Pour impression, document PDF: La création d’un secrétariat d’État à l’économie solidaire a provoqué une curiosité soudaine pour cette notion, curiosité porteuse soit d’intérêt, soit de doute. Mais si l’économie solidaire se retrouve ainsi sur le devant de la scène, c’est parce que de multiples pratiques se sont développées au cours des dernières décennies. La reconnaissance institutionnelle qui vient d’avoir lieu constitue un indicateur de la montée en puissance d’une “ autre ” forme d’agir économique. Depuis déjà un certain temps de nombreux citoyens expriment en effet la volonté de promouvoir une “ économie humaine ”. En réaction contre le discours dominant qui voudrait nous faire croire que l’économie obéit à des lois éternelles — et notamment la fameuse “ loi du marché ” — sur lesquelles nous n’aurions aucune prise, les initiatives d’économie solidaire visent à ce que le citoyen se réapproprie, par une démarche active, une partie des activités de production, de répartition et d’échange. I. L’économie solidaire en pratiques Malgré une richesse en croissance tendancielle et dont le niveau absolu n’a jamais été aussi élevé, les sociétés à économie de marché ne parviennent pas à impulser une dynamique de progrès qui profiterait à tous. Alors que durant les “ trente glorieuses ” l’augmentation du PIB (Produit Intérieur Brut) se traduisait, dans les pays industrialisés, non seulement par une élévation du niveau de vie moyen mais également par un resserrement de l’éventail des salaires, ou du moins par une progression du pouvoir d’achat d’à peu près tout le monde, le début des années 1970 marque le départ d’un phénomène de creusement des inégalités qui, inauguré aux États-Unis, va se généraliser à l’ensemble des économies avancées. On s’avise alors dans les pays du Nord que la croissance ne se traduit plus mécaniquement par un phénomène de développement c’est-à-dire, pour faire vite, par une amélioration générale des conditions de vie. Loin de se résorber, cette tendance n’a fait jusqu’à présent que s’accentuer et l’aggravation des inégalités peut désormais être observée à la fois entre membres d’une même profession, entre professions, entre groupes sociaux et (ce qui n’est pas nouveau) entre pays du Nord et pays du Sud. Pourtant, la révolution informationnelle ouvrait sur de fantastiques promesses. Promesse d’un monde où la machine libérerait l’homme d’une part croissante des tâches de production grâce au phénomène de l’automation. Promesse, également, d’un monde où l’environnement pourrait être respecté grâce à des processus de production plus économes en matières et en énergies. Mais si la technologie est porteuse d’immenses espoirs, encore faut-il pour que ces derniers se concrétisent qu’elle soit mise au service d’un projet humaniste. Malheureusement, loin d’avoir abouti à un partage plus équitable de la richesse créée, la mutation technologique en cours a été couplée avec un marché à la fois plus libre et plus étendu. Plus libre dans la mesure où les intérêts privés sont de moins en moins bridés par l’intervention étatique, et plus étendu au sens où la logique de l’offre et de la demande colonise désormais des domaines qui, traditionnellement, échappaient à son emprise. Ce double phénomène se manifeste bien évidemment tant au plan national qu’international, deux niveaux de plus en plus interdépendants et qu’il est parfois difficile de distinguer nettement. Et c’est ainsi qu’au sein des économies nationales on observe (selon les pays) l’abandon du contrôle des prix, l’abrogation de l’autorisation administrative de licenciement, la suppression de telle ou telle protection sociale ou encore la privatisation de certains services de santé... en attendant la dévolution de la gestion des retraites aux opérateurs financiers. Au niveau international, ce mouvement de marchandisation se manifeste, à titre d’exemples, par la dérégulation du transport aérien (initiée aux États-Unis en 1978), la liberté de circulation des capitaux, la tentative d’appropriation par les multinationales du Nord des ressources génétiques du Sud..., tous phénomènes qui résultent de ce que Maurice Allais a popularisé, pour le dénoncer, sous l’expression de “ libre-échangisme mondialiste ”[1]. Parmi d’autres traits saillants, la tertiarisation est l’un des phénomènes majeurs qui caractérisent l’économie contemporaine. On l’observe notamment dans la progression des services immatériels et relationnels parmi lesquels figurent notamment les services aux personnes, l’éducation, la santé, l’action sociale et l’environnement. Dans la plupart de ces activités, qui avaient longtemps été organisées dans le cadre de la famille et de l’État social, de grands groupes privés tentent de trouver de nouveaux débouchés. Le marché tend ainsi à envahir l’intimité des personnes. Si, comme l’affirment certains, “ la solitude et le contact humain ‘‘deviennent’’ les grands marchés de demain ”[2], alors des questions anthropologiques se posent qui ne peuvent être éludées. En effet, la réalisation d’une telle hypothèse signifierait que nous serions la première société humaine à confier au marché les relations entre les générations. C’est précisément contre cette marchandisation, cette unidimentionnalisation, de la vie quotidienne que de nombreux réseaux d’économie solidaire se sont constitués. S’ils ont tous pour caractéristique de vouloir démocratiser l’économie à partir d’engagements citoyens, leurs stratégies pour ce faire se déploient suivant trois axes : - l’incorporation de règles de protection des producteurs, des consommateurs et de l’environnement dans les échanges internationaux est la préoccupation propre au commerce équitable. Leur objet est d’incorporer des règles sociales et environnementales dans le fonctionnement de l’économie de marché ; - la création de réseaux d’échanges non monétaires ou d’échanges reposant sur d’autres monnaies est le souci prioritaire des acteurs de l’auto-production comme des promoteurs des réseaux d’échanges réciproques de savoir et des systèmes d’échanges locaux. Il a pour origine la critique des risques inhérents à une extension envahissante des échanges monétaires ; - l’émergence de nouveaux services immatériels et relationnels qui ne soient pas basés sur une approche lucrative et concurrentielle correspond enfin à des démarches menées dans les services de proximité. Le développement associatif recherché vise alors à articuler emplois de droit commun et engagements volontaires, il ne refuse donc pas la monétarisation mais seulement la généralisation d’un marché concurrentiel lucratif dans les services. Le modèle promu consiste à pratiquer une monétarisation non lucrative partielle conjuguée avec le maintien d’une dimension non monétaire dans la production de services supposant une interaction forte entre prestataire et usager. Le commerce équitable Dans un commerce international où producteur et consommateur sont coupés l’un de l’autre, l’absence de tout critère autre que marchand génère des formes nouvelles de sur-exploitation dont pâtissent, en premier lieu, les producteurs du Sud. Les États ne peuvent endiguer ce phénomène et les grandes entreprises oeuvrent pour le remplacement d’une régulation politique, qu’elles estiment dépassée, par une sollicitude de leur part. L’accent est mis sur l’éthique sans mettre en question la répartition inique des ressources à l’échelle mondiale. L’éthique est ainsi intégrée au service du processus de marchandisation globale. L’impuissance des citoyens n’est pourtant pas définitivement avérée puisque des réactions émanent de ceux qui quotidiennement doivent “ survivre au développement ”[3]. Deux cent cinquante millions de personnes sont impliquées dans des organisations non gouvernementales qui sont cinquante mille dans les pays du Sud[4]. Sans ignorer qu’elles peuvent reproduire la culture de l’assistance, introduire des clivages dans les communautés locales entre bénéficiaires et exclus de l’aide internationale ou prêter le flanc à la corruption et aux détournements de fonds par manque de discernement politique, il convient de prendre acte de leur existence. Elles ont prouvé leur capacité à être plus proches des populations que l’action étatique[5], à laquelle elles ne se substituent pas et elles ont joué un rôle de premier plan dans les luttes pour les droits des plus faibles et contre la discrimination, pour l’annulation de la dette, … La rencontre de certaines de ces organisations du Sud avec des associations écologiques et en faveur des droits de l’homme du Nord explique la naissance du commerce équitable. Il vise deux objectifs : - “ améliorer le sort des petits producteurs du Sud, marginalisés par manque de moyens financiers et d’expériences, en créant des débouchés pour commercialiser leurs produits agricoles ou artisanaux auprès de consommateurs du Nord soucieux de participer à une meilleure solidarité Nord-Sud ; - être un réseau de consommateurs en sensibilisant l’opinion publique aux injustices des règles du commerce international et en entreprenant des actions auprès des décideurs politiques et économiques ”[6]. D’après les estimations disponibles, le commerce équitable “ concerne 550 regroupements de producteurs répartis dans 44 pays soit 800.000 travailleurs qui font vivre 5 millions de personnes ” dans les pays du Sud. Il participe de la construction d’institutions capables de réguler, sur le plan social et environnemental, le marché mondial. Cet effort, de la part d’un mouvement populaire, n’est pas sans rappeler celui ayant abouti à l’État social au dix-neuvième siècle. Il tente, en tout cas, d’explorer un espace articulant économie et politique : 60.000 volontaires sont impliqués dans 15 pays européens et 4.000 emplois ont été créés dans 3.500 “magasins du monde” et leur taux moyen de croissance est de 20 % par an. Mais les disparités nationales demeurent fortes, le chiffre d’affaires réalisé en Hollande est 500 fois supérieur à celui de la France. De toutes façons les campagnes internationales pour la défense des droits des travailleurs du Sud comptent autant que le volume des transactions. Les actions de sensibilisation sont aussi importantes que les échanges qui doivent, sans céder à la banalisation[7], atteindre un seuil suffisant pour interpeller la réalité du commerce mondial. Les réseaux d’auto-production et d’échanges Des expériences, dont les initiateurs étaient préoccupés par une monétarisation excessive des échanges sociaux, ont choisi de donner la priorité à l’auto-production collective et à la création d’autres monnaies. Les acteurs de l’auto-production[8], présents par exemple dans les jardins collectifs ou dans des formes d’auto-construction, commencent à se rassembler comme en témoignent les premières rencontres “ auto-production et développement social ” organisées en 1999[9]. Les réseaux d’échanges réciproques de savoirs se sont pour leur part structurés en mouvement depuis plusieurs années[10]. Chaque réseau se propose de mettre en relation offreurs et demandeurs de savoirs de toutes sortes, des savoirs “ fonctionnels ” (savoir remplir des formulaires...) aux savoirs “ classiques ” (littérature, musique...) en passant par les “ savoir-faire ” (utilisation de logiciels, cuisine, jardinage...)[11]. Les réseaux d’échanges réciproques de savoirs ont connu un rapide développement, tout comme les systèmes d’échanges locaux[12] introduits plus récemment en France et qui comptaient en 1998 entre 20 000 et 25 000 membres parmi lesquels 60 % de femmes.[13] Ces derniers, pour organiser les échanges, créent une unité de compte, moyen collectif d’estimation des dettes et des créances, qui n’est valable qu’au sein du groupe local et ne peut être transféré à l’extérieur. Malgré toutes leurs différences, les réseaux comme les systèmes d’échanges organisent en leur sein une réciprocité multilatérale. Il s’agit là de modes de construction de la confiance qui autorisent des relations qui seraient inenvisageables sans ces cadres de référence et qui facilitent la réintégration dans l’échange puisqu’ils ne soumettent pas leurs adhérents à une contrainte de solvabilité. La réciprocité “ est une tentative de rééquilibrage permanent, de mise en cohérence entre l’altérité et l’égalité ; elle est une tension permanente, constructive et cognitive ”.[14] L’auto-production collective, les réseaux réciproques d’échanges de savoirs, les systèmes d’échange local réhabilitent donc une économie du rez-de-chaussée[15] que Fernand Braudel désigne par les expressions de “ vie matérielle ” ou “ civilisation matérielle ”.[16] Mais si ces activités de production et d’échange de base se distinguent des activités illégales ou de la simple “ débrouille ” en famille ou entre amis, c’est que ceux qui les mettent en œuvre ont opté pour une inscription dans l’espace public, inscription fondée sur des solidarités volontaires et des relations égalitaires entre membres. Loin de se réfugier dans l’opacité elles recherchent la transparence. Il s’agit, pourrait-on dire, de consolider la sphère privée à partir de sa publicisation grâce au mécanisme suivant : l’accès à un collectif dans la sphère publique renforce l’identité des personnes qui y participent dans leur sphère privée. L’engagement volontaire conforté par la confiance accordée au sujet impliqué concourt à accroître l’autonomie, la qualification, la construction symbolique du moi dans la sphère privée et à faciliter l’intégration, la qualification sociale et la civilité dans la sphère publique.[17] Ces expériences stimulent, par des échanges non monétaires, les aptitudes de leurs participants.[18] En cela, elles constituent un apport précieux, mais elles soulèvent indéniablement des problèmes d’interface avec le marché, voire de ghettoïsation sociale. C’est pourquoi il importe de clarifier, à partir des pratiques, les règles à respecter et les conditions propres à engendrer les effets les plus autonomisants et socialisants.[19] Les services de proximité S’appuyer sur la proximité géographique, mais surtout relationnelle pour concevoir de nouveaux services, tel est le pari de réseaux qui se proposent d’inventer de nouveaux services sur des bases autres que celles d’un marché sélectionnant les clientèles en fonction de leur solvabilité. Certains sont apparus à l’orée des années 1970 comme l’Association des collectifs enfants-parents-professionnels (ACEPP) organisant des formes d’accueil collectif des jeunes enfants qui sont fondés sur la coopération entre parents et professionnels pour la conception des services. D’autres, nés dans les années 1980 comme l’Agence pour le développement des services de proximité (ADSP)[20] et le Comité national de liaison des régies de quartier (CNLRQ)[21] se retrouvent autour d’idées forces convergentes. Tout d’abord, offrir des services où l’usager ne soit pas seulement consommateur mais partie prenante, avec les professionnels et les volontaires concernés, de la conception et du fonctionnement des structures. Ensuite, proposer des services ouverts à tous c’est-à-dire sans sélection des clients selon leur degré de solvabilité. Enfin, fournir des services dans des cadres juridiques conférant aux salariés un statut de droit commun. Ces services solidaires présentent deux caractéristiques majeures. - Les services sont conçus à travers des espaces publics de proximité qui permettent une construction conjointe de l'offre et de la demande. - Une fois créés les services solidaires se consolident par l'hybridation entre différents types de ressources : marchandes, non marchandes et non monétaires. Les services solidaires supposent de rompre avec une position subie où la demande est obligée de se mouler dans les offres formelles existantes ou de trouver des arrangements basés sur le "travail au noir". Au lieu que chacun essaie de résoudre individuellement dans la sphère privée les problèmes quotidiens auxquels il est confronté, leur solution est recherchée dans une action volontaire les traitant collectivement dans la sphère publique. Cette inscription dans la sphère publique différencie radicalement l’économie solidaire de l’économie domestique. Il ne s'agit pas d'encourager à travers l'économie solidaire un retour à la famille, lieu des solidarités naturelles. Les mouvements d'exode rural ou de professionnalisation des femmes ont montré que la sortie de l'économie domestique était un affranchissement sur lequel il ne saurait être question de revenir. Bien sûr les services solidaires s'appuient sur les ressources familiales, mais c’est pour les conforter et non pas pour entériner l'enfermement qui peut être, par exemple, celui des femmes ayant à s'occuper de leurs parents âgés. Ainsi des structures fournissant des aides à domicile se donnent pour première mission de sauvegarder l'équilibre familial ; l'intervention professionnelle soulage les tensions en associant les personnes âgées et leurs familles à la définition d'un projet d'aide. La relation triangulaire entre l'association, les usagers et les salariés confère un rôle actif aux familles tout en facilitant une prise de recul par la réflexion collective. Comme Ben-Ner et Van Hoomissen l’ont noté, c’est la place des usagers qui s’avère déterminante pour constituer l’offre, que ce soit par leur initiative propre, par leur association à des entrepreneurs sociaux ou par l’intervention de professionnels qui sont devenus conscients des demandes insatisfaites en raison de leur immersion dans la production de services[22]. C'est pour ces raisons que l'hybridation constitue une stratégie de consolidation pour des services dont l'identité a été préalablement affirmée : ce sont bien les combinaisons équilibrées entre ressources monétaires et non monétaires qui peuvent garantir aussi bien l'autonomie des services, gagée sur leur multi-dépendance, que leur viabilité économique ; combinaisons qui, en outre, impliquent un réinvestissement des résultats dans l'activité et une propriété durablement collective de ces résultats pour que les surplus engendrés par l'activité ne puissent faire l'objet d'une appropriation privée. Sur ce plan, si les services solidaires retrouvent des traits présents depuis fort longtemps dans le mouvement associatif, ils manifestent une double originalité. D’abord, ils prennent place dans un mouvement inédit de tertiarisation de l'économie qui complexifie la composition des associations : autour des services solidaires, se forment des regroupements auxquels participent différentes catégories d'acteurs (usagers, professionnels, bénévoles...) alors que l’associationnisme au dix-neuvième siècle s'est plutôt exprimé à partir de regroupements autour d'une catégorie homogène (ouvriers, consommateurs ou paysans). Ensuite, ils entretiennent des rapports avec les pouvoirs publics forcément différents de ceux qui ont caractérisé la période de diffusion des moyens de l’État-providence. La notion d'hybridation ne désigne pas seulement le recours à trois types de ressources que les associations mobilisent depuis longtemps, elle évoque un équilibrage entre ces ressources négocié avec les partenaires dans le respect de la logique des projets. Toutes les initiatives que nous évoquons partent d’une réflexion sur la pertinence des activités à développer, sur ce qui relève ou non de l’économie dans celle-ci, sur ce qui peut être délégué et ce qui peut être accompli dans un cadre d’une entraide non monétarisée. Si elles créent des emplois ce n’est qu’après avoir répondu à ce type d’interrogations et elles ne le font qu’en vue d’un service à produire et non dans une optique occupationnelle. Enfin, l’économie solidaire s’insurge également contre une trop grande sélectivité des embauches et promeut des modalités d’intégration dans l’économie pour les personnes qui en ont été exclues. La spécificité de l’économie solidaire est alors de ne pas se contenter de postes temporaires mais d’élargir l’action insérante à des emplois permanents, que ce soit dans les entreprises soutenues par la Caisse régionale d’économie solidaire[23], dans les entreprises d’insertion en Belgique ou les coopératives sociales en Italie.[24] II. L’économie solidaire en statuts et en chiffres De la diversité des cas pratiques en construction, émerge la priorité de l’économie solidaire qui consiste à œuvrer en faveur de nouvelles régulations dans l’économie contemporaine élaborées à partir d’actions collectives menées par des citoyens associés. Alors que les protections sociales et environnementales ont été conçues historiquement dans des cadres nationaux, il s’agit, en articulant actions collectives, et actions publiques de promouvoir des régulations tant locales qu’internationales pour s’opposer à l’avènement d’une société de marché. Empiriquement, cette démarche est menée à partir d’organisations dont la spécificité est de privilégier la constitution d’un patrimoine collectif en limitant la rémunération des actionnaires. Les organisations s’inscrivant dans une perspective d’économie solidaire prennent donc des formes juridiques qui leur permettent de respecter ce principe. C’est pour cette raison que l’économie solidaire est souvent confondue avec des notions proches comme l’économie sociale, terme d’origine francophone qui regroupe l’ensemble des structures adoptant les statuts de mutuelles, coopératives ou associations et le tiers secteur, selon la terminologie en vigueur dans le monde anglo-saxon, qui se définit de manière plus restrictive comme l’ensemble des associations adoptant le critère de non-lucrativité. Parce qu’elles sont basées sur des critères juridiques, ces deux notions présentent à la fois un avantage et un inconvénient par rapport à celle d’économie solidaire. Elles présentent l’avantage de faciliter une appréhension du poids économique du phénomène tout en ayant l’inconvénient, à partir des statuts juridiques, de fournir une vision statique alors que la notion d’économie solidaire favorise une perception plus dynamique et politique du phénomène. Ainsi, malgré des difficultés de calcul évidentes liées notamment à l’inadaptation des systèmes de comptabilité nationale[25], on estime, en se fondant sur des données fournies en particulier par la Banque de France et la Commission de contrôle des assurances[26], que l’économie sociale emploie en France environ 1,8 million de personnes soit à peu près 7 % de la population active (74 400 dans les mutuelles de santé et de retraite, 123 200 dans les banques, 35 000 dans les mutuelles d’assurance, 1 230 000 dans les associations et 343 670 dans les coopératives) et représente environ 6 % du PIB. Une comparaison internationale menée par l’Université Johns Hopkins (États-Unis) et portant sur le “ tiers secteur ” ou “ secteur sans but lucratif ” est parvenu (toujours en ce qui concerne la France) au chiffrage suivant : Les chiffres clefs du tiers secteur, 1990
Source : Archambault E., Le secteur sans but lucratif, Paris, Economica, 1996, p. 103 L’importance de ce secteur saute aux yeux. En effet, comme le fait remarquer Edith Archambault, 217 milliards de francs correspondent à peu près, pour l’année considérée, aux chiffres d’affaires de secteurs tels que la production et la distribution d’eau, de gaz et d’électricité (218 milliards) ou à celui de l’industrie textile, de l’habillement et du cuir (216 milliards). Quant aux 803 000 emplois en équivalent temps plein, ils situent, toujours pour l’année 1990, le tiers secteur au même niveau que le secteur des transports. De plus, l’emploi dans le tiers secteur ne cesse de croître puisqu’il est passé de 710 847 personnes en 1981 à 992 511 en 1991, soit une augmentation de 39,6 % contre 2,2 % pour l’emploi total. Par ailleurs, quel que soit le critère de classement envisagé, le tiers secteur s’avère être très concentré dans quatre domaines : les services sociaux, l’éducation et la recherche, la santé, et la culture et les loisirs. [27] Une estimation publiée en 1999 sur le même champ des associations fait état de 1 300 000 salariés (soit 800 000 équivalents temps plein, chiffre plus de 2,5 fois supérieur à l’effectif cumulé de Renault et PSA), de 7 millions de bénévoles (1,1 million d’équivalents temps plein) et d’un budget de 230 milliards de francs (près de 2,7 % du PIB)[28] Bien que plus élevés que ceux de l’étude précédente, ces résultats s’inscrivent parfaitement dans la tendance à l’accroissement du tiers secteur mis en évidence par cette dernière presque dix ans auparavant. De tels chiffres ne traduisent en rien une spécificité française. En effet, plus de 30 % de la population européenne est membre d’une organisation ou d’une entreprise relevant de l’économie sociale. En 1990, l’Union Européenne comptait 1 267 968 structures (1 150 446 associations, 103 738 coopératives et 13 784 mutuelles) représentant 5 255 000 emplois.[29] L’étude John Hopkins portant sur huit pays[30] (Allemagne, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni, Suède et Hongrie) a mis en évidence que les organisations sans but lucratif y employaient, en 1990, 12 millions de personnes en équivalent temps plein c’est-à-dire à peu près en moyenne 3,4 % de l’emploi total. Une telle proportion ne semble pas devoir diminuer à court terme quand on sait qu’au cours des années 1980, en Allemagne, aux États-Unis et en France, 13 % des emplois créés l’ont été par des associations. Par ailleurs, dans l’ensemble des huit pays suscités, le budget total des associations s’élève à 3 000 milliards de francs, soit, en termes de dépenses courantes, 3,5 % du PIB. Mais, au-delà de ces chiffres, la spécificité des associations et des entreprises de l’économie sociale réside dans des critères de gestion nettement distincts de ceux adoptés par le secteur privé traditionnel. L’objectif de ces entreprises n’est pas, en effet, d’obtenir les marges les plus élevées possible mais de satisfaire au moindre coût et de la meilleure façon possible leurs adhérents ou leurs sociétaires. Sans entrer dans la distinction (ici sans intérêt) entre mutuelles et coopératives, disons pour simplifier qu’en cas de réalisation d’excédents, ceux-ci sont (largement ou totalement) réinvestis dans la structure en vue de la réalisation même de l’objectif de cette dernière. A l’heure de la corporate governance, on a spontanément tendance à penser que les entreprises se soumettant à de telles modalités de fonctionnement ne peuvent qu’occuper une place marginale sur le marché. Or, la lecture des données disponibles infirme un tel préjugé. En effet, dans le secteur financier et dans celui de l’assurance, les mutuelles et les coopératives jouent un rôle de tout premier plan. Les banques coopératives, avec leurs 36 millions de sociétaires et leurs 91 millions de clients, détiennent en effet 17 % du marché bancaire européen (21 % en Allemagne, 37 % en France, 34,6 % en Finlande...) tandis que les coopératives et les mutuelles d’assurance détiendraient presque 30 % du marché de l’Europe de l’Ouest.[31] Les associations, quant à elles, en entrecroisant plusieurs logiques d’action proposent un mode d’inscription dans l’agir économique qui tend à concilier emploi et engagement citoyen. D’un point de vue sociologique, l’association est alors conceptualisable comme une dimension de l’espace public dans les sociétés civiles, c’est-à-dire un champ de tensions sans frontières claires où différentes expressions et rationalités coexistent et interagissent avec pour particularité d’avoir un but socio-économique : délivrer des biens, des services et des aides.[32] On comprend mieux alors pourquoi, notamment face aux échecs répétés des politiques standard, le phénomène associatif, loin d’apparaître comme une modalité archaïque de l’intervention citoyenne se révèle bien au contraire constituer un mode d’action en pleine expansion. Et c’est ainsi, pour nous limiter au seul cas de la France, que l’on compte, dans notre pays, entre 60 000 et 70 000 créations d’associations par an.[33] De façon générale, en 1990, la structure de financement du tiers secteur (au sens du programme Johns Hopkins) était en France :
S’il apparaît donc que les ressources publiques assuraient en 1990 presque 60 % du financement total contre un tiers pour les recettes privées et moins d’un dixième pour les dons, il faut également savoir que les parts relatives de ces différentes sources de financement variaient naturellement considérablement d’un secteur à l’autre. Ainsi, l’État finançait par exemple le secteur de la santé à hauteur de 85 % alors que celui de l’environnement ne l’était que pour 32 %. Symétriquement, la part des recettes privées était de 8 % pour le premier secteur et de 52 % pour le second.[34] Tout porte à croire que de telles différences existent encore aujourd’hui. Ces chiffres sont éloquents. Ils doivent cependant, comme on l’a dit plus haut, être maniés avec précaution. Par delà les statuts qui ne constituent que des garde-fous, il convient de veiller à l’ancrage citoyen des actions économiques autant qu’aux modes de régulation dans lesquelles elles sont inscrites, sinon les phénomènes bien connus d’isomorphisme institutionnel[35] concourent à une banalisation dont l’histoire de l’économie sociale et du tiers secteur témoigne largement. L’imaginaire du “ secteur ” ne peut qu’être limitatif s’il n’est pas lié à une réflexion d’ensemble sur les rapports entre économie et société. III. L’économie solidaire face à quelques idées reçues A cet égard, la perception de l’enjeu de société que constitue l’économie solidaire est encore brouillée par la persistance d'idées reçues qui ont été largement colportées par les adeptes de tous les réductionnismes et qui empêchent largement une réflexion sur ce changement en cours. Cinq idées reçues reviennent de façon récurrente dans les débats sur l'économie solidaire. 1ère idée reçue : “ l'économie solidaire serait un secteur à part ”. Cette idée est d'abord mise en avant par les analyses anglo-saxonnes d'inspiration néoclassique, dominantes sur le plan mondial pour expliquer les raisons d'être d'un secteur sans but lucratif. Ce qui est essentiel pour les économistes de ce courant, c'est le critère de non-lucrativité propre au statut associatif. Mais il ne correspond guère à l'expérience historique de nombreux pays dans lesquels coopératives et mutuelles sont issues du même creuset que les associations. La définition néoclassique souffre d'un biais américain et ne rend pas compte d'autres réalités dans lesquelles le critère discriminant n'est pas la contrainte de redistribution mais l'existence de limites à l'appropriation privée des résultats. Si coopératives, mutuelles et associations appartiennent à un ensemble différent des firmes capitalistes, c'est qu'elles se démarquent dans leurs statuts d'une recherche de maximisation du profit. Plus fondamentalement, dans les conceptions focalisées sur la dimension économique, le tiers secteur est une solution de troisième rang qui s'impose en cas d'échecs du marché et de l'État. Le tiers secteur est donc considéré comme résiduel par ces approches qui réduisent l'ensemble des décisions humaines à des choix rationnels relevant d'une logique instrumentale et n'abordent pas la genèse des organisations qu'elles étudient. Mais l'idée d'un secteur compartimenté est reprise dans d'autres analyses que l'on ne peut soupçonner d'économicisme. Ce sont celles prônant un secteur d'activités d'entraide conviviales et bénévoles ayant pour fins l'autonomie et la coopération des personnes. La volonté de préserver un tel secteur de toute contamination par l'argent ou le travail peut aboutir à mythifier les associations. Dans cette vision idéalisée, ces dernières deviennent le lieu par excellence de la réalisation de soi et d’une rencontre des autres indemne de toute domination. Cet "angélisme" associatif oublie que les logiques d'intérêt et de pouvoir sont toujours entrelacées aux logiques intersubjectives des mondes vécus. Surtout, il prône une coupure entre le secteur marchand et un secteur convivial qui deviendrait alors synonyme d'enfermement communautaire. 2ème idée reçue : “ L'économie solidaire serait le cheval de Troie du désengagement de l'État ”. C'est la conséquence logique de l'idée précédente : si les secteurs sont des entités distinctes aux frontières étanches, alors le tiers secteur peut se substituer au secteur public. C'est incontestablement un projet néolibéral et c'est dans ce sens que le tiers secteur a été convoqué par des responsables d'organisations internationales. Un exemple est fourni par Camdessus, directeur général du Fonds monétaire international qui déclare : “ Pour ce qui nous concerne au FMI, nous n'avons jamais changé. Ma théorie a toujours été celle des trois mains : la main invisible du marché, la main de la justice (c'est celle de l'État) et la main de la solidarité… Il faut que les trois mains puissent travailler ensemble ”[36]. A la présidence de la Banque mondiale sont prononcées des déclarations proches en faveur de l'implication de la société civile et des organisations non lucratives censées la représenter. Cette "stratégie de l'ambiguïté" se nourrit de conceptions qui cloisonnent les différents secteurs pour ensuite fonder leur complémentarité sur ce cloisonnement. Elles fournissent un soubassement à une rhétorique politique dans laquelle les associations peuvent être convoquées pour justifier un désengagement de l'État. Derrière la référence à “ des thématiques aux valeurs progressistes indubitables : la participation, le partenariat, la décentralisation ” peut se cacher une “ logique de dépolitisation ”[37]. Mais cette tentative idéologique ne saurait être confondue avec la réalité de l'économie solidaire. Là encore, l'expérience historique est riche d'enseignements. Avec l'apparition de la question sociale au XIXème siècle, la compatibilité entre citoyenneté et économie de marché a été l'objet de débats. Dans ceux-ci, les émergences associatives ont posé la question de la solidarité comme principe économique, permettant d'organiser à la fois une production en commun et des secours mutuels. Les premières réactions émanant de la société et mettant en cause l'utopie de la société de marché sont donc venues d'initiatives citoyennes[38]. Ce sont elles qui ont fourni des matrices d'action rendant possible, bien plus tard, la conception d'une action publique protectrice. A cet égard, la préfiguration des systèmes de sécurité sociale par les sociétés de secours mutuel est emblématique. L'influence s'est ensuite exercée dans l'autre sens puisque la généralisation de la protection sociale a entraîné une reconfiguration des mutuelles devenues organismes de protection complémentaire. Dans la longue durée apparaissent ainsi des interactions constantes et évolutives entre actions collectives et actions publiques. Les données empiriques, disponibles depuis plus d'un siècle, amènent à réfuter l'hypothèse d'une économie solidaire qui prendrait son essor sur les décombres de l'État social. 3ème idée reçue : “ L'économie solidaire serait une économie caritative de réparation ”. L'économie solidaire serait une économie "attendrie" qui n'aurait pour vocation que de faire la charité. Certes il existe une acception philanthropique de la solidarité, dans laquelle le vocable de solidarité est mobilisé seulement parce que celui de la charité est discrédité. Mais rabattre l'économie solidaire sur cette version "bienveillante" revient à oublier la version de la solidarité comme principe de démocratisation de la société qu'i s'est continuellement opposée à l'imaginaire libéral aussi bien chez Leroux définissant la solidarité comme ce qui succède en démocratie à la charité que chez Durkheim l'abordant comme le symbole “ d'une société que rien ne transcende mais qui transcende tous ses membres ”.[39] En somme, le concept de solidarité est indissociable de la démocratie moderne. Il constitue, depuis son émergence, un paradigme alternatif de l'individualisme contractualiste, renvoyant à la fois à un lien social et à une dette sociale entre citoyens. C'est pourquoi la perspective d'une économie solidaire ne peut aucunement être confondue avec celle d'une économie palliative. 4ème idée reçue : “ L'économie solidaire serait une sous-économie réservée aux exclus ”. Cette déclinaison de l'idée précédente revêt une actualité particulière quand la situation de l'emploi s'améliore. Une conjoncture plus favorable renforce la représentation selon laquelle toute personne "employable" serait en mesure de retrouver un travail. L'économie solidaire désignerait alors une réserve d'activités occupationnelles destinées aux "inemployables". Cette dérive s'est déjà en partie inscrite dans la réalité à travers la construction d'un secteur "à part" qui a résulté de la confusion entre initiatives d'insertion et traitement social du chômage. Mais quand des observateurs dénoncent ce risque, selon eux associé à l'économie solidaire, ils se trompent de cible. Ce ne sont pas les promoteurs de l'économie solidaire qui sont responsables de ce détournement de leurs projets mais bien les politiques publiques qui ont voulu les instrumentaliser dans le cadre de mesures de traitement du chômage. 5ème idée reçue : “ L'économie solidaire serait condamnée à se dissoudre dans l'économie privée ou publique ”. Dans l'optique libérale, l'économie solidaire ne peut être que pionnière sur certains champs d'activité qu'elle défriche quand les perspectives de rentabilité sont trop faibles pour attirer les entreprises. Mais, dès que l'activité parvient à maturité, elle doit, dans une telle interprétation, céder sa place au marché qui est en somme l'état normal de l'économie. L'économie solidaire ne saurait avoir d'autre fonction que temporaire, dans la précarité de l'expérimentation et dans la pénurie de l'exploration. Mais il existe aussi, symétriquement, une optique étatiste qui lie l'avenir de l'économie solidaire à son intégration dans un service public élargi. Il est vrai que la trajectoire des organisations d'économie sociale incite à la réflexion. En même temps que les différents statuts manifestaient une reconnaissance de l'associationnisme, ils marquaient un éclatement et une fragmentation entre ceux-ci qui se sont ensuite accentués sous l'effet des formes d'intégration dans le système économique. Les coopératives se sont inscrites dans l'économie de marché alors que les mutuelles et les associations sanitaires et sociales faisant l'objet d'une définition de leurs modalités de fonctionnement par l'État social qui les finançait. Toutefois, la séparation qui en a résulté et la banalisation conséquente n'amènent pas à conclure à une loi d'airain qui amènerait toute organisation économique à se modeler sous les formes du marché ou de l'État. Elle suscite plutôt un questionnement sur les stratégies qui occultent la dimension socio-politique au profit du seul souci d'un développement quantitatif en termes d'effectifs comme de chiffre d'affaires. Toutes ces idées reçues ont pour point commun de caricaturer les pratiques de l'économie solidaire à partir de cadres qui n'ont été conçus ni par elle, ni pour elles. Ces clichés, plaqués sur une réalité dont ils gênent la perception, mettent en évidence que l'économie solidaire n'est pas compréhensible sans une réflexion d'ensemble sur les rapports entre économie et société. IV. L’économie solidaire dans l'économie plurielle L'économie réelle ne peut se résumer à la somme de l'État et du marché, à laquelle viendrait se rajouter un secteur supplétif quand ces deux secteurs centraux rencontrent quelques limites. Elle peut être appréhendée plus complètement, à partir de la décomposition en trois pôles qui ne sont pas des secteurs distincts. L’économie marchande correspond à l’économie dans laquelle la distribution des biens et des services est confiée prioritairement au marché. Il ne s’agit aucunement de prétendre ni que l’économie marchande est l’émanation du seul marché, ni qu’elle se limite à un système de prix concurrentiels. L’économie marchande n’est pas uniquement organisée autour du marché et elle admet de nombreuses contributions non marchandes, ne serait-ce que les aides et subventions versées aux entreprises. La tension entre dérégulation et régulation peut être considérée comme constitutive de l’économie marchande. A un ensemble de marchés régulés s’est substitué au dix-neuvième siècle un marché autorégulateur qui a lui-même engendré la création d’institutions régulatrices[40]. “ La plupart des marchés qui existent aujourd’hui sont avant tout des règles, des institutions, des réseaux qui encadrent et contrôlent la formation et la rencontre de l’offre et de la demande ”. Mais ils sont contestés par un nouvel élan de dérégulation appelant à “ l’alignement de ces marchés divers sur la norme idéale et impersonnelle du marché concurrentiel parfait, à la désocialisation des marchés ”. La définition de l’économie marchande est donc une question “ politique, hautement conflictuelle ”[41] qui n’arrête pas de se poser. - L’économie non marchande correspond à l’économie dans laquelle l’allocation des biens et des services est confiée prioritairement à la redistribution. La forme moderne de la redistribution est publique : c’est autour de l’État social que s’est agencée une forme moderne de redistribution alimentée par des prélèvements obligatoires et par laquelle sont versées des allocations attestant de droits sociaux. La redistribution s’exerce largement par le biais du service public dont les règles sont édictées par une autorité publique soumise au contrôle démocratique[42]. - L’économie non monétaire correspond à l’économie dans laquelle la distribution des biens et services est confiée prioritairement à la réciprocité. La réciprocité correspond à la relation établie entre des groupes ou des personnes grâce à des prestations qui ne prennent sens que dans la volonté de manifester un lien social entre les parties prenantes. Ce principe ne peut être oublié dans les relations économiques car il constitue un principe d’action économique original. Le cycle de la réciprocité s’oppose à l’échange marchand, parce qu’il est indissociable des rapports humains qui mettent en jeu des désirs de reconnaissance et de pouvoir, et il se distingue de l’échange redistributif, dans la mesure où il n’est pas imposé par un pouvoir central. Si l'on adopte cette vision moins restrictive de l'économie, il apparaît alors que l'économie non monétaire participe à la création de richesses. Surtout dans une économie où les services immatériels et relationnels prennent plus d'importance, les coopérations établies en son sein développent le “ capital social ”[43] propre à une société. De plus, chaque pôle de l’économie est organisé autour de la prédominance d’un principe[44], mais à partir de ces pôles se structurent des combinaisons historiquement variables. C’est en tout cas ce qui ressort de l’évocation de la genèse et de l’évolution des différentes composantes de l’économie contemporaine. Elle met en évidence sur une longue durée la réalité plurielle de l’économie. Cette réalité plurielle de l'économie est en fait masquée par la dichotomie entre État et marché. C’est pourquoi la reconnaissance de l’économie solidaire est conditionnée par la remise en cause de deux “ dogmes ”, l’un concernant l’économie de marché, l’autre l’État social. Le premier dogme émane de la pensée libérale, mais a été également admis par les socio-démocrates : il consiste à postuler que seule l’économie de marché est productive, c’est-à-dire créatrice de richesses et d’emplois. Face à cette affirmation péremptoire, la mise en évidence des trois pôles ci-dessus aide à reconstituer la complexité des formes de production et de circulation des richesses. Elle met au jour, entre autres, que l’économie marchande s’est construite sur un ordre patriarcal, 80 % des activités de soins aux personnes continuant à être réalisées par les femmes dans une économie domestique ignorée par les statistiques. La mesure de l’apport de ce travail non rémunéré est une condition indispensable pour qu’il puisse être moins élastique, moins inégalement réparti et que la contribution des femmes aux infrastructures de la société soit appréciée à sa juste valeur[45]. En effet, loin d’être les seules créatrices de richesses, les entreprises bénéficient de multiples apprentissages effectués par leur main-d’œuvre dans le cadre domestique. Elles héritent ainsi d’un capital social[46], c’est-à-dire de ressources symboliques et culturelles d’autant plus fortes que les relations personnalisées dans la famille et le voisinage ont été riches. Si l’économie marchande est tributaire de l’économie non monétaire, le processus de tertiarisation des activités de production accentue aussi l’interdépendance entre économies marchande et non marchande. L’importance grandissante des relations de service, qui dépasse de loin le seul secteur tertiaire, rend déterminant le niveau d’investissement immatériel[47], dont une partie non négligeable relève de la collectivité publique. La qualité de l’enseignement scolaire et universitaire, autant que la formation continue, la fiabilité des réseaux d’échanges intellectuels deviennent des atouts pour la compétitivité. En outre, l’économie marchande prélève largement sur la redistribution. Par exemple, il a été amplement démontré que l’agriculture productiviste est la plus subventionnée à tel point que, selon la Commission européenne, le quart des propriétés agricoles, les plus performantes, les plus modernes et les plus riches, draine les trois quarts des subventions. De nombreuses entreprises pèsent aussi sur la collectivité à travers les investissements publics, les commandes des collectivités ou les prêts préférentiels. Il est à cet égard symptomatique de constater que les attaques contre l'État social, particulièrement virulentes aux Etats-Unis, ont intégralement épargné ce que l'hebdomadaire Time appelle “ l'État providence pour les entreprises ” évalué par ses soins à 125 milliards annuels pour le seul État fédéral[48]. Le second dogme affirme que seul l 'État peut être garant de la protection des citoyens. Avec l’avènement de l’État social, les individus ont été libérés de contraintes de famille et de voisinage qu’ils n’avaient plus à subir pour assurer leur sécurité. Ce rôle de l’État à permis la sortie des dépendances communautaires traditionnelles, en particulier pour les femmes. Mais l’émancipation permise par une société fondée sur le couple État-marché débouche aujourd’hui sur une mutation de l’individualisme qui peut être défini comme le “privatisme”, un processus culturel qui incite à se dégager des relations sociales, de la reconnaissance mutuelle, de la co-responsabilité vis-à-vis des biens communs et de la reproduction du lien social. Cet individualisme de déliaison et de désengagement, fait de retrait dans la sphère privée et d’indifférence vis-à-vis du politique, est constamment renforcé par la marchandisation de la vie sociale. Dans ce contexte, ce qui est décisif pour la démocratie, ce n’est plus seulement le montant des prélèvements effectués pour la redistribution. Il est tout aussi crucial que les pouvoirs publics arrivent à contrer l’envahissement par le marché de la vie quotidienne. C’est la préservation de la possibilité d’un engagement public et de formes de socialisation non marchandes qui est en jeu. D’où l’émergence de nouvelles questions politiques inconcevables dans le cadre de la social-démocratie traditionnelle, par exemple celle du modèle de développement dans les services de proximité. La manière dont ces services de la vie quotidienne (garde d’enfants, aide à domicile, sport et culture de proximité, …) sont organisés, leur plus ou moins grande accessibilité, va profondément influer sur les modes de vie dans le futur. Au-delà des références consensuelles à la qualité des services et à la professionnalisation des emplois, il existe un choix politique fondamental dans ces services, entre une stratégie purement consumériste où les pouvoirs publics accélèrent l’entrée des grandes entreprises dans ces champs d’activité et une stratégie solidaire où ces services sont mobilisés pour favoriser l’implication des usagers comme des professionnels et la participation civique. Comme on le voit, l'économie solidaire s'avère être une contestation en actes de bien des dogmes et idées reçues. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que cette perspective soulève des réticences et engendre des résistances. Elles ne pourront être dépassées que si les parties prenantes de l'économie solidaire sont en mesure de renforcer une réflexion sur les pratiques, malgré les nombreuses difficultés auxquelles elles sont confrontées. Cette reconnaissance institutionnelle amorcée se traduise par une légitimation progressive et par la conception de politiques publiques ancrées sur la volonté de lever les obstacles identifiés par ces parties prenantes. L'enjeu est de substituer à une pensée binaire : État-marché, libérale ou centralisatrice, une pensée ternaire : État-marché-société. * Sciologue au CRIDA-LSCI et Maître de conférences associé à l’Institut Politique de Paris. ** Sociologue au CNRS (CRIDA-LSCI) ** Economiste, Maître de conférence à l’Université de Rennes [1] Parmi de très nombreux articles parus dans Le Figaro, on lira par exemple : “ Paralogismes et illusions du libre-échangisme mondialiste ” (19 et 20 décembre 1994). [2] Selon l’expression de M. Godet in Emploi : le grand mensonge, Paris, Editions Fixot, 1994, p. 289. [3]. A. Shiva, Staying Alive : Women, Ecology and Development, Londres, Zed Books, 1989 ; S. Latouche, La planète des naufragés, Paris, La Découverte, 1993. [4]. Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), Human Development Report, Oxford University Press, New York, 1993 ; voir aussi L. Favreau, La dynamique associative au Sud : une mise en perspective, in La Revue du Mauss, Une seule solution, l’association ? Socio-économie du fait associatif, n° 11, 1er semestre, 1998, pp. 155-167. [5]. J. Clarke, Democratizing Development : the Role of Voluntary Organizations, Londres, Earthscan, 1991 ; L. Favreau, op. cit., 1998, pp. 155-167. [6]. Ritimo-Solagral, Pour un commerce équitable, Paris, Éditions Charles Leopold Mayer, La Librairie Fondation pour le Progrès de l’Homme, 1998, p. 15. [7]. D’où des débats sur la commercialisation limitée aux Magasins du monde ou s’ouvrant à la grande distribution, sur l’équilibre volontariat-professionnalisation ; pour la France, cf. les publications de la Fédération Artisans du Monde qui diffuse également celles éditées par le collectif “De l’éthique sur l’étiquette”. [8] D. Cerezuelle & G. Roustang, Autoproduction et développement social, rapport d’étape, novembre 1998, Paris, MDSL Intervention. [9] Voir : “ Autoproduction et développement social ”, Compte rendu du colloque du 1er avril 1999, MDSL Intervention, 5, Place des Fêtes, 75019 Paris. [10] C. Héber-Suffrin, Les savoirs, la réciprocité et le citoyen, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 417. [11] C. Héber-Suffrin, Échanger les savoirs, Paris, Desclée de Brouwer, 1992. [12] J.-M. Servet (dir.), Une économie sans argent. Les Systèmes d’Échange Local, Paris, Seuil, 1999. [13] Selon J.-M. Servet (dir.), op. cit., 1999, p. 39 citant l’enquête sociologique de S. Laacher, les éléments qui suivent sur les SEL sont tirés de la conclusion générale de cet ouvrage. [14] C. Hébert-Suffrin, op. cit., 1998, p. 214. [15] G. Roustang, “ Quartiers n difficulté et économie du rez-de-chaussée ”, Urbanisme, novembre-décembre 1997, p. 61-65. [16] F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, vol. 1, Paris, Armand Collin. Voir F. X. Verschave, Libres leçons de Braudel, passerelles pour une société non excluante, Paris, Syros, 1994. [17] D. Cerezuelle & G. Roustang, op. cit., 1998, p. 14-20. [18] C’est le processus que les anglo-saxons désignent par le terme d’ empowerment. [19] D. Cerezuelle & G. Roustang, op. cit., 1998, p. 13. [20] Adresse : 33, rue Navier, 75017 Paris. [21] Adresse : 47-49, rue Sedaine, 75011 Paris. [22]. A. Ben-Ner, T. Van Hoomissen, Non Profit Organizations in the Mixed Economy, Annals of Politic and Cooperative Economy, Vol. 4, 1991, pp. 519-549. [23] Adresse : 15, Grand’rue, 59100 Roubaix. [24] J. Defourny, J.-L. Laville & L. Favreau, Insertion et nouvelle économie sociale, Paris, Desclée de Brouwer, 1998. [25] Sur cette question voir Archambault E., Le secteur sans but lucratif. Associations et Fondations en France, Paris, Economica, 1996, p. 94-96. [26] Chiffres regroupés dans “ L’économie sociale va-t-elle se dissoudre dans le capitalisme ? ”, Le Monde Économie, 28 septembre 1999. [27] Voir Archambault E., 1996, op. cit., p. 11, 100, 103 et 110. Les derniers chiffres sur l’emploi dans le tiers secteur ne sont pas donnés en équivalent temps plein. [28] Voir Aronssohn D., “ Un patchwork d’utilité publique ”, Alternatives Économiques, n° 167, février 1999, p. 24-26. [29] Voir Le Monde Économie, 28 septembre 1999, op. cit. [30] Voir Archambault E., “ Le secteur sans but lucratif : une perspective internationale ”, Revue des Études Coopératives, Mutualistes, Associatives, n° 261 (59), 3ème trimestre 1996, p. 36-47. Les deux pourcentages donnés dans ce paragraphe, l’un par rapport à l’emploi total et l’autre par rapport au PIB sont des moyennes non pondérées, l’absence de pondération étant destinée à éviter le biais qui serait introduit par la prédominance des États-Unis. [31] Voir Le Monde Économie, 28 septembre 1999, op. cit. [32] Evers A., “ Part of the Welfare Mix : The Third Sector as an Intermediate Area ”, Voluntas, 6 :2, p. 159-182. Cité in Haeringer J., Laville J.-L. & Sainsaulieu R., 1998, op. cit., p. 57. [33] Voir Aronssohn D., février 1999, op. cit. [34] Voir Archambault E., 1996, op. cit., p. 113 et 119. [35] C’est-à-dire relevant d’un “ processus contraignant forçant une unité dans une population à rassembler aux autres unités de cette population qui font face au même ensemble de conditions environnementales ”, cf P. Di Maggio, W.O. Powell, The Iron Cage Revisited : Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields, American Sociological Review, vol. 48, 1993. [36]. Cité par S. Latouche, Y a-t-il une économie substantive ? Université de Paris XI, septième Colloque international Karl Polanyi, Lyon, 26, 27, 28 mai, 1999. [37]. M. Lévy, Solidarité, coopération, développement Nord-Sud : le difficile renouvellement, Paris, Esprit, 2000. [38]. J.-L. Laville, C. Borzaga, J. Defourny, A. Evers, J. Lewis, M. Nyssens, V. Pestoff, “ Tiers système : une définition européenne ”, in Les entreprises et organisations du troisième système. Un enjeu stratégique pour l’emploi, Action pilote “ troisième système et emploi ” de la Commission Européenne, Bruxelles, CIRIEC [39]. M. Lazar, La République à l'épreuve du social, in M. Sadoun (dir.) La démocratie en France, Paris, Gallimard, 2000, p. 406. [40]. P. Verley, Économie de marché : une construction historique, Alternatives Économiques, n° 166, janvier, 1999, pp. 66-69. [41]. J. Gadrey, La gauche et le marché : une incompréhension plurielle, Le Monde, 10 Mars, 1999. [42]. P. Strobel, Service public, fin de siècle in C. Gremion (dir.), Modernisation des services publics, Commissariat général du plan, Ministère de la recherche, Paris, La Documentation Française, 1995. [43]. R.D. Putnam, Making Democracy Work : Civil Traditions in Modern Italy. Princeton, Princeton University Press, 1993. [44]. B. Eme, Économie plurielle et recomposition des temps sociaux, in Defalvard H., Guienne V., Le partage du travail, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 219. [45]. P. Amat y Leon, La economia solidaria y la perspectiva de genero, in H. Ortiz, I. Munoz (ed.), Globalizacion de la solidaridad. Un reto para todos, Lima, Grupo internacional de economia solidaria (GES), Centro de estudios y publicaciones (CEP), 1998., pp. 206-217 [46]. Selon l’expression reprise dans une multitude de travaux de R.D. Putnam, op. cit., 1993. [47]. Défini comme l’ensemble des dépenses pour des prestations humaines et intellectuelles ; cf. C. Afriat, P. Caspar, L’investissement intellectuel, Essai sur l’économie de l’immatériel, Paris, Economica, 1988 ; voir aussi P. Combemale, INSEE Ecoflash, 22 octobre 1987. [48]. Time, Corporate Welfare, 9 novembre 1998. |
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