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Analyses et réponses au "rapport sur la taxation des opérations de change, la régulation des mouvements de capitaux et sur les conséquences de la concurrence fiscale entre états", présenté au Parlement, le 22/08/00, Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie.

Bruno Jetin

Maître de Conférences à l’Université Paris Nord, Centre d’Economie de l’Université Paris Nord (CEPN)

Lire aussi: L'Opportunité et la faisabilité de l'instauration d'une Taxe Tobin  (René Passet)

Lire aussi: A Propos de deux votes à l'Assemblée nationale (Communiqué de presse 6 nov.)

Lire aussi: Rapport sur la taxation des opérations de change, la régulation des mouvements de capitaux et sur les conséquences de la concurrence fiscale entre états. Ministère de l'économie, des finances et de l'industrie

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Les critiques à l’encontre de la taxe Tobin sont présentées à partir de la page 34 du rapport. On en suivra l’ordre afin de présenter systématiquement nos réponses.

La première série de critiques concerne « la mise en œuvre pratique d’une taxe sur les opérations de change », c’est-à-dire les modalités précises de mises en œuvre concernant le taux de taxation, l’assiette de la taxation, les moyens techniques.

Le taux de taxation.

Le rapport souligne l’existence d’un consensus autour d’un montant faible tenant compte du niveau actuel du coût des transactions sur le marché des changes, ce qui faciliterait son acceptation et réduirait l’incitation à l’évasion fiscale. Toutefois le rapport regrette l’absence d’accord unanime autour d’une proposition précise, les taux proposés allant de 0.003% à 0.25%.

Réponse : l’absence de proposition unanime n’est pas une critique sérieuse à la faisabilité et l’intérêt de la taxe. L’étude de faisabilité demandée aux experts de Bercy avait justement pour objectif de les amener à formuler une proposition précise permettant d’évaluer à quel niveau doit se situer la taxe pour être efficace. Il est normal qu’un débat existe à ce sujet parmi la communauté de chercheurs et des ONG. D’ailleurs ce débat a permis de déboucher sur une position relativement consensuelle qui est la suivante :

On introduit la taxe Tobin en commençant par un faible taux, 0.025% par exemple et on étudie l’impact sur la spéculation. Si ce taux se révèle insuffisant, on l’élève progressivement  jusqu’au niveau qui apparaît adéquat pour assurer la stabilité du marché des changes, par exemple 0.1%, chiffre le plus couramment cité, ou 0.25% comme le proposent Félix et Sau pour des raisons que nous préciserons plus loin. Cette démarche pragmatique, devant faire l’objet d’un accord préalable entre les pays participants, permettrait de définir empiriquement un niveau de la taxe correspondant à un régime de croisière, en vigueur durant les périodes de calme relatif des marchés.

En cas d’attaques spéculatives sérieuses, un dispositif automatique, public et préalablement annoncé, élève le taux de la taxe à un niveau suffisant (1% ou plus) pour décourager la spéculation, en prévoyant des exemptions pour les entreprises afin de ne pas bloquer le commerce extérieur et l’investissement productif. Lorsque le calme revient, la taxe redescend à son niveau permanent de 0.1% ou 0.25%. Cette proposition, connue sous le nom de taxe à double taux, initialement proposée par P.B. Sphan, fait aujourd’hui consensus. Son auteur l’avait formulée en la liant  à un système de bande de fluctuation des taux de change (du type Système Monétaire Européen, SME), en vigueur jusqu’à la naissance de l’euro). Quand un taux de change menace de sortir de la bande de fluctuation à cause des opérations spéculatives, le taux de la taxe augmente automatiquement. Couplée ou non à ce système de bandes de fluctuation, la proposition de taxe à double taux fait aujourd’hui consensus.

L’assiette de la taxation.

Comme le souligne le rapport, la question de l’assiette de la taxation nécessite de déterminer le type d’opérations taxées, l’étendue géographique de la taxation, le type d’intervenants assujettis, les parités concernées.

Sur toutes ces questions, nos réponses reposent sur un même principe : l’assiette de la taxation doit être le plus large possible.

Concernant le type d’opérations taxées, la critique habituelle est que l’ingénierie financière permettra toujours de contourner la taxe en inventant de nouveaux produits et évitant d’avoir recours à des transactions sur le marché des changes.

Notre réponse est que la taxe doit s’appliquer à toutes les transactions financières qui conduisent à la conversion d’une monnaie dans une autre monnaie, quelqu’en soit l’origine. Le mode de collecte de la taxe à travers les systèmes de paiement nationaux permet d’appliquer la taxe à l’ensemble de ces transactions, transactions de changes au comptant, à termes, produits dérivés… (voir infra). Par ailleurs, cette confiance aveugle dans l’innovation financière oublie que les nouveaux produits financiers ne sont pas des substituts parfaits des transactions de change traditionnelles. Pour cette raison, ils comportent un risque plus élevé, et coûtent plus cher. Dès que le coût du contournement dépasse le niveau de la taxe, il vaut mieux payer la taxe. 

Concernant l’étendue géographique, le rapport souligne la forte concentration géographique des marchés des changes. Rappelons que les 8 premiers pays réalisaient plus de 80% des transactions de changes mondiales, les 4 premiers, 65%. Sur la place de Londres, la plus importante avec 33% du total mondial, les 10 premières banques réalisaient 50% des transactions, contre 80%  à Paris.

Malgré cet avantage naturel, qui faciliterait la collecte de la taxe, le rapport, qui fait montre d’un optimisme sans borne concernant la capacité des agents financiers à contourner la taxe, fait preuve d’un pessimisme sans limite dans la capacité des représentants politiques des pays à se mettre d’accord. Citons le rapport (p 35). « Toutefois, même pour un nombre réduit de pays, il pourrait s’avérer extrêmement difficile de formaliser un accord sur les différentes facettes de la mise en place pratique de la taxation (niveau de la taxe, procédure de levée, répression à l'encontre des non-participants à l’accord, utilisation des revenus) ». Sur quoi se fonde ce jugement ? Lorsqu’il s’agit de se mettre d’accord pour assurer la libre circulation des capitaux Europe et dans le monde, ou de libéraliser le commerce mondial, nos gouvernants savent bien mettre au point des dispositifs complexes en abordant les « différentes facettes » ! En tout cas, la difficulté à se mettre d’accord ne les décourage pas au point de renoncer à négocier.

Enfin, en ce qui concerne le danger de délocalisation des opérations vers d’autres zones, il est trop souvent exagéré. Pourquoi les marchés des changes ne sont pas encore plus concentrés qu’ils ne le sont actuellement, si les différences de fiscalité et de contrôle étaient aussi déterminantes que l’on veut le dire ? L’argument vaut aussi pour les centres offshore et les paradis fiscaux. Pourquoi toutes les transactions de changes n’y sont-elles pas d’ores et déjà concentrées, puisque la fiscalité y est quasiment inexistante ? C’est bien qu’il existe d’autres motifs pour inciter une banque à localiser ses salles de marché dans un pays précis, notamment au sein des pays les plus importants de l’économie mondiale.

De plus, personne n’envisage sérieusement qu’un seul pays prendrait l’initiative de mettre en place unilatéralement la taxe Tobin. Quand ATTAC propose que l’Union Européenne (et non pas la seule zone Euro) prenne l’initiative de créer une « zone Tobin », c’est bien parce que l’Union Européenne pèse d’un poids économique équivalent à celui de l’Amérique du Nord et représente environ la moitié du marché mondial des changes. Il est douteux d’envisager une fuite durable des capitaux hors de l’Union Européenne, ainsi qu’une délocalisation permanente, car ce serait renoncer à un marché immense. Tout cela pour échapper à la Taxe Tobin ?

Comme on le verra plus loin, la collecte de la taxe par le biais des systèmes de paiement nationaux offre par ailleurs des moyens non négligeables pour limiter les possibilités de délocalisations.

Enfin, en ce qui concerne les « paradis fiscaux » et autres centres offshore parfois situés au cœur même des principales places financières, on peut décider, comme le propose de nombreux parlementaires français et européens, ainsi que les juges de « l’appel de Genève », que toute transaction impliquant un paradis fiscal soit déclarée illégal sur le territoire de l’Union Européenne. On peut aussi envisager de taxer à un niveau prohibitif, toute transaction de change à destination ou en provenance de ces paradis fiscaux. C’est un acte politique de souveraineté des Etats.

Pour ce qui concerne le redevable de la taxe, on doit d’abord rappeler que le marché des changes est un marché de gros, ou interviennent uniquement des banques et des courtiers. Les banques réalisent des transactions de change pour le compte de leurs clients (les entreprises, les compagnies d’assurances, les fonds de placements divers, etc…) et pour leur propre compte. Ce sont les banques et les courtiers qui seraient assujettis à la taxe sur le marché de gros.

Sur ce point, le rapport soulève les objections suivantes :

« Une part importante des transactions de change entre les intermédiaires financiers (en fait, les banques, note de l’auteur) ne relève pas de la prise de position risquée mais au contraire, des opérations de couverture mutuelle contre le risque de position induit par le fait que les intermédiaires se portent contrepartie des transactions de leur client » (p 36). En bref, ces opérations ne seraient pas de nature spéculative mais des opérations de couverture mutuelle, donc les taxer seraient nuisibles.

« Les prises de postions risquées , (c’est-à-dire spéculatives, ndla) sont souvent réalisées par les clients eux-mêmes (notamment les fonds spéculatifs (hedge funds) et parfois les trésoriers d’entreprises de commerce extérieur ».

« Si les intermédiaires étaient les seuls taxés, ils répercuteraient très certainement le coût induit par la taxe sur leurs clients » (p 36), sous la forme d’un accroissement de l’écart entre le cours acheteur et le cours vendeur (la fourchette de prix du taux de change d’une monnaie, bid/ask prices en anglais, ndla).

Cette argumentation consiste à expliquer que, pour l’essentiel, les banques ne spéculent pas sur les changes. On la rencontre fréquemment (cf. O. DAVANNE, P. ARTUS) et sa compréhension mérite quelques éclaircissements. Elle renvoie à l’organisation institutionnelle actuelle du marché des changes qu’il faudra remettre en cause, et qui le sera nécessairement si la taxe Tobin est appliquée. Aujourd’hui, sur le marché des changes (le marché de gros, le seul qui a une réelle importance), les banques sont des teneurs de marché (market makers). Cela signifie que les banques (et les courtiers et autres grossistes) sont les seules à se voir reconnaître le droit légal de réaliser les transactions de change. En contrepartie, elles sont obligées d’acheter ou de vendre des devises aux cours vendeurs et acheteurs qu’elles annoncent à leurs clients. Lorsqu’un client téléphone à un cambiste travaillant dans une banque, celui lui annonce le cours acheteur et vendeur par exemple de l’euro vis-à-vis du dollar. Si l’un des cours intéresse le client, celui-ci annonce au cambiste qu’il est, par exemple désireux de vendre des euros contre du dollar. C’est seulement à ce moment que la banque sait qu’elle doit acheter les euros de son client et lui vendre des dollars au cours annoncé préalablement. La banque est obligée de réaliser la transaction. Ayant reçu des euros, elle va les revendre à d’autres banques, (en fractionnant la somme, si celle-ci est importante), afin de ne pas prendre de risque de change sur les euros qu’elle vient d’acheter. Les banques qui viennent d’acheter une partie des euros vont probablement les revendre à leur tour à d’autres banques, et ainsi de suite jusqu’à ce que des clients finals (souvent agents non bancaires) acceptent de détenir les euros et le risque de change qui leur sont liés. C’est le principe du mistigri ( de la patate chaude en anglais). Plusieurs études estiment qu’un ordre de change donné par une entreprise à sa banque engendre entre 5 voire 10 transactions entre banques. Ces opérations de reventes à d’autres banques sont les opérations de couverture mutuelle auxquelles le rapport fait référence. Elles font l’objet d’une très faible commission couvrant les coûts de la transaction, qui est reflétée par le fait que la banque achète les euros moins cher qu’elle ne les revend, (la fourchette de prix, correspondant en l’occurrence entre le cours acheteur et le cours vendeur). Cette fourchette est minime lorsqu’il s’agit des opérations de couverture mutuelle, 0,02% selon le rapport (et aussi O. Davanne adversaire déclaré à la taxe Tobin) , mais 0,05% selon d’autres spécialistes du marché des changes reconnu ayant travaillé sur la taxe Tobin (J. Frankel, 1996, D. Felix et R. Sau, 1996, H. Bourguinat, 1999) ([1])

Ces opérations de couverture mutuelle représenteraient donc jusqu’à 90% des transactions de change ce qui expliquerait pourquoi ces transactions ont pris une ampleur considérable au cours des dernières années (1500 milliards de $ par jour). Pour le rapport et les opposants à la taxe Tobin, il est donc faux de prétendre que ce volume énorme de transactions correspond à de la spéculation, puisqu’au contraire il s’agit d’opérations de couverture.

Réponse : Il est vrai que l’organisation actuelle du marché des changes (très différentes de celle des marchés d’actions et d’obligations) conduit les banques à réaliser de nombreuses opérations de couverture. Mais il est faux de les exonérer totalement de la responsabilité de la spéculation. Les banques spéculent au quotidien lorsqu’elles attendent quelques heures avant de réaliser leurs opérations de couverture parce qu’elles ont l’espoir d’une évolution profitable des taux de change durant cet intervalle. Les banques spéculent lorsqu’elles prennent délibérément des positions de change. Parfois elles forment des ententes informelles  visant à faire chuter une monnaie (exemple de l’attaque  contre la Livre Sterling en 1992). Enfin les banques prélèvent des commissions de change importantes sur les opérations de spéculation décidées par leurs clients (entreprises, fonds spéculatifs…). Il est donc légitime de soumettre les banques à la taxe Tobin.

Elles répercuteront le coût de la taxe sur leur client, ce qui n’est pas illégitime puisque le rapport lui-même dit que ce sont eux qui souvent spéculent. Par ailleurs, il est surprenant que pour une fois on oublie d’invoquer la concurrence, pourtant portée au pinacle par ceux qui nourrissent une foi religieuse dans l’efficience des marchés. Pourquoi la concurrence entre les banques ne les conduirait elles pas à ne pas répercuter la taxe sur leur client en prenant sur leurs marges ?

Enfin, dernière objection, celle qui concerne les monnaies des pays en développement. Si elles étaient exonérées de la taxe afin de ne pas être doublement taxées (les monnaies des PVD ne s’échangent pas entre elles, mais par l’intermédiaire du dollar ou une autre monnaie forte), il y aurait un danger de contournement de la taxe.

Ce danger est-il si réel ? Quel investisseur envisagerait d’utiliser le zloty polonais ou  le réal brésilien, ou la roupie indonésienne, en lieu et place du dollar pour faire transiter des sommes très importantes correspondant à son activité commerciale régulière ? On ne peut qu’adopter une démarche pragmatique à ce sujet. Exonération a priori des monnaies des pays les plus pauvres, et taxation, si les transactions sur ces monnaies présentent un danger de contournement.

La collecte de la taxe.

Le rapport reprend la distinction entre les différents lieux qui structurent le marché des changes. Le lieu de négociation, le lieu d’enregistrement comptable, le lieu de règlement de la transaction (le paiement). Il conclut en affirmant que la question n’est pas résolue (p 38), ce qui est faux.

Réponse : la question du lieu de collecte de la taxe a fait l’objet de nombreux débats dont nous présentons le résumé dans  ce qui suit : 

P. KENNEN (1996) distingue le lieu de négociation des transactions de change (la salle de marché, trading room), le lieu d’enregistrement comptable (le siège social dans le pays d’origine, booking site) et le lieu de règlement (settlement site). Il envisage que la taxe soit collectée sur le lieu de négociation du contrat de change. Le premier avantage de cette proposition tient à ce que les salles de marché sont moins concentrées du point de vue géographique que les sièges sociaux des banques, ce qui assurerait une diffusion plus large des lieux de collecte de la taxe. Le deuxième est que la délocalisation des salles de marché dans des pays n’appliquant pas la taxe serait très coûteuse car les infrastructures, l’équipement, et le personnel qualifié nécessaires ont un coût élevé. P. KENNEN écarte la possibilité de prélever la taxe sur le lieu de règlement car en général les positions de change des banques sont compensées avant le règlement, et seuls les soldes nets sont ensuite échangés (netting), à moins que le système de paiements utilise une procédure traitement en temps réel des ordres bruts ([2]). Pour P. KENNEN (p 112), prélever la taxe sur le lieu de règlement conduirait à une réduction trop forte de l’assiette de la taxe, et ne permettrait pas de distinguer suffisamment clairement les opérations de change « pures » des opérations sur titres libellés en monnaies différentes.

Cependant, la proposition de P. KENNEN a pour inconvénient principal de reposer sur la seule bonne volonté des opérateurs d’enregistrer les opérations de change effectuées par leur banque, avec pour seule possibilité, un contrôle a posteriori de la trace papier, ce qui ménage trop de possibilités de fraude.

Par ailleurs, les systèmes de paiement entre banques et autres agents financiers font l’objet d’innovations techniques majeures qui permettent de réunir trois conditions indispensables à une collecte efficace de la taxe :

La possibilité d’identifier les paiements bruts effectués dans le cadre du règlement d’une transaction de change;

La possibilité de collecter la taxe même si les règlements sont effectués à travers un système de paiements offshore;

La possibilité de taxer les sous-jacents correspondant aux produits dérivés de change.

C’est pourquoi il apparaît aujourd’hui plus efficace de prélever la taxe sur le lieu de règlement du contrat de change à travers les systèmes de paiement électronique qu’utilisent tous les agents financiers, notamment les banques. R. SCHMIDT (1999), a fait une proposition élaborée en ce sens que nous reprenons ici.

Pour comprendre sa démarche, il est nécessaire de rappeler qu’un système national de paiement est constitué de deux voire trois institutions étroitement liées. La première est le système de paiement des montants élevés (large-value payment system), qui utilisent des messageries électroniques comme par exemple le système SWIFT ([3]). La deuxième est le système de paiement par compensation (payment netting system). Ce système permet d’identifier les ordres de banques différentes qui se compensent mutuellement, ce qui permet de limiter l’envoi de messages dans le système de paiement des montants élevés. Le troisième est constitué par les chambres de compensation des échanges de titres (clearinghouses for securities exchanges), dans la mesure ou des titres sont échangés pour effectuer des paiements. Du fait de leur importance, ces trois institutions sont soumises à réglementation et sont supervisées par la banque centrale de chaque pays. Elles possèdent les deux propriétés suivantes :

La première est de transmettre les messages individuels ou groupés au fur et à mesure qu’ils arrivent dans le système. Cette propriété est connue sous le nom de « règlement brut en temps réel continu » ([4]). Les systèmes de paiement qui n’ont pas cette propriété laissent les messages s’accumuler dans une « corbeille », et les traitent ensuite par lots à intervalles plus ou moins rapprochés.

La deuxième est que le système apparie chaque message et sa contrepartie de façon à ce que les deux paiements d’une transaction aient lieu simultanément. Cette propriété est connue sous le nom de règlement « paiement contre paiement » ([5]), ou dans le cas d’un actif, de règlement « livraison contre paiement » ([6]).

Ces deux propriétés éliminent le risque de règlement car les deux paiements engendrés par une transaction monétaire ou financière domestique sont réalisés simultanément, ou aucune ne l’ait. Or l’élimination du risque de règlement est particulièrement importante pour assurer l’interconnexion et la fluidité des systèmes monétaires et financiers actuels. Les systèmes de paiements des pays du G10 et d’un nombre croissant de pays émergents, comme la Thaïlande, la Malaisie, la Corée, Hong Kong, et bientôt la Chine les ont adoptées.

Ces deux propriétés présentent aussi l’intérêt de pouvoir identifier les transactions réalisées dans des devises différentes, et qui donc influeront sur le taux de change.

Prenons un exemple de transaction interbancaire nationale. Une banque française A veut acheter un Bon du Trésor à une banque B qui cherche à en vendre un. Après accord la banque A envoie un ordre de paiement à travers le système SWIFT lui instruisant de débiter son compte auprès de la Banque de France et de créditer le compte de la Banque B auprès de la Banque de France. La banque B envoie aussi un ordre à travers le système SWIFT lui instruisant de transférer la propriété d’un Bon du Trésor à la Banque A. SWIFT compare les deux ordres et demande confirmation auprès des deux banques. Après réception des messages de confirmation, SWIFT effectue simultanément le paiement en euro et le transfert du Bon du Trésor. Tout est réalisé électroniquement et automatiquement. En appariant le paiement et le transfert, SWIFT observe que les deux ordres sont libellés en euros ce qui lui permet d’identifier une transaction domestique. Par conséquent il n’y a pas lieu de collecter de taxe sur une transaction de change.

Supposons maintenant que la Banque A téléphone à une banque américaine, la banque C, pour acheter des dollars contre euros. Tout établissement bancaire intervenant sur le marché des changes, doit disposer d’un réseau de banques correspondantes afin de pouvoir, par leur intermédiaire, verser ou recevoir les devises qui auront été négociées sur le marché des changes. Supposons que la banque française B est le correspondant en France de la banque américaine C. Après accord, la banque française A enverra un ordre à SWIFT lui enjoignant de transférer une certaine quantité d’euros à la banque B, sur le compte qu’elle détient à la Banque de France. De son côté la banque américaine C demandera par exemple à FEDWIRE, le système de paiement des montants élevés des Etats-Unis, de transférer l’équivalent en dollars sur le compte que le correspondant américain de la banque A détient auprès de la Réserve Fédérale. A Paris, SWIFT demande confirmation à la banque A de l’ordre de paiement en faveur de la banque B, et après réception de la confirmation, effectue le paiement en euros. Mais, ne pouvant détecter de contrepartie en euros, SWIFT identifie l’ordre de paiement à la banque B comme une transaction de change et procède à la collecte de la taxe sur les transactions de change. Le produit de la taxe sera déposé sur un compte spécial de la Banque de France. De nouveau, tout est réalisé électroniquement et automatiquement.

Ces propriétés des systèmes de paiement domestiques connaissent un processus d’extension à l’échelle internationale grâce à la création de messageries électroniques internationales.

En Europe, le système de messagerie TARGET ([7]) mis en place sous la surveillance de la B.C.E. va permettre d’appliquer les propriétés RTGS et PVP aux transactions entre pays membres de la zone euro. Le système de messagerie anglais, CHAPS, qui est le deuxième système par importance après le système américain FEDWIRE, pourra se connecter au système TARGET.

Un projet plus ambitieux piloté par les 20 plus grandes banques du monde, vise à créer, en l’an 2000, une banque de règlements globalement centralisée, (Continuous Linked Settlement, CLS, Bank) ce qui faciliterait encore plus la collecte de la taxe. Cette banque de règlements devra gérer une messagerie mondiale mettant en œuvre le système PVP pour les transactions de change brutes de montants élevés, alors qu’actuellement le système PVP ne fonctionne que pour les systèmes de compensations multi-devises (multicurrency netting systems), c’est-à-dire les transactions nettes. La situation actuelle s’explique par le fait que les deux ou trois systèmes de paiement de montants élevés, nécessaires pour régler n’importe quelle transaction de change, fonctionnent selon des fuseaux horaires différents. Avec la banque CLS, les systèmes de paiements de montants élevés domestiques pourront identifier et taxer directement les transactions de changes brutes, car les paiements libellés dans des monnaies différentes mais provenant de la même transaction, seront appariés et traités simultanément, comme dans un système de paiement domestique. Cela remplacera l’ancienne méthode indirecte d’identification des transactions de change, qui repose sur l’impossibilité d’apparier un paiement domestique par sa contrepartie libellée dans la même monnaie.

Quel sont les avantages d’un tel mode de prélèvement de la taxe ?

Le premier avantage est de prendre en compte l’ensemble des transactions de change, que ce soit les transactions au comptant, les transactions à terme, les transactions sur produits dérivés, ou les transactions sur titres libellées en devises différentes. La plupart de ces opérations nécessitent une transaction de change, et seront donc taxées à travers le système de paiement. Les exceptions concernent, par exemple, les options de change, qui peuvent n’être jamais exécutées, auquel cas le paiement du principal n’a pas lieu. Cependant, les options sont achetées à un prix qui reflète leur valeur, et le paiement réalisé pour acheter l’option peut être taxée.

Le deuxième avantage tient à ce que les banques centrales peuvent réguler les systèmes de compensation offshore (offshore netting system) et les contraindre à appliquer leur régulation, ce qui permettrait de collecter la taxe. Le droit des banques centrales de réguler individuellement et collectivement les systèmes de compensation offshore a été codifié en 1990 dans le cadre des « standards minimums LAMFALUSSY » par le « Comité des systèmes de compensation interbancaire des banques centrales du groupe des 10 pays », et confirmé par le même comité en 1998. les banques centrales peuvent refuser l’accès à leur système domestique de paiement à tous les systèmes de compensation qui refuseraient d’appliquer leur réglementation, et sanctionner les banques privées membres de leur système de paiement domestique qui en seraient membres. Cette menace de sanction est crédible car les systèmes de compensation offshore ne peuvent procéder au règlement d’une transaction de change s’ils n’ont pas accès au système de paiement domestique. Par ailleurs les banques ne sont pas acceptées comme membre d’un système de compensation offshore si elles ne participent pas au marché des changes interbancaire , ce qui signifie être membre du système de paiement domestique. Enfin les systèmes de compensation offshore ont besoin d’une tierce partie qui est, dans la plupart des cas, la société SWIFT. Pratiquement toutes les activités de compensations électroniques sont accessibles par l’intermédiaire de SWIFT, ce qui, permet une intégration mondiale du système de communication qui peut être contrôlée par le réseau des banques centrales.

Le troisième avantage concerne le type d’actifs faisant l’objet de transactions de change, notamment le produits dérivés. Si le principe général est que la taxe est prélevée sur le lieu de règlement, il n’est plus décisif de déterminer si ce qui est échangé est un instrument de change classique ou un actif financier quelconque, car du point de vue du système de paiement tout se ressemble à partir du moment où la transaction entraîne un échange de devises. Si une transaction sur un produit quelconque, comme les « structured credit notes » utilisés par les banques en Asie et analysées par J. KREGEL donne lieu à un échange de devises, alors cet échange sera taxé via le système de paiement. Si un produit dérivé permet de contourner le marché des changes, la taxe ne sera pas collectée, mais les taux de change ne seront pas affectés, ce qui est exactement le but poursuivi par la « taxe Tobin ». Si l’achat d’une option de change ne conduit pas à une transaction de change car l’acheteur ne souhaite pas l’exercer, alors il n’y aura pas de transaction de change et pas d’effet sur les taux de change. Par contre si l’option est exécutée, on peut envisager de taxer le prix d’achat de l’option, ce qui peut affecter la décision de l’exécuter (R. SCHMIDT, p 23). D’une manière générale, des produits dérivés de plus en plus complexes et discrets pourraient être imaginés, mais ils risquent d'être de plus en plus coûteux et de moins en moins liquides, à cause leurs caractéristiques de plus en plus spécifiques, alors que les marchés de change au comptant et à terme sont au contraire très liquides. Et comme le font remarquer J. TOBIN et P. KENNEN, tout cela pour échapper à une modeste taxe sur le marché des changes ! Très vite, le jeu risque de ne pas en valoir la chandelle.

Le quatrième avantage du prélèvement de la taxe sur le lieu de règlement tient au faible coût administratif. Il suffirait de modifier les systèmes informatiques pour que la taxe soit automatiquement prélevée et versée sur un compte spécial de la banque centrale. Peu de bureaucratie, ou pas plus que pour un impôt tel que la T.V.A, et peu de danger de corruption.

Les quatre avantages liés à la collecte de la taxe sur le lieu de prélèvement répondent aux critiques essentielles concernant la faisabilité pratique, même si tous les problèmes ne sont pas résolus.

Contrairement à ce que prétend le rapport, il existe maintenant une proposition solide, même si tous les problèmes ne sont pas résolus : la collecte sur le lieu de règlement, à travers les systèmes de paiement nationaux.

 

[1]) Il est surprenant que les opposants  à la taxe Tobin présentent systématiquement des coûts de transactions nettement plus faibles que ces défenseurs. Ce point n’est pas anodin, malgré la faiblesse apparente des différences, car il conditionne le chiffrage du niveau de la taxe, donc sa faisabilité et son efficacité, ainsi que les recettes potentielles.

[2]) voir infra, le système RTGS.

[3]) Depuis 1973, les banques internationales ont créé une société coopérative de droit belge, SWIFT (Society for Worldwide International Interbank Telecommunication) qui avec les progrès techniques réalisés dans le domaine des télécommunications, assure un système de paiement électronique interbancaire. 95% des transactions financières internationales transitent par ce système.

[4]) Real-Time Gross Settelment », RTGS.

[5]) « Payment-Versus-Payment » settlement, PVP.

[6]) « Delivery-Versus-Payment » settlement, DVP.

[7] ) Trans-European Automated Real-Time Gross Settlement Express Transfer.