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Capitalisme informationnel et émergence d'une société civique planétaire

Patrick VIVERET, Directeur de la rédaction de Transversales Science/Culture

Colloque de Morsang sur Orge - Actes
Appel de Morsang

Introduction

Le capitalisme informationnel et financier est désormais confronté à un défi majeur : celui de l’émergence d’une société civique (et pas seulement civile) sur le terrain même où il avait construit sa puissance face aux états et au mouvement syndical, l’espace mondial. Le fait est d’autant plus marquant que cette émergence est largement due à l’usage de l’un des vecteurs mythiques de la nouvelle modernité : Internet. Les manifestations de Seatle ont joué le rôle d’« analyseur » (au sens de l’analyse institutionnelle) d’un mouvement en profondeur que les grands médias avaient jusque là ignoré. Pourtant cette émergence reste fragile, non seulement du fait de la disproportion considérable des forces en présence (du point de vue financier en particulier) mais aussi parce que la tentation passéiste et défensive reste forte parmi les mouvements contestataires. Il est donc important de bien comprendre la nature du capitalisme informationnel, d’en repérer les forces et les fragilités pour mieux développer une stratégie dynamique capable de construire une réelle « civilité mondiale ».

Comprendre le capitalisme informationnel

Comprendre la nature du capitalisme informationnel, c’est d’abord saisir la spécificité de la mutation informationnelle qui ne se réduit pas à une variante des révolutions industrielles, fut ce la troisième. 
Deux caractéristiques majeures font en effet de l’entrée dans l’ère informationnelle une mutation à part entière. La première tient au passage d’une ère centrée sur l’énergie à une nouvelle période historique marquée par l’information. Elle a été souvent analysée dans les colonnes de Transversales Science Culture, en particulier par Jacques Robin et René Passet.

La seconde caractéristique tient à ce que cette « information » qui, au sens informatique du terme, n’a pas de sens puisqu’elle exprime simplement un flux de signaux numériques, va donner à l’intelligence humaine une place privilégiée dans le processus de production et de réorganisation des rapports sociaux. Du même coup c’est l’ensemble de l’information signifiante (écriture, langage, mémoire etc.) qui devient déterminante. Les révolutions agricoles et industrielles, parce qu’elles s’organisaient principalement autour du rapport matière/énergie, réduisaient l’intelligence humaine à une pure fonction d’adaptation aux nouvelles techniques et aux nouvelles machines. Cette fois c’est la part « logicielle », donc la matière grise, qui est beaucoup plus décisive que l’ordinateur lui même dans sa composante matérielle.

Cette première distinction nous permet de comprendre que si le capitalisme informationnel utilise pleinement les potentialités technologiques de l’information numérisée, il sous utilise en revanche gravement, du fait de sa logique perpétuée de domination et d’instrumentation des êtres humains, la formidable fécondité de l’intelligence humaine. C’est en ce sens que l’on peut dire que si la « révolution informationnelle » est désormais pleinement engagée, la « révolution de l’intelligence » reste, elle, pour l’essentiel à faire. Et ce ne peut être le capitalisme, fut-il informationnel, qui la réalisera. A la différence de ce que l’on nomme improprement « intelligence artificielle », l’intelligence humaine ne fonctionne pas sans désir, à commencer par le désir de curiosité qui met en mouvement notre volonté de comprendre et de connaître ce qui nous est au départ inconnu. Selon que ce désir est orienté positivement vers la création ou négativement vers l’inhibition (l’angoisse), l’intelligence humaine, individuelle mais aussi collective, va utiliser ou stériliser les formidables potentialités qu’offrent nos quelques cent milliards de neurones. C’est ici que le capitalisme rencontre des difficultés majeures puisqu’il réserve le droit à la créativité à une minorité d’individus et qu’il la réduit à son expression mercantile.

Il ne suffit cependant pas de proposer une voie anticapitaliste pour garantir une meilleure créativité. Les échecs du socialisme étatique et au premier rang du système communiste l’ont amplement démontré. Car le capitalisme a au moins pour lui de savoir jouer de deux ressorts majeurs : il sait faire une grande place au désir et à l'imaginaire d'une part , aux processus d’auto-régulation issus du marché d'autre part. Sans doute ce désir, on l’a vu, est singulièrement limité puisqu’il s’inscrit dans une logique très fortement inégalitaire ; l'imaginaire est limité à la passion de richesse et la capacité d’autorégulation, qui fait la force du marché, est elle même fortement limitée par la logique de puissance qui conduit à des concentrations toujours plus importantes. Mais si on se contente de lui opposer, comme le font souvent les courants qui le contestent, la vertu et la raison d’une part , le rapport à une simple économie des besoins de l'autre et l’organisation bureaucratique de la production en prime, alors le capitalisme reste largement vainqueur ; aussi injuste soit il , il résiste beaucoup mieux à l’entropie, c'est à dire à la dégénérescence, que les systèmes bureaucratiques voire totalitaires qu’on lui oppose, car il est plus près de la nature psychique humaine (être de désir et d'angoisse et pas seulement être de besoin et de raison) que la plupart des utopies qui ne prennent pas en compte cette mixité à la fois sexuelle, morale et psychologique de l’humanité.

En revanche, si des forces alternatives savent allier le meilleur de la rationalité et la force du désir et de l'imaginaire; si elles font de la régulation une règle du jeu au service de fort processus d'autogestion, de subsidiarité et de décentralisation, plutôt que de construire des bureaucraties annihilant les énergies, alors elles se trouvent en bonne position pour passer de la guerre de tranchées à la guerre de mouvement, pour allier le meilleur de la logique de résistance au meilleur de la logique d'anticipation. Et c'est dans cette perspective dynamique et offensive qu'elles peuvent utiliser à leur profit quatre caractéristiques du capitalisme informationnel qui, de points forts, deviennent des zones de fragilité : la dématérialisation, la consommation, l'image, et la mondialisation elle même.

Forces et fragilités de la dématérialisation

La fluidité, la rapidité sont des caractéristiques clefs de la mutation informationnelle que le capitalisme sait utiliser à son profit, en particulier dans les échanges financiers pour prendre de vitesse états, banques centrales, et contrôles de tous types. En outre la dématérialisation facilite l'émergence d'une autre qualité, au point souvent de les confondre, la virtualité. La virtualité n'est pas de la réalité immatérielle, c'est un état potentiel qui peut s'actualiser dans certaines conditions. Un site internet par exemple n'est pas un site virtuel : il est bien réel , même s'il est immatériel. Une bonne partie des transactions financières en revanche sont virtuelles c'est à dire qu'elles expriment une anticipation de richesse possible qui ne se réalisera que lors de la vente des titres détenus. C'est dire que la virtualité, état distinct du réel et de l'irréel, a pour support majeur la confiance et le désir. La confiance porte sur le processus lui même de transformation d'une potentialité en réalité, ; elle est aussi une confiance (au sens étymologique du terme : une foi, une croyance partagée) dans les autres acteurs qui participent de cette même attitude. Quant au désir c'est précisément l'énergie qui transforme cette information virtuelle en réalité. On comprend que les avantages de fluidité et de rapidité liés à la dématérialisation joints à la formidable dynamique que procure l'utilisation systématique de la virtualité donnent à ceux qui savent s'en servir plusieurs longueurs d'avance sur leurs concurrents et adversaires. En revanche elles portent aussi en germe leurs effets contre-productifs qui peuvent s'avérer redoutables.

Ainsi, la dématérialisation, c'est une évidence, mais elle mérite d'être méditée, n'a pas la solidité, la durée, l'enracinement, qui caractérisent la matière. De la dématérialisation à la désintégration des objets, des êtres, des sociétés il peut n’y avoir qu'un pas. Les humains en particulier, du fait de leur structure psychique mixte, ont d'autant plus besoin de terre, de territoire, de repères, qu'ils sont dans un univers immatériel. La virtualité qui marche à la confiance et au désir est elle même sujette à toutes les maladies de la méfiance et de l'angoisse. En un clin d'oeil l'euphorie peut laisser la place à la panique et les marchés boursiers sont des espaces privilégiés pour ce renversement qui rappelle étonnamment les effets des drogues ou de cette maladie du siècle que l'on nomme la psychose maniaco-dépressive caractérisée précisément par des phases d'excitation et de dépression sans capacité à trouver un point d'équilibre. C’est pourquoi le capitalisme informationnel est de plus en plus démuni pour faire face à la demande de racines qu’elles soient territoriales ou symboliques. Il sécrète donc d’autant plus des intégrismes du territoire (qu’il soit local, régional ou national ) et du sens (sectes, fondamentalisme religieux etc.) Des mouvements civiques et sociaux qui sont capables de répondre à ces demandes mais de manière ouverte et non identitaire par exemple en articulant la demande de citoyenneté nationale avec celles de citoyenneté locale, européenne et mondiale, ou en développant une laïcité ouverte à la demande de sens, ont ainsi une bien meilleure capacité de réponse que le couple schizophrénique capitalisme/intégrisme.

L’enjeu consumériste

Le capitalisme informationnel peut se passer de manière croissante des producteurs (d’où les drames sociaux qu’il génère en matière de chômage de masse). Il ne peut en revanche se passer des consommateurs. Une attaque classique de type "syndicale-nationale" se trouve placée en porte à faux car ce type de capitalisme peut répondre à une autre échelle territoriale et supporter aisément des conflits au niveau de la production. En revanche il est beaucoup plus vulnérable dès lors qu’un mouvement consumériste s’organise en face de lui et dépasse la simple pression sur les prix pour poser la question plus radicale de la qualité : qualité alimentaire, par exemple, débouchant sur une exigence globale de qualité de vie. Alors le consumérisme se fait civique et pose également le problème de la qualité démocratique. C’est bien ce qui s’est passé avec les campagnes civiques lancées par la confédération paysanne sur la «malbouffe ».

Le recul de Monsanto , « le Microsoft des biotechnologies », conduit à retirer du marché sa semence dite « Terminator » (parce qu’elle n’était pas réutilisable par les paysans condamnés à racheter ainsi chaque année la semence à la firme multinationale), est significatif du poids nouveau des campagnes civiques. C’est en effet à la suite du mouvement d’opinion sur la malbouffe et les risques liés aux OGM (organismes génétiquement modifiés) que la valeur boursière de Monsanto a chuté conduisant la firme à opérer ce recul symbolique. Nous rencontrons ici du même coup un troisième indice de fragilité, si les acteurs qui le contestent savent en faire bon usage : l’image.

Le rôle croissant de l’image et de l’imaginaire

Parce que l’image est à la jonction du « réel immatériel » et de la virtualité elle joue un rôle croissant dans la mutation informationnelle et son instrumentation par le capitalisme est de plus en plus nette. Elle joue en particulier un rôle clef dans la spéculation financière puisque l’essentiel de cette sphère est composée de capitaux virtuels qui expriment par conséquent des anticipations sur l’avenir des entreprises cotées. C’est ainsi que l’on peut assister à ce paradoxe permanent de sociétés actuellement en perte mais qui bénéficient de valeurs boursières considérables de l’ordre de plusieurs dizaines de fois leur chiffre d’affaire. Mais que l’image des dites sociétés se dégrade comme ce fut le cas pour Coca Cola ou plus récemment pour Monsanto à la suite des campagnes civiques sur les OGM et la qualité de l’alimentation et l’on voit la bourse prendre peur et les valeurs boursières dégringoler. Le courage, on le sait n’est pas la vertu cardinale des opérateurs financiers ! C’est aussi pourquoi le piratage par saturation informatique des sites les plus en vue sur Internet, fleuron de la « nouvelle économie » dont on nous rebat les oreilles, est moins dangereux par sa forme technique (un blocage de quelques heures) que par la démonstration de fragilité qu’il administre et par la détérioration de l’image qu’il véhicule.

Le capitalisme piégé par la mondialisation

La quatrième zone de fragilité du capitalisme informationnel, aussi paradoxale qu’elle puisse paraître, c’est la mondialisation elle même. Car la mondialisation pose, par nature, des problèmes de régulation que le capitalisme ne veut ou ne peut résoudre. On le voit clairement sur des enjeux écologiques tels le problème des gaz à effet de serre, les risques liés aux nucléaire qui ne sont pas circonscrits dans des frontières (cf. Tchernobyl) ; on le voit lorsqu’il s’agit d’organiser juridiquement un droit pénal (et plus seulement commercial) international (tribunaux pour le Rwanda et l’ex Yougoslavie ; projet d’une Cour pénale internationale..) ; on le voit même sur le terrain financier où l’idée d’une régulation fait son chemin car personne ne peut plus ignorer sérieusement les risques que le volcan financier sur lequel nous vivons fait courir à l’économie mondiale. La liste serait si longue des régulations inéluctables qui se feront jour au 21ème siècle que le problème d’avenir, sera moins de savoir s’il y aura ou non régulation mondiale que de débattre de sa nature démocratique ou non démocratique. En fait les acteurs, intellectuels, politiques, économiques qui furent à l’origine de la révolution conservatrice anglo-saxonne n’ont jamais joué le jeu mondial. Ils ont en revanche utilisé la mondialisation comme une arme contre les états providence et les mouvements syndicaux coincés dans l'espace restreint des nations. Mais l’heure vient désormais où ils sont pris à leur propre jeu : pour des raisons écologiques, on l’a dit, mais aussi et plus encore pour des raisons humaines et sociales : aucune mondialisation viable n’est possible dans un apartheid social et économique mondial ou la fortune des 358 personnes les plus riches est égale au revenu des deux milliards trois cent millions d’habitants les plus pauvres. Si donc, à l’instar de ce qui s’est passé du côté des ONG, le mouvement syndical, les forces civiques et politiques, sont capables de se donner les moyens de penser et d’agir sur la scène mondiale, de même qu’ils commencent à se donner les moyens d’une réelle ambition européenne, alors on verra la mondialisation devenir un thème progressiste et renouer pour l’essentiel avec les valeurs historiques de l’internationalisme.

Le cas d'école d'Attac

L’histoire d’Attac est singulièrement féconde à cet égard. Alors qu’ONG et syndicats appartiennent souvent à des mondes qui s’ignorent , Attac invente une ONG dont la composante syndicale est essentielle. Alors que le débat français est souvent réduit à un conflit entre des neo-libéraux et des souverainistes, Attac se développe sur une base mondiale tout en gardant clairement ses racines françaises. Alors que la critique du capitalisme s’opère le plus souvent sur la base d’une pure protestation, Attac articule cette résistance avec une logique d’anticipation et de proposition dont témoigne son thème fédérateur : « un autre monde est possible ». C’est pourquoi l’émergence de ces nouvelles formes d’action civique concourent, au delà de l’émergence nécssaire et utile d’une société « civile » planétaire à la formation d’une société politique démocratique à l’échelle mondiale. L’organisation en réseau, l’utilisation des technologies de l’information et singulièrement du courrier électronique et d’internet, la capacité de développer une nouvelle forme de militantisme plus ludique , une vraie capacité d’expertise sont des points saillants de ces nouvelles formes d’action sociale et citoyenne. José Bové a évidemment beaucoup fait pour populariser l’émergence de ce nouvel acteur sur la scène mondiale mais il est le premier à expliquer qu’il s’agit d’un mouvement collectif enraciné dans une réflexion et une action transformatrice longuement mûrie au cours des dix dernières années. Des réseaux comme les conférences intercitoyennes européennes, des initiatives comme celles d’ICARE en France (initiatives de citoyenneté active en réseau) qui organise à Marseille avec l’Adels les cinquièmes rencontres de la démocratie locale montrent, parmi bien d’autres, à quel point Attac s’inscrit dans un vaste mouvement qui fera de la citoyenneté mondiale l’une des grandes aventures du 21ème siècle.