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Antenne ASSEDIC
19 janvier 98
DEPECHES D'AGENCES
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Les actions des chomeurs flambent
par Pierre Bourdieu, Frederic Lebaron, Gerard Mauger
Celles et ceux qu'on a pris l'habitude de désigner comme les "exclus" -
exclus provisoires, temporaires, durables ou définitifs du marché du
travail- sont presque toujours aussi des exclus de la parole et de
l'action collective. Que se passe-t-il lorsqu'au bout de plusieurs
années d'efforts isolés et apparemment désespérés de quelques militants,
nécessairement minoritaires, une action collective parvient enfin à
briser le mur d'indifférence médiatique et politique ?

D'abord, le risible affolement et la hargne à peine dissimulée de
certains professionnels de la parole, journalistes, syndicalistes et
hommes ou femmes politiques, qui n'ont vu dans ces manifestations de
chômeurs qu'une remise en cause intolérable de leurs intérêts
boutiquiers, de leur monopole de la parole autorisée sur l'"exclusion"
et le "drame national du chômage".

Confrontés à cette mobilisation inespérée, ces manipulateurs
professionnels, ces permanents des plateaux de télévision n'ont su y
voir qu'une "manipulation de la détresse", une "opération à visée
médiatique", l'illégitimité d'une "minorité" ou l'"illégalité" d'actions
pacifiques.

Ensuite, L'extension du mouvement et l'irruption sur la scène
médiatico-politique d'une minorité de chômeurs mobilisés: le premier
acquis du mouvement des chômeurs, c'est le mouvement lui-même (qui
contribue à détourner du Front national un électorat populaire
désorienté). Le mouvement des chômeurs, c'est-à-dire à la fois l'ébauche
d'une organisation collective et les conversions en chaîne dont elle est
le produit et qu'elle contribue à produire: de l'isolement, de la
dépression, de la honte, du ressentiment individuel, de la vindicte à
l'égard de boucs émissaires, à la mobilisation collective; de la
résignation, de la passivité, du repli sur soi, du silence, à la prise
de parole; de la déprime à la révolte du chômeur isolé au collectif de
chômeurs, de la misère à la colère. C'est ainsi que le slogan des
manifestants finit par se vérifier: "Qui sème la misère récolte la
colère."

Mais aussi, le rappel de quelques vérités essentielles des sociétés
néo-libérales, qu'avait fait surgir le mouvement de novembre-décembre
1995 et que les puissants apôtres de la "pensée Tietmeyer" s'évertuent à
dissimuler. A commencer par la relation indiscutable entre taux de
chômage et taux de profit. Les deux phénomènes - la consommation
effrénée des uns et la misère des autres - ne sont pas seulement
concomitants -pendant que les uns s'enrichissent en dormant, les autres
se paupérisent chaque jour un peu plus-, ils sont interdépendants: quand
la Bourse pavoise les chômeurs trinquent, L'enrichissement des uns a
partie liée avec la paupérisation des
autres.

Le chômage de masse reste en effet l'arme la plus efficace dont puisse
disposer le patronat pour imposer la stagnation ou la baisse des
salaires, L'intensification du travail, la dégradation des conditions de
travail, la précarisation, la flexibilité, la mise en place des
nouvelles formes de domination dans le travail et le démantèlement du
code du travail. Quand les firmes débauchent, par un de ces plans
sociaux annoncés à grand fracas par les médias, leurs actions flambent.
Quant on annonce un recul du chômage aux États-Unis, les cours baissent
à Wall Street. En France, 1997 a été l'année de tous les records pour la
Bourse de Paris.

Mais, surtout, le mouvement des chômeurs remet en cause les divisions
méthodiquement entretenues entre "bons" et "mauvais" pauvres, entre
exclus" et chômeurs, entre chômeurs et salariés.

Même si la relation entre chômage et délinquance n'est pas mécanique,
nul ne peut ignorer aujourd'hui que les "violences urbaines" trouvent
leur origine dans le chômage, la précarité sociale généralisée et la
pauvreté de masse. Les condamnés "pour l'exemple" de Strasbourg, les
menaces de réouverture des maisons de correction ou de suppression des
allocations familiales aux parents "démissionnaires" des fauteurs de
troubles sont la face cachée de la politique de l'emploi néo-libérale.

A quand, avec Tony Blair, L'obligation faite aux jeunes chômeurs
d'accepter n'importe quel petit boulot et la substitution à
l'"Etat-providence" de l'"Etat sécuritaire" à la mode américaine ?

Parce qu'il oblige à voir qu'un chômeur est virtuellement un chômeur de
longue durée, et un chômeur de longue durée un exclu en sursis, que
l'exclusion de l'Unedic est aussi la condamnation à l'assistance, à
l'aide sociale, au caritatif, le mouvement des chômeurs remet en cause
la division entre "exclus" et "chômeurs": renvoyer les chômeurs au
bureau d'aide
sociale, c'est leur retirer leur statut de chômeur et les faire basculer
dans l'exclusion.

Mais il oblige à découvrir aussi et surtout qu'un salarié est un chômeur
virtuel, que la précarisation généralisée (en particulier des jeunes),
L'"insécurité sociale" organisée de tous ceux qui vivent sous la menace
d'un plan social, font de chaque salarié un chômeur en puissance.

Les évacuations manu militari n'évacueront pas le "problème". Parce que
la cause des chômeurs est aussi celle des exclus, des précaires et des
salariés qui travaillent sous la menace. Parce qu'il y a peut-être un
moment où l'armée de réserve de chômeurs et de travailleurs précaires,
qui condamne à la soumission ceux qui ont la chance provisoire d'en être
exclus, se retourne contre ceux qui ont fondé leur politique (ô
socialisme !) sur la confiance cynique dans la passivité des plus
dominés.

        Pierre Bourdieu
        Frederic Lebaron
        Gérard Mauger
        sociologues.

        Ce texte a reçu l'approbation du groupe Raisons d'agir
        Appel publié dans "Le Monde", 18 janvier 1998

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