Les dernières statistiques disponibles évaluent officiellement à 18,4 millions le nombre de chômeurs dans lUnion européenne pour 1995. Le taux de chômage atteint environ 11 % en moyenne, 13 % pour les femmes et 9 % pour les hommes.
Une convergence vers le haut des taux de chômageCette triste performance doit avant tout être mise en perspective. Avant lentrée en crise, les pays de lUnion Européenne étaient dans lensemble proches du plein emploi, avec un taux de chômage denviron 2 à 3 %. La première récession généralisée de 1974-75 a fait franchir au taux de chômage une première marche descalier à 6 %. Une seconde a bientôt suivi, avec la récession du début des années quatre-vingt et le taux de chômage a alors dépassé la barre des 10 %.
Dans la seconde moitié des années quatre-vingt, la croissance a connu une reprise plus ou moins marquée, qui a permis la création demplois et fait reculer le taux de chômage à 8 %. Certains y ont vu les effets bénéfiques des politiques néolibérales, et notamment de lActe Unique de 1986. Mais ces espoirs ont rapidement été déçus par la récession du début des années quatre-vingt-dix qui a fait repartir le taux de chômage à la hausse, nettement au-dessus des 10 %. La période de croissance record de lemploi entre 1985 et 1990 a donc été suivie dune période de baisse record. Six millions demplois, soit un sur vingt-cinq ont été détruits entre 1991 et 1994. Ce constat, qui sappuie sur une étude de la Commission, montre que louverture commerciale ne peut en soi créer durablement des emplois.
Les données officielles sur le chômage doivent être complétées par les estimations disponibles de la proportion de travailleurs découragés ou occupant un emploi à temps partiel de manière non volontaire. LOCDE fournit de tels correctifs, qui font apparaître deux résultats. Tout dabord, le taux de chômage ainsi corrigé est sensiblement plus élevé. Pour 1993, il passe par exemple de 11,4 % à 14 % en France, de 10,2 % à 13,6 % en Italie, de 10,3 % à 12,5 % au Royaume-Uni. Ensuite, dans la mesure où le temps partiel concerne particulièrement les femmes, cest pour elles aussi que la correction est la plus importante. Dans le cas du Pays-Bas récemment promu au rang de modèle, le taux de chômage apparent des femmes était de 9,8 % en 1993, mais il passait à 16,2 % une fois pris en compte leffet du travail involontaire.
Le second grand constat porte sur la convergence vers le haut des taux de chômage : les pays qui avaient réussi jusquici à mieux se protéger de ce fléau rattrapent la moyenne européenne. Lexemple le plus significatif est celui de lAllemagne, où le nombre de chômeurs dépasse aujourdhui quatre millions de personnes. Avant lunification, le taux de chômage de la RFA était denviron 4 à 5 %. Il atteint aujourdhui 9 %, cest à dire le double, dans la seule Allemagne de lOuest et plus de 15 % à lOEEst. Le bond en avant du chômage a particulièrement frappé deux des pays qui ont récemment rejoint lUnion Européenne : en Finlande, le taux de chômage est passé de 3,4 % en 1990 à 18,4 % en 1994 et en Suède, de 1,8 % à 9,8 %.
Chômage, flexibilité, précarité : le triangle infernalLe développement du chômage de masse en Europe sest accompagné, tout au long des années quatre-vingt, dune montée de la précarité qui emprunte trois voies principales : la remise en cause du travail à temps plein, lapparition de nouvelles formes demploi non salarié, enfin la création de statuts spéciaux pour les jeunes et/ou dans les emplois publics.
Chômage, précarité et flexibilité se renforcent mutuellement. Le chômage exerce une pression multiforme sur le statut de salarié. Les régimes dindemnisation de chômage tendent vers une précarisation accrue, avec le raccourcissement des durées dindemnisation et la dégressivité des allocations (voir fiche n°1 en annexe). La réglementation sur les licenciements a été assouplie dans de nombreux pays, en vertu de largument absurde selon lequel cela pourrait aider les entreprises à embaucher (voir fiche n°6).
La précarisation concerne aussi les revenus, par la remise en cause des minima salariaux (voir fiche n°2) et sociaux, et par la suppression de mécanismes comme léchelle mobile des salaires.
La législation du travail sest profondément transformée et a généralisé la possibilité de contrats de travail atypiques, notamment les contrats à durée déterminée (fiche n°5).
Laménagement du temps de travail constitue à lheure actuelle la principale revendication du patronat, sous forme par exemple dannualisation. Les définitions légales du temps de travail ont partout été assouplies (voir fiche n°3). La même flexibilité est recherchée en ce qui concerne le temps partiel (voir fiche n°4).
La restructuration des entreprises a entraîné une réduction de la taille moyenne des établissements et la généralisation de relations de sous-traitance dissymétriques. Une proportion croissante de salariés se retrouve dans de petits établissements, où il est plus difficile de faire respecter leurs droits, notamment en raison des seuils légaux en dessous desquels leur représentation est réduite à sa plus simple expression.
Loffensive conjointe contre les services publics et les systèmes de protection sociale a pour effet de limiter les possibilités de créations demplois publics, et de dégrader les conditions générales dans lesquelles les femmes effectuent lessentiel du travail de reproduction.
Ces transformations du marché du travail impliquent toutes sortes deffets de discrimination. Le chômage des jeunes accentue les fluctuations du taux de chômage moyen, de telle sorte quun jeune actif sur quatre est au chômage dans lEurope daujourdhui. La dimension hommes-femmes est elle aussi tout à fait déterminante, puisque les femmes représentent en Europe 48 % du chômage, alors quelles noccupent que 40 % environ des emplois.
Les femmes et le travail à temps partielLemploi des femmes se développe plus vite, ou en tout cas recule moins nettement que celui des hommes. Ce phénomène général renvoie notamment à un glissement sectoriel de lindustrie vers les services. Il confirme également la tendance générale à la progression de lactivité féminine. Pour lensemble de lUnion européenne, le taux dactivité des femmes de 25 à 49 ans est ainsi passée de 39 % en 1970 à 69 % en 1993. Les difficultés rencontrées sur le marché du travail ne freinent donc pas cette intégration croissante des femmes au marché du travail, mais celle-ci obéit à des conditions bien précises. Elle saccompagne en effet dune montée du temps partiel, ainsi que dune concentration des emplois féminins sur un nombre réduit de secteurs de services, et sur la zone des bas salaires.
Le travail à temps partiel est inégalement répandu selon les pays européens. Sa part est inférieure à 10 % dans les pays de lEurope du Sud, et supérieure à 20 % dans des pays comme le Danemark (22 %), les Pays-Bas (37 %), la Suède (24 %) et le Royaume-Uni (24 %), tandis que la France (16 %), lAllemagne (16 %) et la Belgique (14 %) occupent une place intermédiaire. Dans lensemble de lEurope, une femme sur trois occupe un emploi à temps partiel en 1995, mais cette proportion atteint 67 % aux Pays-Bas, 36 % au Danemark et 44 % au Royaume-Uni.
Lemploi à temps partiel implique généralement un renforcement des mécanismes de ségrégation à légard des femmes. Cest particulièrement vrai au Royaume-Uni, il joue dans tous les pays un rôle important dans le confinement des femmes à des postes hiérarchiques inférieurs.
Le travail à temps partiel a progressé dans presque tous les pays, à lexception de ceux où il était déjà très développé comme les Pays-Bas ou le Royaume-Uni. Ce mouvement saccélère dans les périodes de moindres créations demploi, et ce nest que dans certains pays quil est freiné lorsque lemploi redémarre. Autrement dit, on assiste à une évolution structurelle, qui est dopée par la mauvaise conjoncture, dans le sens dune augmentation de la proportion de salariés travaillant à temps partiel. Là où lemploi a augmenté, cest principalement sous forme de temps partiel, et là où il a reculé, cest principalement des emplois à plein temps qui ont été détruits.
Du point de vue des employeurs, le travail à temps partiel est bien adapté à une gestion plus flexible de la main doeuvre et à une pression à la baisse du salaire. Ces avantages relatifs peuvent même être complétés dincitations gouvernementales sous forme, par exemple, dexonérations de cotisations sociales, comme cest le cas en France.
Largument majeur mis en avant pour la promotion du temps partiel est quil permettrait aux femmes de rendre plus facilement compatible leur vie professionnelle avec leur vie de famille. On pourrait se demander pourquoi cette compatibilité ne fait problème que pour les femmes. Mais, même en acceptant la division des tâches à laquelle il se réfère implicitement, largument ne tient pas. De nombreuses enquêtes montrent au contraire que le temps partiel saccompagne souvent dune grande amplitude de la journée de travail, dhoraires atypiques ou instables, de semaines de travail plus longues, de recours plus fréquents au travail de week-end. Dans ces conditions, on peut difficilement soutenir quil sagit dun véritable choix.
Formes demploi non salariéLe travail indépendant sest développé dans des secteurs comme le bâtiment et le nettoyage. Les travailleurs passent contrat, comme sil sagissait dentreprises sous-traitantes répondant à des commandes ponctuelles, et le patron devient un donneur dordres. Ces formes demploi ne se sont développés que dans les pays où labsence de réglementation autorise ce type de rapport de travail, principalement au Royaume-Uni. Il nest pas surprenant de constater que les ultra-libéraux, comme Madelin en France, en font un de leurs chevaux de bataille.
Lextension du travail à domicile et du travail informel est difficile à évaluer. Sous sa forme la plus précaire, le travail au noir touche des travailleurs immigrés ne possédant pas de permis de séjour ou de permis de travail (en Italie et en Espagne notamment).
Le développement du travail temporaire est très contrasté dun pays à lautre, le record absolu étant détenu par lEspagne, avec un tiers demplois à durée déterminée en 1994. Dans la période récente, le travail temporaire augmente à peu près dans tous les pays et représente une contribution croissante à la création demplois. Il permet dadapter avec souplesse les effectifs au niveau de la production, et cest aussi un moyen dinstaurer des périodes de sélection pendant lesquelles les jeunes embauchés sont moins payées.
Contrats spéciaux et mise au travailPresque tous les pays européens ont mis en place des politiques demploi visant à préserver ou à créer des emplois spécifiques destinés à des populations ciblées qui seraient inaptes à lemploi dans un cadre normal. Des programmes de formation ou des contrats spécifiques ont été mis en place en direction des jeunes peu qualifiés. Dautres contrats aidés sont destinés aux chômeurs de longue durée.
Ces situations demplois sont très diversifiées dun pays à lautre, mais concernent en France plusieurs centaines de milliers de personnes. Ce ne sont pas des situations transitoires, mais au contraire un moyen de flexibiliser lensemble du marché du travail. La présence de lemploi aidé pèse sur les statuts associés aux emplois standard, tandis que les parcours dinsertion des jeunes déterminent leur carrière ultérieure et représentent un cheval de Troie permettant dintroduire des statuts dévalorisés.
Un avenir sombreLes dernières prévisions disponibles font lhypothèse dune croissance denviron 2,4 % dans les années à venir. Cela conduit à un taux de chômage à peu près stable, qui passerait, selon les données de lOFCE, de 9,4 % en 1995 à 9,5 % en 2002 dans le Nord de lUnion européenne, et de 18,3 % à 17,2 % en Europe du Sud. Or, ces prévisions pêchent déjà par optimisme puisque lacroissance na été que de 1,6 % en 1996, et de 2,3 % en 1997.
Cette persistance du chômage saccompagnera dune extension supplémentaire de la précarité. La progression des formes demplois précaires est certes plus rapide dans les phases de mauvaise conjoncture mais est à peine freinée au cours des phases de plus en plus courtes de reprise de lemploi. Les emplois précaires ne représentent donc pas un moyen transitoire dajustement et de régulation du marché du travail ; ils sont au contraire portés par une vague profonde de déréglementation. Le mouvement général de précarisation de lemploi ressemble alors à une montée en marches descalier. Un escalier que lon ne redescendra jamais si rien ne change. Or, les politiques néolibérales entendent bien continuer dans la même impasse.
Lobstination néolibéraleIl nest pas inutile de rappeler ici lanalyse néolibérale du chômage à partir dun document récent émanant du Conseil ECOFIN qui regroupe les ministres de lEconomie et des Finances européens (Economie européenne Supplément A n°3, mars 1996). Selon ce rapport, le taux de chômage élevé en Europe sexpliquerait principalement par les facteurs suivants :
Le chômage résulterait donc dentraves réglementaires, comme lexistence de salaires planchers, qui ont empêché un ajustement à la baisse des salaires nominaux en réaction aux variations de la production. Si on avait laissé les salaires sajuster à la baisse, les gens auraient bien été obligés daccepter des emplois moins bien rémunérés et le chômage ne se serait pas envolé. On croit rêver : depuis plusieurs années, la progression des salaires est bloquée un peu partout en Europe, et lon ne voit pas que cela ait permis de créer des emplois.
Le discours néolibéral vise directement les conditions dexistence des chômeurs, à partir de lidée selon laquelle le fonctionnement effectif des systèmes de protection sociale de nombreux pays européens risque, dans certaines circonstances, de dissuader des personnes à faible revenu daccepter une offre demploi. Cette analyse est non seulement socialement insupportable, mais elle est également fausse, comme vient de le démontrer une étude menée en France auprès dallocataires du RMI (Revenu minimum dinsertion) qui ont des revenus clairement inférieurs au salaire minimum. Même dans le cas inverse, on pourrait en tirer argument pour un relèvement des salaires planchers. Mais on se doute que ce nest pas ce que préconise le discours néo-libéral. Ses recommandations sont très claires et lient explicitement durcissement des conditions dindemnisation et mise au travail :
Des réformes doivent être entreprises pour éliminer tout ce qui peut dissuader un allocataire social daccepter un emploi, pour assurer un contrôle plus rigoureux de sa volonté de travailler ou de sa disponibilité pour exercer un emploi et pour lui accorder une aide technique et financière dans la recherche active dun emploi. Pour empêcher les transferts OEen douce de chômeurs vers des régimes de protection différents (phénomène qui représente une charge financière pour lEtat protecteur), il est important de réexaminer les critères dindemnisation et de veiller à une gestion et à une application plus efficaces des régimes de protection qui assurent une fonction proche de lindemnisation des chômeurs.
Ce texte et particulièrement cette idée de contrôle sur la volonté de travailler des chômeurs fait froid dans le dos et esquisse une société où il ne ferait décidément pas bon vivre.
Le refus dune réduction généralisée du temps de travailUne réduction généralisée du temps de travail constitue de toute évidence la principale réponse à la montée du chômage, pour une raison essentielle : cest le seul moyen rationnel dutiliser les progrès de la productivité et de les répartir équitablement entre toutes et tous, dun pays à lautre. Elle soppose aux processus dexclusion et de discrimination aujourdhui à loeuvre, en offrant ainsi une issue coopérative à la question du chômage en Europe, alors que tous les préceptes néolibéraux reviennent en fin de compte à tenter dexporter son chômage chez les voisins.
En outre, une telle mesure a lavantage de ne pas sopposer à lefficacité économique. Réalisée de manière coordonnée à léchelle européenne, une réduction du temps de travail ferait en effet tomber largument de compétitivité qui ne vaut que dans le cas de sa limitation à un seul pays. LUnion Européenne, prise dans son ensemble, est en effet relativement peu ouverte au commerce extérieur, et les contraintes de compétitivité portent donc principalement sur les échanges intra-communautaires. Le reste des échanges concerne principalement le commerce avec les Etats-Unis et le Japon et cest alors le niveau des taux de change qui représente le facteur déterminant, loin devant le coût salarial.
Lordre de grandeur du potentiel en emplois dune telle mesure a été calibré par les modèles économiques. Il est le suivant : une réduction de 10 % du temps de travail permettrait à brève échéance de réduire le chômage de moitié dans lensemble des pays européens.
La vraie question qui se pose alors est de savoir pourquoi cette voie na pas été essayée, et est même systématiquement dénoncée. Tous les textes programmatiques, quils émanent de la Commission ou dorganismes comme lOCDE, récusent clairement une telle perspective. Le texte déjà cité du Conseil ECOFIN est à cet égard catégorique : en ce qui concerne la durée et lorganisation du travail, il sagit avant tout daccroître la flexibilité du temps de travail. Une réduction obligatoire, généralisée et massive des horaires ne constituerait pas une solution satisfaisante, compte tenu des répercussions quelle aurait sur lévolution des capacités de production, les niveaux de rémunération et la situation démographique après lan 2000. Un semblable refus était déjà présent dans le Livre blanc sur lemploi présenté en 1993 par Jacques Delors.
La baisse généralisée des durées du travail était rangé dans la catégorie des solutions illusoires ou dangereuses, à côté du partage du travail, du protectionnisme, de la fuite économique en avant, de la diminution drastique des salaires, ou des coupes sombres dans la protection sociale.
A toute démarche contraignante venant du sommet et visant à introduire une semaine de travail plus courte par la voie législative, la pensée néolibérale oppose lidée dune croissance plus riche en emplois qui serait obtenue par l extension du travail variable pour Delors, ou différencié comme dit le patronat français. Autant dire quil faut continuer sur la voie de la flexibilité généralisée.
On voit bien que la question nest plus au fond de savoir sil faut ou non réduire le temps de travail, mais comment sy prendre. Il y a de ce point de vue deux projets qui sopposent clairement, et derrière lesquels il faut savoir reconnaître des intérêts sociaux opposés. Dun côté la voie de la flexibilité, chaotique, inégale, discriminatoire, excluante et hostile ; de lautre, celle dune réduction généralisée, uniforme, équitable et coopérative du temps de travail.
Michel HUSSON