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Le Financement du développement

Jacques Nikonoff
Professeur associé à l’université Paris VIII (Saint-Denis), membre du Conseil scientifique d’ATTAC

Exposé fait le 10 octobre 2001 lors d’un colloque à la Maison des Parlementaires de Bruxelles organisé par le Groupe belge de l’Union interparlementaire.

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Participaient à ce colloque : M. Dirk Van der Maelen (chef du groupe SP de la Chambre) ; Mme Sophie Charlier (collaboratrice à Entraide et Fraternité) ; Mme Shalmali Guttel (Focus on the Global South, Bangkok, Thaïlande) ; M. Kamal Malhotra (PNUD, collaborateur du secrétariat Financing for Development, Département Affaires économiques et sociales, Nations unies, New York, Etats-Unis) ; M. Frédéric Renard (Adjoint du Commissaire spécial DGCI, Ministère des Affaires étrangères, Bruxelles, Belgique) ; Mme Sabine de Béthune (première vice-présidente du Sénat, CVP) ; M. Camille Chalmers (directeur exécutif de la plate-forme Haitian Advocacy Platform for an Alternative Development) ; M. Pietro Veglio (chef de division des examens de l'aide et de suivi politique, OCDE, Paris, France) ; Mme Claudine Drion (Députée Ecologiste) ; M. Michel Barbeaux (sénateur PSC) ; M. Paul De Grauwe (sénateur VLD) ; Mme Leen Laenens (Députée Agalev) ; M. Philippe Mahoux (chef du groupe PS du Sénat) ; M. Gerard Karlshausen (secrétaire politique CNCD) ; M. Rudy De Meyer (chef du service d’étude, Koepel van de Vlaamse Noord-Zuidbeweging – 11.11.11) ; M. Thierry Dockx (Syndicat mondial du Travail) ; M. James Howard (CISL, Confédération internationale des syndicats libres).Et les points de vue de :M. Didier Reynders, ministre des Finances, et de M. Eddy Boutmans, secrétaire d’état à la Coopération au développement.

Mesdames et Messieurs,

Depuis les attentats apocalyptiques du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, jamais les questions du développement et de son financement ne se seront posées avant autant d’acuité et d’urgence. Nul ne peut nier aujourd’hui que le terrorisme fanatique prend sa source dans l’inégalité du monde, dans les crises locales non résolues parfois depuis des décennies, dans l’absence de perspectives et le désespoir des peuples.

Le terrorisme fanatique doit être combattu. Les aspects militaires, légitimes, ne peuvent cependant pas constituer la seule réponse. Il faut une réponse d’ensemble – systémique – aux malheurs du monde.

Lors du « Sommet du millénaire », les chefs d’État et de gouvernement, rassemblés au Siège de l’Organisation des Nations Unies à New York, du 6 au 8 septembre 2000, ont adopté un texte d’une importance capitale intitulé « déclaration du millénaire ».

Permettez-moi de vous en citer quelques extraits :

« Nous reconnaissons que, en plus des responsabilités propres que nous devons assumer à l’égard de nos sociétés respectives, nous sommes collectivement tenus de défendre, au niveau mondial, les principes de la dignité humaine, de l’égalité et de l’équité. En tant que dirigeants, nous avons donc des devoirs à l’égard de tous les citoyens du monde, en particulier les personnes les plus vulnérables, et tout spécialement les enfants, à qui l’avenir appartient.

Nous ne ménagerons aucun effort pour délivrer nos semblables – hommes, femmes et enfants – de la misère, phénomène abject et déshumanisant qui touche actuellement plus d’un milliard de personnes. Nous sommes résolus à faire du droit au développement une réalité pour tous et à mettre l’humanité entière à l’abri du besoin.

Nous décidons :

De réduire de moitié, d’ici à 2015, la proportion de la population mondiale dont le revenu est inférieur à un dollar par jour et celle des personnes qui souffrent de la faim et de réduire de moitié, d’ici à la même date, la proportion des personnes qui n’ont pas accès à l’eau potable ou qui n’ont pas les moyens de s’en procurer.

Que, d’ici à la même date, les enfants partout dans le monde, garçons et filles, seront en mesure d’achever un cycle complet d’études primaires et que les filles et les garçons auront à égalité accès à tous les niveaux d’éducation.

Que, à ce moment, nous aurons réduit de trois quarts la mortalité maternelle et de deux tiers la mortalité des enfants de moins de 5 ans par rapport aux taux actuels.

Que, d’ici là, nous aurons arrêté la propagation du VIH/sida, et commencé à inverser la tendance actuelle, et que nous aurons maîtrisé le fléau du paludisme et des autres grandes maladies qui affligent l’humanité.

D’apporter une assistance spéciale aux orphelins du VIH/sida.

Que, d’ici à 2020, nous aurons réussi à améliorer sensiblement la vie d’au moins 100 millions d’habitants de taudis, conformément à l’initiative Villes sans taudis ni bidonvilles. »

Ce texte est magnifique.

Va-t-il rester une pure déclaration d’intention, ou va-t-il susciter des actes concrets ?

Hélas, le doute est permis.

Rappelons que selon le Programme des Nations unies pour le développement, « Le coût de réalisation et de maintien d’un accès universel à l’éducation de base, à l’eau potable et à des infrastructures sanitaires, ainsi, pour les femmes, qu’aux soins de gynécologie et d’obstétrique, est estimé à environ 40 milliards de dollars par an. Cela représente moins de 4 % de la richesse cumulée des 225 plus grosses fortunes ».

Quarante milliards de dollars, c’est exactement la somme que le Congrès américain vient de voter pour les opérations de guerre contre le terrorisme…

En faisant cette remarque, je ne veux pas nier la nécessité qui existe de dégager des moyens budgétaires pour éradiquer le terrorisme fanatique. Je constate que le Congrès américain a voté cette décision en une journée, car ses membres ont jugé que tel était l’intérêt du peuple américain et des Etats-Unis. Cet exemple montre tout simplement qu’il n’existe absolument aucun obstacle financier à l’aide au développement. Demain matin, si les gouvernements des pays développés le voulaient – et les peuples de ces pays – des moyens massifs, puissants, seraient mis au service du développement du monde. Je pense que nous devons atteindre un niveau de conscience planétaire, parmi les peuples des pays riches, pour qu’ils influencent leurs gouvernements respectifs, afin que leur intérêt se confonde avec l’intérêt de tous les habitants de la planète.

A la suite de ce « Sommet du millénaire », une Conférence internationale rassemblant les chefs d’Etat a été chargée d’examiner la question du financement du développement. Elle se tiendra à Monterrey, au Mexique, du 18 au 22 mars 2002.

Cette Conférence doit être un tournant, une rupture, le début d’une nouvelle époque dans l’approche du développement et la construction d’un nouvel ordre mondial.

Pour y parvenir, deux types de réflexions sont à mener : la remise en cause des conceptions qui ont conduit à l’échec du développement ; la fixation d’objectifs partagés pour le financement du développement, s’inscrivant dans la construction d’un nouvel ordre mondial.

I. - Remettre en cause les conceptions qui ont conduit à l’échec du développement : l’idéologie néo-libérale

Un certain nombre d’idées – je parlerai plutôt de lieux communs – sont désormais acceptées par l’opinion publique, les médias, les institutions internationales, sans aucun esprit critique. Je me limiterais ici à trois exemples.

1. – La « mondialisation » serait inéluctable et profiterait à tous

Rappelons que la « mondialisation » possède deux visages : celui du rapprochement séculaire entre les Hommes et les peuples et celui de la domination du capitalisme financiarisé. On doit donc distinguer la « mondialisation » de la « mondialisation libérale ». La « mondialisation » représente une série de véritables enjeux planétaires. Quant à la « mondialisation libérale », elle traduit la victoire du capitalisme anglo-saxon et n’est que la stratégie mondiale des forces politiques et économiques néo-libérales. Elle n’est qu’une tentative de colonisation du capitalisme anglo-saxon. Le modèle anglo-saxon est en effet le support du mondialisme. La « mondialisation libérale » est l’idéal politique porté par la puissance dominante. Elle est le résultat d'un rapport de forces, non seulement entre différentes formes de capitalismes, mais aussi entre puissances dominantes et puissances dominées.

La « mondialisation libérale » n’a pas répondu aux promesses qui étaient faites aux pays pauvres. Présentée par ses partisans comme une évolution « heureuse », elle n’est en réalité qu’un mythe : le libéralisme économique n’a pas provoqué le libéralisme politique, la distance entre les cultures et les peuples n’a pas été réduite, les niveaux de vie entre Nord et Sud ont divergé. Le nouvel Age d'or qui devait apparaître à la suite de l’alignement sur le modèle des pays occidentaux développés n’a aucune consistance.

Il est bien difficile de ne pas considérer la « mondialisation libérale » comme un mal.

Un grand nombre de pays ont été marginalisés et, loin de partager l'augmentation des richesses, ont été distancés. L'écart total entre les 20 % les plus riches de l'humanité et les 20 % les plus pauvres a été multiplié par deux entre 1940 et 1990. Pour donner un seul exemple : en 1976, la Suisse était 52 fois plus riche que le Mozambique ; en 1997, elle l'était 508 fois plus. 1,3 milliard de personnes n'ont pas d'eau courante et 40 000 enfants meurent chaque jour à cause de maladies liées à la famine. L'espérance de vie dans des endroits comme l'Afrique subsaharienne et la Russie a baissé de façon dramatique. Plus du cinquième de la population mondiale vit encore dans le dénuement absolu (avec moins de 1 dollar par jour), et la moitié n’a pas 2 dollars par jour pour vivre. Les 2,5 milliards d’habitants des pays à faible revenu connaissent encore une mortalité infantile qui dépasse 100 pour 1 000 naissances vivantes, alors que ce même taux, pour les 900 millions d’habitants des pays à revenu élevé, n’est que de 6 pour 1 000. Dans les pays à faible revenu, il y a encore en moyenne 40 % d’analphabètes.

On retrouve aussi ce phénomène de pauvreté et d'exclusion au sein même des sociétés dites développées.

En regardant ce monde, on est en droit de poser la question suivante : en présence de tant de richesse et de croissance économique d’un côté, comment un tel degré de pauvreté et d'insécurité économique peut-il exister d’un autre côté ? Comment peut-on s’habituer à cette situation ?

2.– Le libre-échangisme sans entrave apporterait la prospérité universelle

On entend dire sur tous les tons, de façon lancinante, obsessionnelle, que le développement sans entrave du commerce international constituerait à la fois une manifestation des libertés démocratiques et la promesse de la prospérité universelle.

Depuis Smith, Ricardo et Montesquieu, on considère généralement que le commerce international est une excellente chose pour les Nations.

La première raison tiendrait au fait que le commerce international, progressant plus rapidement que la production mondiale, « tirerait » par conséquent cette dernière. Pour développer la croissance économique et l’emploi, il faudrait donc « libérer » le commerce international de toutes les entraves – particulièrement des « barrières » nationales – et pratiquer un libre-échange le plus intégral possible. Les organismes multilatéraux comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) exercent une pression permanente en faveur de cette « libéralisation » des échanges et contre les mesures prises par les Etats qui pourraient être qualifiées de « protectionnistes ».

La deuxième raison qui conduit à considérer que le libre-échangisme est une excellente chose pour les Nations, est que la spécialisation des économies, la division internationale du travail et les avantages comparatifs entre Nations seraient par principe des facteurs d’efficacité.

Hélas, il ne s’agit que d’un conte de fée.

Tout d’abord, avec les immenses progrès des technologies, les avantages comparatifs entre Nations relèvent de moins en moins de données naturelles, et de plus en plus de « construits ». Ce qui a changé par rapport aux XVIIIe et XIXe siècle, c’est qu’aujourd'hui les avantages comparatifs doivent être considérés comme des construits, et non comme des données naturelles. C’est en refusant d’accepter ces évolutions qu'intervient toute la perversité d'un libre-échangisme systématique, car spontanément, aucun pays pauvre ne disposera jamais des technologies. Il est vrai que la concurrence peut, à court terme, sanctionner des inefficacités relatives de production. Mais elle est funeste lorsqu'elle empêche la construction d'un avantage comparatif pertinent.

Ensuite, le libre-échangisme actuel renforce la domination des pays les plus puissants sur le reste de la planète. Au lendemain du conflit de 1939-1945, ce sont les Etats-Unis qui ont organisé le commerce mondial en soutenant le libre-échange puisqu’ils étaient quasiment les seuls à pouvoir vendre. La guerre a en effet permis une nouvelle phase d'expansion qui touche tous les secteurs. Entre 1939 et 1944, le volume des biens et services produits a augmenté de 50 % aux Etats-Unis, celui des matières premières de 60 %, celui des articles manufacturés a triplé, l'agriculture a augmenté sa production d'un tiers, le potentiel industriel s'est accru de 40 %. Orienté vers l'effort de guerre, ce développement économique (résultant de choix politiques) aura, la paix revenue, besoin de marchés : le libre-échange et l'ouverture plus grande des frontières seront mobilisés pour lui donner des débouchés nouveaux ou agrandis. Les Etats-Unis vont mettre en place le GATT, créé sous l'égide de l'ONU. En réalité, le commerce international dans le monde capitaliste est avant tout l'exploitation économique d'une périphérie dominée (comme les anciennes colonies) par un Centre développé et impérialiste (I'Occident). Il résulte des stratégies des firmes multinationales, avides de débouchés pour leurs produits et de matières premières à bas prix. Cette exploitation s'explique par l'échange inégal.

Enfin, les exportations des uns ne sont que les importations des autres dans un système de guerre commerciale mondiale. L'avantage financier pour un pays qui possède une balance commerciale excédentaire se traduit nécessairement par un inconvénient pour un autre pays qui a une balance commerciale déficitaire. Ce dernier, pour payer ce qu’il importe, devra acheter les devises correspondantes avec sa propre monnaie. Puisque ce pays importe plus qu’il n’exporte, il s’appauvrit. En effet, à l’échelle planétaire, les exportations des uns faisant les importations des autres, leur somme est nulle et la somme des balances commerciales de l’ensemble de tous les pays est nulle. La somme des déficits des uns est égale à la somme des bénéfices des autres.

C’est en cela que le libre-échange sans entrave n’est qu’un rapport de forces entre puissances, enrichissant les uns – les plus forts – et appauvrissant les autres – les plus faibles. Il n’existe aucune relation de cause à effet entre la croissance économique et le libre-échange.

L’immense défi pour l’humanité est de passer de cette guerre commerciale totale à la coopération internationale. Il est parfaitement possible que deux ou plusieurs pays tirent un avantage mutuel à leurs échanges. Mais cela n’est possible à condition que leur relation soit davantage coopérative que concurrentielle. Autrement dit, il y a des synergies, ou des rendements croissants, ou des « externalités » positives entre ces pays.

Le commerce international doit avoir les mêmes règles que le judo : on n’organise pas de compétition entre les poids lourds et les poids plumes…

3. – La baisse des « prélèvements obligatoires » serait indispensable au développement économique et à l’emploi

On nous répète sans cesse que les « prélèvements obligatoires » auraient atteint des niveaux « insupportables » dans les pays développés. Il faudrait donc les abaisser, tout le temps et partout. Ce serait la condition de l’efficacité économique et de la création d’emplois.

L’expression même de « prélèvements obligatoires » devrait être radicalement contestée car elle ne correspond pas à la réalité et fonctionne comme un repoussoir. Cette expression donne l’impression d’une sorte d’extorsion, organisée par l’État sur les contribuables, pour des motifs obscurs. La réalité est beaucoup plus simple : les impôts et cotisations sociales servent à payer les prestations sociales (par exemple les retraites), la santé et l’éducation... Ces dépenses sont financées par l’impôt, résultat d’un vote démocratique des Parlements. Un nom plus exact serait : « services démocratiques », ou encore « dépenses vitales », ou « dépenses d’intérêt général » ou « participation de solidarité » On devrait finalement parler de « contributions », comme le fait la Constitution françaises : les citoyens « contribuent » aux dépenses publiques selon leurs capacités. Si on retenait l’un ou l’autre de ces termes, nul doute que le débat sur leur part dans le revenu national changerait de nature.

Le caractère trop élevé des « prélèvements obligatoires » n’est qu’un mythe. Nulle part dans le monde l’économie et l’emploi n’ont profité des baisses massives des impôts et cotisations sociales intervenues depuis le début des années 1980. En réalité, l’attention attirée sur les « prélèvements obligatoires » n’est qu’une diversion. Pendant ce temps, dans le silence, des firmes multinationales livrent une « guerre fiscale mondiale » aux Etats auprès desquels elles exercent un véritable chantage pour obtenir la baisse de leurs impôts.

Il faut au contraire augmenter le volume des recettes fiscales et sociales pour financer les services collectifs comme l’éducation et la santé, partout dans le monde.

Les faits montrent aisément qu’il n’existe strictement aucun lien entre le niveau des impôts et des cotisations sociales et le niveau de l’activité économique et de l’emploi.

Si la compétitivité se résumait au niveau des impôts et cotisations sociales patronales, toutes les entreprises, dans le monde entier, auraient envahi depuis longtemps l’Éthiopie ou le Bangladesh. Ce n’est pas le cas parce que les entreprises ont besoin d’une main-d’œuvre formée à des qualifications variées, d’énergie fiable, d’infrastructures de transport et de communication, de marchés de proximité. Or ces facteurs de compétitivité sont étroitement liés au niveau des dépenses publiques.

Le niveau de « prélèvements obligatoires » acceptables dans une société est totalement indéfini sur le plan économique. Nul ne doute en revanche qu’une limite existe, mais elle dépend du degré de solidarité accepté par la société, de l’inégalité des revenus qu’elle juge légitime et du rapport qualité/prix offert par les services collectifs en contrepartie des contributions versées.

La guerre fiscale et la menace de délocalisation a conduit nombre de pays développés à céder au chantage et à baisser progressivement la pression fiscale sur les entreprises et les investissements étrangers. Dans les années 90, ces taux étaient habituellement de 30 à 35 % dans la plupart des pays de l’OCDE. Au début des années 2000, rares sont les pays développés qui connaissent des taux réels supérieurs à 20 %.

Cette guerre fiscale totale, engagée sur l’initiative des firmes multinationales, exerce un chantage sur les Etats : les grands Groupes demandent des baisses d’impôts, faute de quoi c’est la menace de la délocalisation. Ce chantage est d’autant plus facile que les différences entre les fiscalités nationales permettent de nombreux arbitrages pour « optimiser » la situation fiscale de ces Groupes. Parallèlement, l’utilisation croissante des « paradis fiscaux », en toute légalité, permet une baisse des contributions des Groupes et des personnes fortunées. Ces paradis fiscaux encouragent également les activités financières illégales, qui sont par définition exonérées d’impôts. Au total, les Nations sont privées de ressources qui permettraient de supprimer la misère et le chômage chez elles et dans le monde entier.

Cette évolution constitue un transfert du poids fiscal du capital vers le travail. Elle a des effets régressifs, parce que les revenus du capital sont perçus par les plus fortunés qui échappent à l’impôt, alors que la fiscalité sur la consommation pèse surtout sur les ménages pauvres car elle constitue l’essentiel de leurs dépenses. Cette situation explique en partie les inégalités croissantes de revenus dans le monde.

Les paradis fiscaux sont un moyen parfaitement légal, pour les firmes multinationales et les personnes fortunées, d’échapper à leurs obligations légales de contribution au bien commun. Alors que les pays accueillant les paradis fiscaux ne représentent que 1,2 % de la population mondiale et 3 % du PIB mondial, ils représentent 26 % de l’actif financier mondial et 31 % des profits des seules FMN américaines. On estime à environ un tiers du PIB mondial le montant des actifs financiers détenus dans des paradis fiscaux. Selon des estimations, l’argent passant par les paradis fiscaux se monterait entre 6 et 7 000 milliards de dollars, soit l’équivalent du commerce mondial annuel des biens et services. Sur cette somme, entre 3 et 4 000 milliards de dollars appartiennent à des personnes physiques fortunées. D’après une étude du FMI, les investisseurs institutionnels détiendraient 1 700 milliards de dollars dans les paradis fiscaux.

La plupart de ces sommes ne sont pas soumises à la fiscalité ou bénéficient d’une fiscalité réduite. S’il est impossible de calculer la perte fiscale pour les Nations avec précision, une estimation grossière la fixe, pour les pays développés, à 50 milliards de dollars par an.

La fiscalité est un élément essentiel d’une société juste et efficace. C’est l’obligation sociale et morale faite aux entreprises et aux individus de payer proportionnellement à leurs revenus afin de financer les biens publics et la protection sociale.

L’exemple de l’Empire de Monsieur Murdoch illustre parfaitement cette réalité. Sa société News Corporation, avec ses filiales, a payé un taux d’imposition de 6 % en 1999 à l’échelon mondial. Il est à comparer avec les taux d’imposition en Australie, Grande-Bretagne et Etats-Unis - pays dans lesquels cette société possède des filiales - qui sont respectivement de 36 %, 35 % et 30 %. Cette société possède une structure complexe. Selon son rapport annuel de 1998, le Groupe Murdoch compte 800 filiales dont 60 dans des paradis fiscaux comme les îles Cayman, les Bermudes, les Antilles néerlandaises et les îles Vierge. Cette situation a des conséquences étranges. L’activité britannique la plus profitable du Groupe Murdoch dans les années 90 n’a pas été le Sunday Times ou la télévision par satellite BskyB, ce fut News Publishers, une société enregistrée aux Bermudes. En sept ans, cette société a réalisé 1,6 milliards de livres de profit net. C’est un résultat remarquable pour une société qui n’a aucun salarié ni d’autres ressources que celles fournies par les autres sociétés de Monsieur Murdoch. En recherchant les informations disponibles, un hebdomadaire britannique a tenté de connaître le montant des impôts payés par les 101 filiales de Murdoch en Grande-Bretagne. Entre 1987 et 2000, malgré les profits réalisés, le Groupe n’a pas payé d’impôt sur les sociétés. La raison tient à l’utilisation légale des paradis fiscaux pour loger les profits.

Après le système du « serpent monétaire » que nous avons connu, il faut sans doute envisager le principe d'un « serpent fiscal » encadrant de manière contraignante l'ensemble des éléments constitutifs de l'impôt (champ d'application, bases, taux, etc) afin de déboucher rapidement sur une réelle harmonisation fiscale mondiale.

Les montants des Investissements directs à l’étranger étaient en 1998 de 1 219 milliards de dollars pour les pays développés. Les revenus fiscaux que ces pays auraient du percevoir peuvent être calculés en utilisant un taux moyen de rendement sur ces investissements et un taux moyen d’imposition. Les taux de rendement dans les pays développés, selon la Banque mondiale, se situent entre 16 et 18 %, et beaucoup plus pour l’Afrique. Toutefois, ces taux de rendement n’intègrent pas les effets des prix de transfert et les autres pratiques des firmes multinationales pour « optimiser » leur situation fiscale. Il est donc raisonnable d’utiliser un taux de rendement d’au moins 20 %.

Concernant le taux d’imposition, l’OCDE avance le taux de 35 %.

Avec un taux de rendement de 20 % et un taux d’imposition sur les sociétés de 35 %, les pays développés auraient du percevoir 85 milliards de dollars par an de ressources fiscales provenant des sociétés étrangères. Ils n’ont en réalité perçu que 50 milliards de dollars La concurrence fiscale leur a fait donc perdre 35 milliards de dollars.

Aux investissements directs étrangers, il convient d’ajouter les investissements de portefeuille (épargne détenue à l’étranger). Pour estimer les ressources perdues, on utilise les montants de mouvements de capitaux dont la plupart se dirige vers les pays à faible fiscalité. En 1990, les montants de ces mouvements provenant des pays développés se sont élevés à 700 milliards de dollars. Un taux moyen de rendement et un taux moyen d’imposition permettent d’évaluer la perte fiscale. Les personnes fortunées qui utilisent les paradis fiscaux ont des techniques sophistiquées de gestion de portefeuille qui leur donnent des taux élevés de rendement. Un taux moyen de rendement de 10 % parait raisonnable. Les revenus de l’épargne détenue à l’étranger sont rarement fiscalisés. Le taux d’imposition serait de 22 %. Avec un taux de rendement de 10 % et un taux d’imposition de 22 %, les ressources fiscales provenant de 700 milliards de dollars donnent 15,4 milliards de dollars par an.

Ces chiffres sont particulièrement choquant lorsque l’on connaît les besoins de financement des pays pauvres.

Les centres offshore offrent la possibilité de la corruption, du commerce illicite des armes et des diamants, le commerce de la drogue. On a estimé à 55 milliards de dollars les sommes dérivées de l’aide publique au Nigeria pendant la dictature d’Abacha. Pour donner un ordre de grandeur, la dette extérieure de ce pays est de 31 milliards de dollars au début des années 2000.

Les paradis fiscaux sont une insulte pour les centaines de millions de personnes vivant dans la pauvreté. Ils sont devenus des éléments centraux dans la globalisation financière. Un accord international est nécessaire pour une fiscalité des firmes multinationales sur une base mondiale comportant des mécanismes internationaux d’allocation des revenus fiscaux.

Un exemple particulièrement horrible de cette obsession anti-fiscale a été donné par Laurent Fabius, le ministre français de l’Economie et des Finances. Profitant des nouvelles ressources fiscales provenant de l’amélioration de la situation économique et de l’emploi, il a utilisé cette « cagnotte fiscale » à baisser les impôts, particulièrement pour les entreprises et les ménages aisés. Les sommes concernées – 120 milliards de francs – auraient pu être utilisées à financer près d’un million d’emplois. D’autres pays européens, l’Allemagne en particulier, ont procédé de la même manière.

Si, dans les pays développés, le plein-emploi était vraiment une réalité ; si les hôpitaux disposaient de personnels, d’espaces et de matériels suffisants ; si les établissements scolaires étaient des havres de sérénité et de culture ; si les banlieues étaient des endroits recherchés pour la qualité de la vie ; si les transports en communs étaient spacieux ; si personne ne souffrait de la faim sur la planète. Si tout cela existait, alors oui, il conviendrait de se demander comment améliorer encore le bien-être général, éventuellement par la baisse des impôts. Mais tant que cet optimum social n’existe pas, la baisse des impôts sans compensation est une politique atroce. C’est une politique pour les riches et contre les pauvres.

Tant qu’il existera un seul chômeur, un seul pauvre, une seule injustice dans le monde, aucune baisse d’impôt non compensée n’est acceptable.

L’idéologie de la baisse des impôts conduit à renforcer l’individualisme et l’égoïsme et à affaiblir la solidarité. Il est dangereux de donner une impression négative de l’impôt car le prélèvement fiscal permet le financement des dépenses publiques qui, dans leur nature, constituent des dépenses d’intérêt général et de solidarité. Baisser les impôts sans compensation, c’est assassiner la solidarité. Les impôts représentent la participation aux charges de l’État dont chaque citoyen doit prendre sa part. Le révolutionnaire français de 1789 Barrère estimait même que « la liberté du peuple est toute dans l’impôt ».

Je n’ose même pas, ici, parler des inénarrables Plans d’ajustement structurels : leur échec est total, ils doivent cesser.

II. - Quelques objectifs pour le financement du développement s’inscrivant dans un nouvel ordre mondial

Devant l’échec des institutions multilatérales, ce sont toutes les conceptions du développement et de son financement qui doivent être revues : l’aide publique doit prendre le dessus sur les mécanismes du marché.

1. – La personne humaine comme source du développement

L’aide aux pays pauvres n’est pas la charité, elle doit viser à leur donner les moyens d’une véritable autonomie. Celle-ci leur permettra d’assurer leur croissance économique et leur développement humain. Ceux-ci ont toujours des sources nationales, le financement extérieur ne pouvant que constituer un appoint.

Dès lors, le financement du développement doit porter sur les êtres humains et non sur les choses. La dépenses publique en est le vecteur, seule capable de donner la priorité au développement humain :

  • quantité et qualité de l’alimentation ;

  • santé ;

  • éducation ;

  • eau potable et assainissement ;

  • électricité.

Jusqu’à présent, seuls les moyens ont été envisagés (baisse de l’inflation, baisse des déficits publics, baisse des « prélèvements obligatoires », privatisations, libre-échangisme…). Il faut aujourd’hui se préoccuper des fins, à savoir le bien-être humain.

La personne humaine doit être désormais placée au centre du paradigme du développement.

2. – L’aide publique comme outil de financement principal

Pour financer le développement, inutile d’inventer des « usines à gaz » : il convient d’éviter ce que j’appelle « l’effet tonneau des Danaïdes » et privilégier l’aide publique.

Eviter « l’effet tonneau des Danaïdes » revient à créer un environnement macro-économique stable :

  • stabilité des prix à l’exportation et des taux de change ;

  • renversement de la tendance à la détérioration des termes de l’échange ;

  • stabilisation financière par la réduction des mouvements de capitaux spéculatifs à court terme ;

  • annulation de la dette des pays pauvres.

L’aide publique doit être privilégiée.

Pourquoi le marché ne peut-il être l’outil essentiel du financement du développement ? Pour une raison simple. Si l’objectif fondamental que nous nous fixons est le développement de la personne humaine (alimentation, santé, éducation, eau potable…), le marché est inadapté. Ce dernier n’existe en effet que pour répondre à des besoins « solvables ». Les centaines de millions d’être humains qui vivent avec moins d’un dollar par jour sont-ils « solvables » ? Que peuvent-ils « acheter » ?

C’est donc bien le financement public qui doit être privilégié, au moyen de l’aide publique au développement (APD) et de la taxe Tobin.

L’objectif de 0,7 % du PIB consacré à l’APD que les pays riches s’étaient fixé dans les années 70 est loin d’être atteint puisque la proportion est aujourd’hui de 0,2 %. Cette proportion baisse même depuis 1992. Le manque à gagner s’élève à 49 milliards de dollars par an pour les pays pauvres.

L’idée de mettre en place la taxe Tobin grandit dans le monde. Cette taxe présente un double intérêt : freiner la spéculation et dégager des ressources pour les pays pauvres.

La réunion de Monterrey, en mars 2002, constituera le moyen de faire progresser ces objectifs. Elle sera l’occasion, après Seattle et Gênes, de poursuivre la mobilisation des peuples de la planète pour un autre monde.

 

Association - Economie - Mondialisation - Propositions
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15/10/01