elf en résistance

  Synthèse du livre "Les vertiges de l'emploi" de R Beaujolin  
     
  Avertissement
Le livre de Rachel BEAUJOLIN examine les conditions dans lesquelles se développent les réductions d'effectif après une enquête auprès de différentes entreprises, qui a fait l'objet de sa thèse. Le livre vient de paraître début 1999, il ne contient aucun élément relatif à la situation d'ELF AQUITAINE.
Voici une synthèse de cet ouvrage faite par un agent dans le mouvement.

LES VERTIGES DE L'EMPLOI,

L'entreprise face aux réductions d'effectifs.

Rachel Beaujolin

Editions Grasset/ Le Monde de l'Education, 1999, Coll. Partage du Savoir, 330pp.

Soutien de la Fondation d'entreprise Banques CIC et Fondation Charles Léopold Mayer

Introduction

Le propos de l'auteur est de retracer de l'intérieur la vie des entreprises à compter des années 1990. L'étude porte sur les mécanismes de décision concernant les réductions d'effectifs, et les conséquences de celles-ci sur la vie des entreprises. La thèse de l'auteur est que la crise extérieure (chômage et ses répercutions sociales, non traitées dans ce livre), se répercute en une crise interne à l'entreprise.

1 - Constat: le modèle de l'entreprise allégée.

Antérieurement figure centrale de l'organisation sociale, l'entreprise, à compter de 1990 :
- allège ses effectifs, "se recentre sur ses métiers",
- accroît les critères de sélection des employés (entrée, évaluations sur savoir-faire ou sur savoir-être, sortie),
- multiplie les formes flexibles : de l'emploi, des tâches, du temps, des rémunérations, etc.

Il y a une mode de "downsizing" des entreprises, qui pour ce faire mettent à plat leurs processus. Le modèle devient celui d'une entreprise allégée, sélective, éclatée. Cette course sans fin à la flexibilité met en cause les frontières de l'entreprise (statuts). Cette démarche, présentée comme inéluctable et universelle, a le dessein de s'opposer à un modèle d'entreprise jugé bureaucratique.

Mais ce faisant on ne présente pas comment l'entreprise va fonctionner alors selon les nouvelles dispositions et avec l'effectif réduit.

2 - Pourquoi ?

L'entreprise est gérée selon trois critères :
- industriel : productivité, ce qu'une organisation produit avec les moyens dont elle se dote.
- commercial : compétitivité, concurrence entre marchés
- financier : rentabilité, concurrence entre capitaux.

L'entreprise doit tenir compte de deux contraintes extérieures : capter le client (compétitivité) et capter les capitaux, donc l'actionnaire (rentabilité). La logique financière fonctionne dans le court terme, l'univers est incertain car les risques futurs sont inévaluables. Or pour rassurer les partenaires, les entreprises doivent afficher des décisions.

En période de taux d'intérêts élevés, l'entreprise doit dégager une rentabilité au moins égale, voire supérieure à celle du placement des capitaux dans des produits financiers. Les taux d'intérêts après 1995 ont baissé, mais il y a persistance de la pression financière à cause de la concurrence de produits financiers performants. Il faut créer de la valeur, c'est à dire offrir une rentabilité supérieure à celle que trouveraient les capitaux engagés sur le marché financier. Un ratio de 15% est retenu en 99 par un certain nombre de grandes entreprises françaises.

3 - Conséquences directes

3.1 - Le coût du travail

Les gains sont recherchés en réduisant soit les délais de fabrique, soit les frais de personnel. Les volumes ou chiffre d'affaire étant incertains, c'est le dénominateur qui est sollicité dans le rapport : quantité produite / effectif.

La logique de réduction des coûts ignore la possibilité d'améliorer le rapport en augmentant le volume produit, donc en améliorant l'occupation des ressources disponibles.

On postule une relation stable entre réduction des effectifs, des salaires et croissance de rentabilité.

Le système comptable du modèle taylorien analyse la productivité du travail direct, produit par un système hiérarchisé et centralisé, en estimant que les coûts sont divisibles en coûts partiels. Tout temps de travail (ex : formation) qui est sans relation directe avec la production est considéré comme improductif.

Il faut donc réduire les coûts de la main d'oeuvre indirecte (structures, siège). Le noyau dur sera formé des postes producteurs directs.

Le système comptable distingue des charges fixes, ou variables (qui fluctuent avec l'activité). Les salaires sont des charges fixes qui augmentent le point mort. Les dépenses externes sont au contraire assimilées à des charges variables. Le ratio de productivité ne tient pas compte de l'ensemble des ressources, mais uniquement celles qui sont en contrat salarial direct avec l'entreprise. Les outils d'évaluation des coûts considèrent donc le travail comme un coût qu'il s'agit de reporter sur des dépenses externes.

Donc même si la sous-traitance est plus onéreuse, elle a l'avantage d'être dans la catégorie des charges variables.

Quand une injonction de rentabilité est donnée, la mesure de l'emploi se focalise sur le coût de l'emploi, qui est plus maîtrisable que les autres coûts : les responsables d'entreprise considèrent comme marginaux ou incertains les gains à attendre d'une gestion des stocks ou des matières premières. Le capital est jugé moins flexible que le travail.

Si la contrainte de rentabilité augmente, le travail est exposé à devenir variable d'ajustement.

Les économies attendues de chaque suppression de poste sont en moyenne de 200 KF annuel, chiffre curieusement stable d'une entreprise à l'autre.

Comme seul le coût salarial direct est pris en compte, les dépenses occasionnées par un plan social sont considérées comme amorties dans l'année.

Les critères de calcul pour justifier une réduction de x % de l'effectif ne sont pas souvent explicités. On chiffre d'abord l'économie que l'on pense devoir réaliser pour restaurer la rentabilité attendue, on en déduit le pourcentage d'effectif à supprimer.

Dans les critères de décision retenus, la variable emploi n'est traduite dans le bilan financier que sous forme de coûts. Les dimensions qualitatives de l'emploi ne sont pas quantifiées et donc pas intégrées dans les bilans. Or un objectif non quantifié devient un objectif secondaire. Cette vision comptable est jugée incomplète par R. BEAUJOLIN. En inscrivant les productivités dans le cadre des méthodes de calcul de la rentabilité, on évacue les atouts hors prix qui apportent de la valeur ajoutée : potentiel de développement, image de marque, qualité, dynamisme commercial, différenciation et innovation des produits. La maîtrise de coûts n'est qu'un des facteurs de compétitivité.

Ces dimensions positives du travail (capacité d'innovation, son rôle dans la compétition) ne sont pas précisément évaluées, et n'alimentent donc pas le processus de décision.

La mesure du facteur travail est réduite à son seul coût, elle ne prend pas en compte le rôle de l'innovation dans la compétitivité, comme le faisaient en leur temps les lois Auroux. Depuis 90, cette démarche de prise en compte des aspects globaux de la productivité est abandonnée, il y a retour en arrière. Des indicateurs de productivité globale - incluant d'autres éléments que les coûts directs du salaire - ont été proposés. La perspective est de faire porter la réduction sur l'ensemble des coûts. Ces propositions ont été abandonnées à compter des années 1990, car ressenties comme trop complexes, et ne fournissant pas des résultats tangibles à court terme.

L'entreprise cherche donc une réduction des coûts en réduisant la charge des salaires : solution rapide et efficace. L'analyse est généralement accompagnée d'une analyse de positionnement stratégique sur un marché.

Aucune autre solution alternative n'est envisagée. La DRH devient un simple fossoyeur, au rôle contradictoire de valorisation des ressources humaines, et chargé des mesures d'accompagnement des départs.

3.2 - Autres conséquences

Des dysfonctionnements peuvent apparaître par suite des délais d'adaptation au nouveau niveau d'effectif. La sous-traitance entraîne une perte de savoir-faire. Si l'effectif est ajusté pour les bas niveaux de production, on n'a plus les moyens d'étudier les améliorations et les adaptations.

L'économie réalisée ne peut pas être exactement proportionnelle aux heures dégagées. Seule une étude détaillée et réaliste permet de répondre, elle n'est généralement pas faite.

Ces conditions conduisent à l'abandon d'activités au rendement insuffisant.

De nouvelles pratiques d'achat sont mises en oeuvre : distinction de catégories de sous-traitants (contrats cadres pour des partenaires choisis, ou au contraire sous-traitants isolés et fragilisés).

Dans un plan social, on se sépare des personnes les plus chères, les plus âgées, donc les plus compétentes. Les incitations financières risquent de provoquer une hémorragie des forces les plus dynamiques. Un trou démographique est creusé dans la pyramide des âges, ce déséquilibre constituera un handicap pour l'avenir, et un risque de sclérose. Le travail consacré aux reclassements internes ou externes n'est pas souvent comptabilisé, mais est parfois budgété un an à l'avance (provisions pour restructurations).

L'entreprise ne met en jeu son rôle social qu'en aval des décisions de plan social. Seules les mesures d'accompagnement sont détaillées. L'argumentaire économique destiné aux partenaires sociaux vient offrir une légitimité à la décision prise.

Sous la pression politique et sociale, l'entreprise accompagne ces dispositions par un discours social de valorisation des ressources humaines : valorisation des compétences, de l'adhésion à un consensus collectif. Les réductions d'effectifs sont masquées par de nombreux voiles : vocabulaire anesthésié, dénis, occultation qui empêche la critique de s'exprimer.

L'anticipation sur les injonctions à venir sont négatives : les opérationnels limitent leurs effectifs dans la crainte que... ils se montrent plus royalistes que le roi, en anticipant l'emploi à la baisse. Les évolutions engendrées par ces anticipations négatives (décisions d'embauche a minima pour le cas où...) ne sont pas intégrées comme facteur d'interrogation de la décision elle-même, mais au contraire ressenties comme validation de celle-ci.

L'entreprise devient anorexique plutôt que allégée, la réduction d'effecitfs devient une fin en soi.

4 - Comment la décision est prise et exécutée ?

L'impulsion de la réduction d'effectifs est fortement centralisée. La gestion des décisions est au contraire décentralisée. Ce sont les DRH qui se voient chargées des mesures d'accompagnement. On en déduit une réforme de structure technique de l'entreprise.

Cette séparation des rôles a pour conséquence que la hiérarchie supérieure n'a pas de visibilité sur ce que la décision de réduction d'effectif implique comme conséquence technique.

4.1 - La sphère décisionnelle

Les coûts induits par la réduction des effectifs sont cachés par le système comptable qui ne les agrège pas au même niveau, ils n'apparaissent donc pas dans les sphères de décision.

Pour la sphère décisionnelle, l'emploi est vu comme un coût et jamais comme une valeur ajoutée. Les résultats à obtenir vont eux aussi refléter les ratios financiers (ex : nb de postes vs chiffre d'affaire). Les ratios sont répercutés à l'identique dans toutes les entités de façon arbitraire : "il faut supprimer x % de l'effectif". Les plans stratégiques sont dénaturés, pour intégrer les éléments quantitatifs. La planification privilégie en effet ce qui peut être connu. Il est plus facile de chiffrer l'apport d'un licenciement (économie budgétaire) que celui d'une embauche (meilleure réponse technique ou à un plan de charge). La planification perçoit l'environnement comme turbulent, parce qu'elle véhicule elle-même l'obsession du contrôle. "La réduction des effectifs représente un univers balisé" dit un chef d'entreprise.

La réduction d'effectif est un choix du décideur, et une pratique sur laquelle il sera jugé par la sphère financière. Les critères de jugement sont répercutés par voie hiérarchique. Les contraintes de marché, dépendance et incertitude, sont répercutées aux différents niveaux de décision.

La mobilité à court terme est appréciée par l'actionnaire et par les partenaires bancaires. Une évaluation de sureffectif par la sphère financière fait courir le risque d'une OPA, car il y a alors possibilité de plus value importante sans investissement. La réputation de l'entreprise à long terme devient moins importante à tenir.

La sphère financière attend des messages et des actes d'augmentation de valeur, la réduction des effectifs est une valeur sure, car les effets induits ne sont pas considérés. Les actionnaires ne peuvent appréhender l'entreprise dans toute sa complexité, les infos sociales sont jugées difficiles à obtenir, à comprendre et à apprécier (effets sur le rendement). L'instrument de jugement essentiel de l'entreprise est devenu le résultat par action. L'actionnaire défiant développe des outils de surveillance à distance et énonce des exigenges. La réduction des effectifs est une exigence a priori et fournit un chiffre aisément vérifiable.

Deux mécanismes de contrôle du dirigeant sont en place : compensation par stock-options (50 à 75% du salaire annuel), primes, et menaces de débarquement, si résultat non conforme aux attentes.

4.2 - La sphère de gestion

La sphère de gestion est chargée d'exécuter, tout en maintenant la paix sociale : c'est alors seulement que vont être prises en compte les dimensions humaines ou organisationnelle.

La gestion de la décision est faite selon plusieurs préoccupations :

- faire le moins de vagues. Il y a peu d'obstacles à l'exécution si l'entreprise au fil de plan sociaux successifs a acquis un "savoir-faire". Les licenciements sont choisis en privilégiant la paix sociale, c'est à dire que l'on identifie les départs socialement possibles, plus que les postes en surnombre, une mobilité des effectifs restants est alors nécessaire pour s'adapter. Si l'entreprise n'a pas de savoir-faire, un cabinet d'audit est appelé, qui trouve toujours des poches de sureffectif. Il semble en effet que certains au moins des contrats d'audits soient rémunérés en fonction du % de sureffectif trouvé.

Le plan social est l'occasion de remodelages, liés ou non à une évolution technique qui a eu lieu par ailleurs. On en profite pour accroître la flexibilité, effectuer des permutations (suppression de postes en doubles, remplacements d'un profil d'agent par des plus jeunes, intérim). Cette nouvelle donne dans l'organisation peut dans un deuxième temps permettre de trouver de nouveaux "sureffectifs".

Les cadres supérieurs sont autonomes pour la gestion des RH, mais doivent suivre les décisions centrales. Le management par objectif est un contrat interne, en fait il n'y a pas de marge de manoeuvre une fois l'objectif fixé, il n'y a qu'apparente liberté sur les moyens, puisque les effectifs sont le critère dominant de jugement. Les procédures de contrôle et d'évaluation sont les audits, l'évolution de carrière, le salaire (secret, sans doute indexé), des mutations (valse des cadres) peuvent en découler..

Dans un contexte de crise d'empoi des cadres sans précédent, à cause de la suppression des niveaux hiérarchiques, il y a accroissement de la subordination. La rentabilité devient le premier cirtère d'évaluation des cadres. C'est un enjeu personnel et direct pour eux. Les contraintes marchandes accroissent l'incertitude.

4.3 - Les partenaires sociaux

Le législateur va s'intéresser au plan social, c'est à dire à l'encadrement économique du licenciement collectif : respect des procédure. Mais le plan social n'est qu'une modalité particulière de réduction des effectifs. Les représentants du personnel ont souvent eux aussi leur attention et leur action polarisées sur cet accompagnement social. La réflexion sur la réalité et la consistance de ces mesures d'accompagnement l'emportent sur la discussion du motif économique lui-même. L'amendement AUBRY (jan 93) donne obligation de moyens pour le reclassement, ce qui donne un cadre aux mesures individuelles. La suppression de l'autorisation administrative de licenciement déplace l'action de l'Etat.

De même il est difficile pour les syndicats d'interpeller l'employeur sur la pertinence économique des licenciements envisagés, l'action syndicale vise souvent à obtenir le meilleur plan social possible, d'autant que les salariés acceptent facilement les préretraites, même celles-ci sont contraires à l'intérêt général. Toutes les occasions qui pourraient donner lieu à un débat sur l'amont de la décision de réduction d'effectif dérivent en grande partie sur les négociations financières. La décision elle-même ne rencontre donc pas de frein dans la régulation sociale.

4.4 - Bilan

Les processus de réduction d'effectif se répètent donc à l'identique, une fois enclenchés, ils apparaissent irréversibles, les obstacles à leur mise en oeuvre sont déjoués, les effets qu'ils provoquent sur l'équilibre du système sont occultés, les démarches les remettant en cause restent des expériences isolées. La réduction des effectifs devient alors une décision réflexe de la machine de gestion : pour le décideur, elle permet de répondre à court terme dans des conditions connues et maîtrisées à des contraintes financières qui paraissent incontournables.

5 - Le climat de l'entreprise

5.1 - L'emploi devient un risque

Les contraintes de la machine de gestion se reproduisent à l'identique en cascade à travers des évaluations, sur les divers niveaux de l'entreprise et sur ses sous-traitants. Les entreprises n'embauchent plus quand l'activité repart, préférant une relation marchande (contrat de vente pour sous-traitance) à la relation d'emploi (contrat salarial). Une aversion pour l'emploi apparait qui peut être une forme d'aversion pour le risque.

Entre les donneurs d'ordre et les sous-traitants, les mêmes mécanismes sont à l'oeuvre car les donneurs d'ordre portent des exigences sur les moyens mis en oeuvre. Les contrôles sont les audits, témoignant d'un interventionnisme accru mettant en cause la gestion du sous-traitant, avec à la clef une menace sur les contrats.

Il y a donc des contraintes qui se reproduisent en cascade. L'emploi, chiffré comme une charge, devient un risque.

5.2 - Un climat de défiance généralisé

Il y a contradiction entre le discours formel d'autonomie et de responsabilité, et les contrôles prévus. Le contrôle est indirect mais concentré, du type centre/réseau, sur les résultats des actions.

L'accroissement de pouvoir des entreprises n'est pas un contrôle direct de type hiérarchique, mais un contrôle distancié, entre une unité de contrôle et une unité supposée autonome. Le contrôle se fait par prise de participation par le système financier, ou par une relation de sous-traitance. Entre ces partenaires dans ce type de relation interviennent des jeux de rôles dont l'effet d'annonce et d'affichage est un aspect. Par exemple les provisions pour restructuration sont un message, qui oblige au passage à l'acte car il crée une attente de l'unité de contrôle. On masque les éléments hors contrôle.

Les relations qui devraient être de confiance sont dans la pratique des réactions de défiance. Il y a alors accroisssement des exigences, et l'unité contrôlée est suspectée de vouloir résister au changement proposé.

Il y a goût de l'urgence, réversibilité dans la durée, c'est à dire incertitude sur la perennité de la relation elle-même. La dépendance est asymétrique, entraînant des enjeux de survie individuelle. La menace de sanction par l'unité de contrôle introduit un climat de risque.

La question de la survie devient alors fondamentale dans un système de tension extrême.

5.3 - Le comportement par imitation

L'entreprise apparait alors en guerre avec elle-même : il y a conflits d'objectifs et confrontations de logiques. Les conséquences sur le comportement des individus sont l'évitement, l'enfermement, la dérégulation. L'entreprise allégée devient dure et inscrit l'ensemble des individus dans une logique de survie, dont les finalités ont disparu. Des luttes de survie interviennent tandis que l'entreprise se morcelle.

Les entreprises comme les agents vont développer un comportement de conformité pour se plier aux résultats exprimés ou qu'ils supposent attendus. Keynes a estimé qu'en période de crise, l'imitation apparait comme la seule façon rationnelle de gérer l'incertitude, alors qu'habituellement, la rationalité entraîne l'autonomie des décisions. De même, la réduction d'effectif apparait semblable d'une entreprise à l'autre, mimétique (rapport à la moyenne de la branche), les jugements sont établis par benchmarking, par avance ou retard par rapport aux concurrents. La stratégie est est définie par l'info sur les autres concurrents. L'enjeu est de deviner ce que les autres vont faire. La pression d'imitation équivaut à la prise du moindre risque.

La réduction des effectifs devient une fin en soi, et tous les moyens sont alors mis en oeuvre. Le downsizing est ressenti comme une loi du comportement managérial, et est répercuté par clonage entre les entreprises et entre les divers niveaux d'une entreprise.

En situation d'incertitude, c'est le social qui fournit la norme de comportement. Le marché financier qui ne jugule pas les mouvements de défiance ne permet pas de traiter les incertitudes. L'entreprise n'endigue pas l'incertitude et incite au mimétisme. Etre innovant et agir différemment fait prendre le risque d'être marginalisé.

5.4 - Les dénis

Le mode de management est paradoxal : injonction de choisir et négation parallèle du choix (contrôle, moyens imposés). Le modèle de dirigeant combattant est en conflit avec les contraintes à subir. Un bon patron est celui qui opère les réductions sans vagues. Le cadre supérieur est à la fois l'exécuteur d'une stratégie de bourreau, et la victime potentielle de ce mécanisme.

L'ampleur des dégâts sociaux oblige à différentes formes de déni pour se disculper. Les dégâts sociaux sont occultés, ce qui rend l'alternative encore moins pensable. La notion d'erreur possible n'est donc pas intégrée au processus de réduction d'effectifs. L'erreur possible n'étant pas intégrée dans le raisonnement car innommable, il ne peut y avoir d'essai. Les aléas d'exécution vont être interprétés comme un plus à donner à la même orientation, ce qui la justifie.

L'une des formes de déni est le report du poids d'exécution à d'autres agents et d'autres lieux. Le recours à des ratios standard est aussi une façon de se protéger d'une évaluation par les autres ou d'une autoévaluation. Le cloisonnement des registres enfin concourt au déni (division entre sphère de décision et sphère de traitement social). Il y a ignorance de la signification morale des décisions.

5.5 - Perte des repères identitaires

Les cadres supérieurs sont jugés pour leur capacité à licencier mais leurs états d'âme n'ont pas droit de cité. Leur malaise va grandissant (plaintes pour dépassements d'horaires). Ils sont acculés à l'exécution à la lettre des consignes, au repli sur soi, à la participation passive. Il y a pour eux difficulté de répondre à des injonctions qu'ils ne valident pas forcément.

Par leur emploi, les salariés appartiennent à une tribu (l'entreprise). Mais celle-ci a des enjeux divergents. Un désengagement, une désaffiliation intervient si un risque personnel perçu comme important n'est pas compensé par la protection du groupe. Dans cette situation, ou si le leader n'inspire plus confiance, intervient une logique de sauve qui peut.

Il y a une stratégie de gestion prévisionnelle des emplois de la part de l'entreprise. Mais cette stratégie, mise en cohabitation avec les plans de réduction d'effectif, devient suspecte, l'entreprise perd alors sa crédibilité pour ses intentions de formation, de mobilité, et pour les entretiens d'évaluations, suspectés a priori d'être mis au service de la réduction d'effectif.

Les rites mortuaires (célébrations de départs...) assurent la survie de la communauté. Ils sont ici occultés (départs subits et masqués, voire clandestins). Il y a dislocation de la communauté, ceux qui restent sont en sursis, ressentent un chantage à l'emploi : les salariés doivent apporter en permanence la preuve de leur nécessité. Une méfiance est tue, dégageant un sentiment de crainte et de culpabilité. L'enquête montre que la mémoire des salariés se cristallise sur les plans sociaux, quelque soit la politique d'accompagnement, et que les autres événements vécus par l'entreprise passent au second rang.

Dans ces conditions se développent des maladies psychosomatiques. Le délin du modèle communautaire se marque par les évocations répétées d'un avant. Les sociabilités sont restreintes à des micro-collectifs de travail. De même la sous-traitance est mise en situation de conflits de territoire. Il y a donc affaiblissement de la régulation légitime, car le seul projet qui polarise l'angoisse est destructeur pour les menacés comme pour ceux qui l'organisent ou y participent.

Les individus se voient scier la branche sur laquelle ils sont assis. Des rapports de défiance, pour l'organisation et ses règles, vont handicaper lourdement les possiblités d'assumer collectivement des défis. Il y a donc lutte de symboles, conflits divers qui interdisent l'émergence d'une identité collective. La solidarité éclatée produit une crise identitaire.

5.6 - Conclusion

L'allègement des effectifs trouve sa source dans la guerre économique. D'externe, la menace devient interne à l'entreprise.

Or il n'y a pas de processus d'apprentissage, celui-ci n'est pas applicable en situation de détresse et d'emballement. L'emballement (plans répétés) induit le risque de sous-effectifs, et pose la question d'alternatives éventuelles. La conception d'alternatives est évacuée par la pensée dominante, car les coûts induits sont cachés, les transformations organisationnelles impliquées ne permettent pas de comparer terme à terme les résultats. Il ne peut donc y avoir d'essai puisque l'erreur n'est pas identifiée, elle n'est pas intégrée dans le raisonnemnent. Le seul espace d'apprentissage est dans le savoir faire pour gérer socialement les départs.

La réduction des effectifs devient alors une fin en soi. C'est une construction idéologique, au sens où cette démarche ne remet jamais en cause les prémisses de sa réflexion. Il y a fuite en avant des processus de décision, on oublie les finalités. Se trouvent remises en cause les règles du jeu social de l'entreprise, et celles du jeu social de l'entreprise dans la cité.

Les acteurs sont pris entre des rationalités contradictoires (contrainte économique sur l'entreprise, et les effets observés sur la société globale). Faute de processus de prise de parole. Les individus sont pris dans des enjeux de survie et n'arrivent pas à questionner le bien fondé de la décision.

La flexibilité échoue à donner du sens aux acteurs, à susciter la confiance nécessaire à la prise de risques. Les menaces sur le statut empêchent la construction d'une pensée alternative. Les capacités d'être acteur se limitent à rechercher les arrangements locaux.

Les processus de décision sont certes incomplets et imparfaits, mais cela devient inconvenant dans l'état de la crise sociétale : ce n'est plus une erreur, mais une faute.

Or la flexibilité introduit l'apparence d'une réversibilité, mais dissimule l'absence d'interrogation sur les processus de décision en amont. Elle revêt les attributs d'une prise de décision, mais occulte un déficit de travail des délibérations sur les fonctions et le mécanisme de répétition à l'identique. L'auteur propose d'analyser finement la contrainte marchande et ses répercutions, et d'inventer de nouveaux modes de régulation : repenser le local, c'est à dire les solidarités et complémentarités au niveau des bassins d'emploi.

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