelle dans le marxisme; - l'impensé anthropologique, l'homo economicus étant supposé être un calculateur rationnel du marché ou de l'histoire; il n'y a pas de prise en compte sérieuse, dans ces deux grandes représentations, de l'ampleur du fait passionnel et du continent souterrain que dévoilera la psychanalyse . On conçoit que lorsque l'Europe, confrontée à ses ruines, dut inventer une comptabilité destinée à faciliter sa reconstruction, c'est moins à ces points aveugles écologiques, éthiques et humains qu'elle songea : la tâche prioritaire était de produire en grande quantité des biens agroalimentaires et industriels . Les systèmes de comptabilité nationaux allaient servir à cela. 3/La comptabilité nationale et la fascination de l'ère industrielle Le concept de croissance économique Comme le fait remarquer Jean Gadrey , c'est lorsque l'Etat a pris les rênes de la politique industrielle et de la planification (en France après la Seconde guerre mondiale) que les idées que nous venons d'évoquer se sont muées en outils de mesure, en institutions, en chiffres lancés dans le débat public comme indicateurs du progrès. C'est alors que le concept de croissance économique qui mesure la variation positive du PNB (produit national brut) devient central et en vient à s'identifier pratiquement à la notion de Progrès. Partons de la définition que donne cet auteur sur la croissance économique : "c'est le taux de progression, d'une période à une autre, des flux de biens produits et/ou consommés dans un espace institutionnel donné : entreprise, branche, espace national, régional … etc.. " Pour bien fonctionner cette opération suppose que "les transformations de la production portent essentiellement sur les unités, que l'on retrouve les mêmes standards de produits au cours des périodes successives et que des conventions stables existent sur ce qu'il importe de retenir comme type de produits comptabilisés. " Elle porte donc sur des flux, et surtout elle est indépendante de leur qualité, des biens produits ou consommés. Ce type d'outil , notons le à nouveau , se présente donc toujours comme une convention construite en fonction d'objectifs : avec les physiocrates il fallait valoriser la terre et l'agriculture, avec Malthus, Smith, Say (mais aussi Ricardo et Marx) il s'agit de construire l'autonomie de la science économique naissante et de valoriser l'entrée dans la première révolution industrielle; après la seconde guerre mondiale il s'agit en Europe de favoriser la reconstruction matérielle et de faire entrer pleinement chaque pays dans la seconde révolution industrielle. On peut comprendre le caractère utile et en partie opératoire de ces définitions dans le contexte de la période "fordiste" caractérisée par une production et une consommation de masse à base principalement matérielle de biens fortement standardisés, bénéficiant d'économies d'échelle, de la mécanisation de l'agriculture, de l'automation industrielle. Mais tout change avec les conséquences de la mutation informationnelle tant en ce qui concerne les produits eux mêmes ( processus de "démassification“, variété croissante, innovations qui réduisent les cycles de vie , individualisation des solutions et "sur mesure") que dans le rôle majeur de l'intelligence humaine qui va bouleverser la donne classique de l'ère industrielle . En outre comme le note Jean Gadrey la prétendue économie du "bien être" était en réalité une économie du "beaucoup avoir" ce qui n'est pas sans conséquences lourdes sur le plan culturel voire civilisationnel . Un autre thermomètre à manier avec précaution : la productivité Le problème est redoublé avec l'autre indicateur fétiche de notre modèle de croissance : la productivité qui mesure le temps humain passé à fabriquer un produit . On conçoit que, dans le cas d'une production matérielle, cet indicateur soit intéressant : grâce au tracteur, le paysan mettra moins de temps à labourer son champ; grâce au robot l'automobile sera construite plus rapidement et coûtera moins cher; grâce à l'ordinateur des calculs complexes seront réalisés plus vite etc. Bref la machine à créer toujours plus de biens avec moins de travail humain sera sans cesse alimentée. Mais qu'arrive-t-il si nous quittons l'univers des biens pour entrer dans celui des "liens" ? Il n'y a de solution en effet au problème du chômage généré par les progrès de productivité que si de nouveaux emplois se créent dans des secteurs où le progrès de productivité ne chasse pas en permanence l'être humain. On a cru, un temps, le trouver dans l'ensemble du secteur tertiaire qui récupérait, après l'exode rural, les personnes touchées par "l'exode industriel". Mais la révolution informationnelle a commencé à détruire des millions d'emplois dans les services dits "standardisables" : un distributeur automatique de billet peut remplacer le geste de guichetier et des secteurs économiques entiers comme les banques et les assurances sont touchés à leur tour par le sous emploi. Le seul secteur à ne pas être atteint, par nature, c'est celui des services relationnels : si l'essence du service rendu réside dans la relation humaine, remplacer l'humain par une machine devient une absurdité. Un enseignant peut utiliser l'ordinateur pour améliorer sa pédagogie mais il ne peut être remplacé par l'ordinateur car ce dont ses élèves ont avant tout besoin c'est d'être au contact d'un adulte qui les aide à grandir et à apprendre le difficile et passionnant métier d'homme, métier central dont tous les autres, dans l'ordre des savoirs et des savoirs faire, ne sont que des déclinaisons. C'est ainsi que les principaux pôles de développement de nos économies reposent désormais sur des secteurs comme l'éducation et la santé qui exigent une très forte intervention humaine, en temps consacré comme en qualité relationnelle . Et là le concept de productivité devient carrément contre-productif. Prenons, comme le propose Jean Gadrey, l'exemple des services de santé. L'approche en termes de productivité supposerait que l'on mesure les flux d'actes, de traitements médicaux et chirurgicaux, de patients traités. On voit bien que c'est absurde. Ce qui compte en matière de santé c'est non le nombre de fois où l'on va chez le médecin mais le fait de savoir si l'on est guéri. Or, avec la comptabilisation actuelle, les politiques préventives ont pour effet paradoxal de réduire la croissance. Il est donc temps de changer de thermomètres Ainsi nous disposons d'un outil forgé pour favoriser une croissance matérielle de nature industrielle ou agro-alimentaire qui devient globalement inadapté et même en grande partie contre-productif lorsqu'il s'agit d'affronter les trois grands défis de l'avenir que sont l'entrée dans l'ère informationnelle et la révolution du vivant, l'importance devenue vitale des enjeux écologiques et le rôle majeur que jouent désormais les services et singulièrement les services relationnels comme l'éducation, la santé, les activités de proximité dans notre développement. Bref il est temps de changer de thermomètres ! 4/ La double face de la monnaie : doux commerce et guerre économique. De l’évolution de la monnaie Nous devons d'autant plus nous pencher sur ces curieux thermomètres que leurs graduations, les unités monétaires, changent quotidiennement. On sait en effet que la première des fonctions de la monnaie est d'être une unité de compte : si l'on veut dépasser l'échange sous forme de troc on conçoit qu'il est utile d'adopter, au sein d'une collectivité, une unité de compte unique et de libeller toutes les valeurs en cette unité afin de pouvoir échanger facilement des biens. On retrouve la même nécessité que celle qui a donné naissance à d'autres systèmes de mesure pour échanger du temps (les heures, minutes, secondes etc.) des poids (les kilos et les grammes..) ou, dans le domaine des longueurs, le choix du système métrique plus universel que les systèmes fondés sur la morphologie humaine comme le pied et le pouce. Mais justement : imagine-t-on la pagaille qu'introduirait une bourse des kilos et des mètres changeant de valeur quotidiennement ! La monnaie moyen d’échange et étalon C'est pourtant ce qui se passe avec la monnaie. Comme unité de compte c'est en effet un étalon permettant d'additionner des éléments hétérogènes et c'est grâce à elle que l'échange peut se démultiplier. Mais une vraie unité de compte ne peut avoir de valeur par elle même sauf à varier. C'est bien cependant ce que l'on fait en utilisant, comme vecteur monétaire, des biens ayant eux mêmes de la valeur comme les têtes de bétail ou , pendant une brève période historique, des métaux précieux comme l'or et l'argent. Cette courte période de l'histoire de l'humanité s'est révélée décisive dans la représentation de la monnaie puisque, encore aujourd'hui, on parle “d'argent“ alors que le dernier lien qu'une monnaie, le dollar, entretenait encore avec un métal précieux, l'or, a été coupé en 1971 par le président américain de l'époque, Richard Nixon. Depuis nous vivons à l'heure de la monnaie-information, simple signe transmis électroniquement par virement, carte de crédit ou par chèque. Les billets de banque qui mirent si longtemps à s'imposer, car il était difficile d'avoir confiance en un simple bout de papier, et nos fameuses pièces "sonnantes et trébuchantes" ne représentent plus qu'une toute petite partie (moins de 15%) de la masse monétaire en circulation. Gageons que s'il n'y avait pas d'économie maffieuse, de blanchiment et de valises de billet cette masse serait encore plus réduite. Autant dire que la monnaie n'est pas de l'argent, qu'elle ne l'a, historiquement presque jamais été. Cela ne nous empêche pas de continuer à parler d'argent, à croire (faut il dire "dur comme fer"?) que la monnaie a de la valeur en elle même et à ôter en revanche leur valeur aux humains et à la nature qui sont pourtant, par leur échange transformateur, les seules sources réelles de valeur. On se souvient de l'histoire du roi Midas qui avait fait le vœu de voir tout changer en or. Exaucé, il fut condamné à mourir de faim et de soif puisque toute nourriture et toute boisson, conformément à son souhait, s'était changée en minéral. La monnaie réserve de valeur Cette confusion sur la monnaie, source de valeur, est d'autant plus forte que la monnaie est belle et bien déclarée "réserve de valeur". Qu'entend on par là exactement ? que la valeur monétaire actuelle sera maintenue si l'échange, au lieu de se produire immédiatement, est différé dans le temps. C'est ce mécanisme de réserve de valeur qui permet l'épargne et l'investissement mais aussi la thésaurisation et la spéculation. On conçoit que cette fonction de réserve de valeur (la troisième après celle d'étalon et celle de moyen d'échange) a joué un rôle de plus en plus décisif avec l'avènement du capitalisme. Le problème c'est que le risque que la monnaie se dévalorise est historiquement beaucoup plus fondé que l'inverse. Les princes, on le sait, se sont spécialisés dans l'art de dévaluer la monnaie afin de payer plus facilement leurs dettes. Il fallait donc, pour que l'on soit sûr que la monnaie garde sa valeur dans le temps, rajouter un mécanisme qui non seulement garantirait sa valeur présente (une sorte de prime d'assurance) mais lui donnerait même une valeur supérieure : c'est ce que l'on appelle le taux d'intérêt qui ne se contente pas de rétribuer le service rendu (le prêt) mais conduit selon l'expression consacrée à ce que "l'argent travaille tout seul". C'est même à cause de cette étonnante propriété, celle de s'auto-créer dans le temps, que le prêt à intérêt fut pendant très longtemps considéré comme le premier des péchés mortels, celui qui condamnait l'usurier à la damnation éternelle sans espoir de rémission. Car c'était attribuer à l'argent un pouvoir sur le temps qui n'appartient qu'à Dieu. Il fallut, comme l'a superbement montré l'historien Jacques Le Goff l'invention du purgatoire pour que les usuriers voient leur avenir dans l'au delà moins noir et que la négociation ici bas pour le financement de l'église s'organise sous de meilleures auspices. Cohabitation des trois fonctions Le cumul de ces trois fonctions est, on le conçoit, commode et même profitable, pour ceux qui savent en jouer, mais source d'incompréhension et d'injustice pour ceux qui ne disposent pas de la maîtrise de l'outil monétaire. Car ces trois fonctions sont, en partie, contradictoires. C'est ainsi que la thésaurisation (réserve de valeur), qui consiste à conserver de la monnaie, s'oppose en partie a l'échange qui exige au contraire une circulation rapide; et la fluctuation de la valeur de la monnaie crée elle même une instabilité incompatible avec sa fonction d'unité de compte (étalon). Cette incohérence construit une opacité qui transforme la monnaie en outil de domination au bénéfice de ceux qui contrôlent ces trois niveaux mais au détriment de la plupart des citoyens qui n'en comprennent pas les mécanismes. Prenons l' exemple d'une personne qui critique la monnaie comme objet de spéculation et à qui on va rétorquer qu'elle veut revenir au troc. L'argument est a priori imparable : comme nul ne peut récuser sérieusement la fonction d'unité de compte et l'utilité d'un moyen d'échange, la critique de ce qui constitue en fait la 3ème fonction de la monnaie (réserve de valeur et ses conséquences) va être amalgamée avec la négation des deux premières. C'est ainsi que l'on clôt un débat qui devrait être au cœur de la délibération démocratique. La monnaie est en effet en relation non seulement avec le lien économique, à travers le marché, mais aussi avec le lien politique (c'est l'autorité politique qui la garantit, l'émet, ou autorise qu'elle soit émise par d'autres) et même le lien symbolique comme en témoignent les grandes figures présentes sur les billets et les devises comme “liberté-égalité-fraternité“ qui signalent les valeurs fondatrices de la communauté de référence où circule la monnaie. L'appropriation (ou la ré-appropriation) démocratique de la monnaie est ainsi une exigence de même nature et de même importance que la mise en débat public de nos représentations de la richesse. Il n'y a de légitimité, en démocratie, pour une monnaie, que si elle est fondée sur la citoyenneté. Le droit d'émettre de la monnaie, c'est à dire des droits de tirage sur la richesse collective, appartient à la collectivité démocratique et à ses représentants. De même que la valorisation de certaines richesses plutôt que d'autres résulte de choix et non d'une sorte d'état de nature qu'il suffirait de constater, les conditions dans lesquelles certains acteurs se voient reconnus le droit de créer de la monnaie , pouvoir considérable s'il en est, ne peut être maintenu durablement dans l'opacité. L’exigence démocratique et le passage à l’Euro Cette exigence démocratique est d'autant plus nécessaire que nous allons vivre, avec le passage à “l'euro quotidien“, une véritable mutation culturelle qui doit, pour réussir , intégrer cette dimension symbolique et politique de la monnaie européenne en l'appuyant sur un espace social et démocratique. Car ce signe étonnant qui cumule trois fonctions partiellement contradictoires est d'abord une langue et comme toute langue elle peut être la meilleure et la pire des choses. Le meilleur, il se situe évidemment dans la facilitation de l'échange et dans le processus de pacification qui lui est lié. Le mot “payer“ en porte la trace puisqu'il vient du latin “pacare“, pacifier. C'est dans cette perspective que Montesquieu a développé sa théorie du “doux commerce“ comme alternative à la guerre. Mais, dans le même temps, la monnaie est aussi vecteur de la violence des rapports sociaux, comme l'ont bien montré Michel Aglietta et André Orlean dans leur livre La violence de la monnaie . Loin d'être du côté d'un marché régulé et pacifié, la monnaie est alors vecteur du désir de toute puissance et structure des rapports sociaux où l'absence de monnaie à un pôle génère la misère physique (et parfois psychique ) tandis que l'excès de monnaie à l'autre génère (souvent) la misère morale. Cette ambivalence de la monnaie, vecteur de paix ou de violence, se manifeste aussi dans l'abstraction qu'elle porte en elle. D'un côté cette abstraction permet son universalisation et facilite l'échange au loin dans l'espace (cas des grandes monnaies convertibles) ou dans le temps (par l'épargne et l'investissement). Mais cette monnaie qui permet l'échange au loin finit aussi par détruire l'échange de proximité. A quoi sert de pouvoir acheter un produit fabriqué à 10.000 km de chez soi si l'on ne peut échanger avec son voisin qui vit dans la pauvreté? A quoi bon pouvoir mettre de l'argent de côté pour le retrouver dans vingt ans si l'on ne peut assurer la vie des siens le mois suivant ? C'est à ce déficit de proximité que se sont attaqués tous les nouveaux mouvements d'échange qui sont nés au cours de ces dernières années et qui témoignent d'une grande créativité sociale. Qu'il s'agisse des réseaux d'échange réciproques de savoirs, des SEL (systèmes d'échange locaux), des LETS, (local exchange trade sytem en pays anglophones), des réseaux latino américains de “troc multiréciproque“, des banques du temps italiennes ou du système “time dollar“ américain , il s'agit toujours, sous des modalités différentes, de retrouver les fonctions pacificatrices de l'échange que les monnaies officielles ont fini par occulter. En proclamant , comme le dit une formule souvent utilisée dans ces différents réseaux d'échange, que le “lien est supérieur au bien“ il s'agit aussi de réinsérer l'être humain au cœur de cet échange où il finissait par disparaître dans sa pure fonctionnalité économique de producteur ou de consommateur. évaluation démocratique et développement humain. Le chantier, on le constate, est considérable. Nous ne pouvons tirer le meilleur de la mutation informationnelle en cours et de la révolution du vivant qui s'amorce que si nous replaçons l'économie et la monnaie dans une perspective plus ample, à la conjonction des deux oubliés de la modernité, la nature et l'homme lui même, à travers la perspective de l'écologie humaine. Ce projet appelle nécessairement un surcroît de qualité démocratique. Car c'est la démocratie qui permet d'agréger des préférences individuelles autrement que par la monnaie grâce à la délibération publique et au vote; c'est elle qui conserve le meilleur de l'individu en le mettant en relation avec autrui pour délibérer du bien commun à travers la construction de la citoyenneté; c'est elle qui permet de penser une éducation du désir de l'enfant pour l'aider à grandir en humain au nom de valeurs civiques tout en respectant sa liberté en formation. La démocratie est ainsi l'espace par excellence où doit s'organiser la délibération sur les valeurs, l'évaluation, qu'une collectivité entend promouvoir en vue de favoriser un développement qui soit à la fois durable et humain. Mais cette démocratie constitue encore, à bien des égards, un gisement d'intelligence collective en friche, largement sous utilisé, en particulier dans le domaine qui nous occupe ici de la délibération sur la valeur des richesses. C'est donc aussi une “démocratie inachevée“ comme le souligne Pierre Rosanvallon , une démocratie à réinventer qui peut mettre en œuvre cette approche de l'évaluation démocratique en la nourrissant de la perspective de l'écologie humaine et des outils de la citoyenneté active. Dans cette recherche il nous faudra savoir aussi prendre en compte d'autres moyens de choix et d'échange que la monnaie. C'est ainsi que le temps est, avec le vote, un autre moyen de choisir d'actualiser certaines virtualités de vie plutôt que d'autres. Quant à la monnaie elle même l'enjeu de son appropriation démocratique est de l'utiliser pleinement dans sa logique pacificatrice et de réduire sa part de violence. Le projet à construire s'ordonne dès lors autour de la mise en place de ce nouveau paradigme à promouvoir qu' est l'évaluation démocratique des activités humaines dont la comptabilisation monétaire n'est qu'un sous ensemble. Et cette évaluation est elle même ordonnée, comme moyen, à une finalité qui est celle d'un développement humain soutenable (ou durable).Quels pourraient en être les acteurs, comment définir leurs alliances, leur stratégie, c'est cette question qu'il nous faut maintenant aborder. |
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