Mondialisation. Etat des lieux

BULLETIN D'INFORMATION DE LA COMMISSION SOCIALISTE DE SOLIDARITÉ INTERNATIONALE
Genève, le 30 vendémiaire 208 / 21 octobre 1999

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LA JUSTICE SOCIALE EST PLUS QU'UN BEAU PRINCIPE

par Oskar Lafontaine, ancien président du SPD et ancien ministre des finances d’Allemagne, Saarbrücken

 

Je suis heureux de voir le PS Suisse discuter de ce que devrait être la politique européenne du pays dans les années qui viennent. J’ai lu votre Plate-forme de politique européenne et je me félicite de ce qu’une grande force politique de la Suisse, à savoir ses socialistes, se déclare aussi nettement en faveur de l’intégration à l’Europe. Je partage en effet cette analyse : dans le sillage de la  mondialisation de l'économie, du rapprochement plus étroit des peuples européens, il faudra aussi que la Suisse renforce son engagement européen, participe davantage aux décisions européennes, mette davantage sa marque dans la politique de l’Europe.

Notre dialogue n’est plus européen : il est mondial, et plus personne ne peut se soustraire à cette dimension globale des problèmes. Les socialistes du monde entier savent bien que les réponses à donner aujourd’hui ne sont plus celles d’il y a quelques décennies, voire quelques années. La mondialisation est sans doute la notion la plus utilisée, la plus exploitée de ces dernières années.

Je voudrais toutefois m’attarder sur un aspect particulier de l’internationalisation. C’est pour moi celui qui exige le plus impérativement des socialistes des réponses nouvelles, c’est à dire différentes. Ce aspect, c’est l’internationalisation des marchés financiers. Le fait qu’aujourd’hui, en quelques secondes, l’argent peut sillonner le monde. Ces nouvelles possibilités qui s’offrent désormais aux transactions financières internationales constituent un bouleversement qui confronte la politique social-démocrate à un énorme défi.

Nous nous souvenons toutes et tous des crises que nous avons dû traverser ces dernières années – même si elles n’ont pas aussi durement frappé l’Europe qu’on ne l’avait d’abord craint. Mais nous, socialistes, formons justement une organisation politique capable de remarquer les crises même lorsqu’elles ne nous touchent pas directement. De par nos origines, nous pensons dans la dimension internationale et prenons part aux souffrances des pays en grave crise. Pourquoi l’Asie du Sud-Est a-t-elle été en crise ? Et pourquoi – ce dont on parle malheureusement très peu dans les médias – le problème va-t-il bien au-delà des pertes encourues sur les investissements financiers et les cours de change ? Pourquoi ces populations tombent-elles soudain dans le chômage et la pauvreté alors qu’il avait semblé que l’économie allait vers une croissance soutenue ?

La question se pose à propos de l’Asie, certes, mais aussi à propos de l’Amérique du Nord, de l’Amérique centrale, du Mexique – voire maintenant du Brésil ou de l’Argentine.

Partout, la même histoire se répète : des problèmes surgissent, les investisseurs abandonnent le pays, les difficultés monétaires s’aggravent ; puis c’est la dévaluation, avec soudaines reévaluations à chaque soubresaut ; et le pays s’enfonce dans la crise.

Les socialistes ne peuvent pas passer outre en disant : “ Ma foi ! il faut s’y faire, on ne peut rien y changer ”. Ils doivent comprendre que ce sont les effets de claires décisions politiques. Et la décision politique qui est en cause ici, c’est la déréglementation totale des marchés financiers internationaux, la liberté complète de circulation des capitaux, avec la liberté tout aussi complète de fluctuation des cours de change.

C’ est une décision politique. On pourrait la soutenir si elle donnait des résultats bénéfiques pour les populations. Mais ses résultats sont mauvais, alors il faut la corriger, la changer. Même ceux qu’aucun souci social ne pousse en arrivent aujourd’hui à vouloir créer une nouvelle architecture des marchés financiers mondiaux.

Nous avons tous entendu parler de ces fameux “ hedge funds ”, qui spéculent à l’échelon macro-économique. Cela revient à maximiser les rendements en pariant que brusquement, tels emprunts d’État ou tels titres vont évoluer dans tel ou tel sens, que la monnaie du pays va soudain monter ou descendre.

Le jour où LTCM, le plus gros de ces hedge funds, a monté la barre à 100 milliards de dollars – qui ne lui appartenaient pas, il s’agissait de fonds empruntés – et où la Russie n’est même plus arrivée à honorer ses engagements financiers, on a vu surgir le spectre de la crise financière mondiale. La Banque centrale américaine a aussitôt tenté une intervention audacieuse pour prévenir la crise : elle a persuadé un consortium bancaire de reprendre ces dettes – c’ est à dire d’accorder de nouvelles liquidités – et a en même temps réduit graduellement ses taux d’intérêt. C’est grâce à cette intervention de la Banque centrale américaine que le système financier international ne s’est pas effondré, nul ne le conteste aujourd’hui. Le Congrès américain dispose d’un rapport que tout le monde peut lire sur la question.

Mais nous ne pouvons tout de même pas compter éternellement sur la Banque centrale américaine. Alors sur qui ? Peut-être sur un groupe de plusieurs banques centrales associées ? C’ est pourquoi les responsables du G7 on décidé de faire quelque chose.

Tous reconnaissent qu’il faut créer un nouveau système financier mondial. Mais nous sommes bien loin encore de mesures concrètes capables de prévenir de tels risques. Pourquoi ? Comme toujours en politique, il y a d’autres intérêts qui s’opposent à de telles décisions.

Wall Street, par exemple, a fourni une grosse partie du financement de ce hedge fund, a beaucoup gagné dans la spéculation sur la monnaie et a réalisé un bénéfice confortable sur les transactions déclenchées par ces spéculations. Les rendements obtenus ont parfois atteint, voire dépassé 15 %. Et ceux pour qui de pareils rendements n’ont plus rien d’extraordinaire se montrent évidemment très réticents dès lors qu’il est question de mettre en place un ordre financier mondial qui interdise dans quelques années ce type de spéculation et les rendements qu’elles offrent. Comme toujours, on est en présence d’intérêts contradictoires. Nous, socialistes, ferions une grosse erreur en ne voyant pas ces intérêts.

De plus, depuis la crise mexicaine, il est devenu normal que ce ne soit plus aux investisseurs de supporter les conséquences des risques qu’ils prennent ; on fait appel au Fonds monétaire international pour les protéger, les mettre en quelque sorte à l’abri du risque. La social-démocratie a là de quoi mettre en échec ces fondamentalistes du marché, comme il y en a aussi dans les sociétés européennes et partout dans le monde.

L’ économie de marché ne peut pas consister en un système qui permet aux investisseurs de décrocher des rendements de 15 % ou plus tout en les préservant du risque lorsque les choses tournent mal. Les socialistes l’ont toujours su : il est inacceptable de laisser le privé empocher les bénéfices et la société éponger les pertes, en les répartissant sur la grande majorité des contribuables. Nous ne pouvons pas plus l’accepter sur les marchés financiers internationaux que chez nous. Il faut donc mettre en place un nouvel ordre. A cet effet, il faut intervenir à trois niveaux.

Il faut ralentir la circulation des capitaux à court terme.

On peut discuter de la façon de le faire, mais plus personne ne met en doute cette nécessité. Lorsque j’ai défendu cette opinion pour la première fois, il y a un an, j’ ai suscité un véritable tollé : j’allais contre l’économie de marché ! Mais les interventions du Fonds monétaire international montrent bien que l’économie de marché passe aux oubliettes dès lors qu’il s’agit de protéger les investisseurs privés. Depuis, Bob Rubin, ancien ministre américain des finances, et Hans Tietmeyer, ancien président de la Bundesbank, ont aussi admis publiquement qu’il n’est plus possible de laisser libre cours à la circulation rapide des capitaux à court terme. Le débat commence lentement à s’instaurer. James Tobin, prix Nobel américain, a proposé il y a des années déjà de prélever un impôt sur la circulation des paiements internationaux à court terme et d’affecter son produit à de grands projets d’envergure internationale. Les Chiliens obligent ceux qui opèrent sur du capital à court terme à placer aussi des fonds à long terme au Chili. La Malaisie a purement et simplement mis un terme à la circulation des capitaux à court terme. Les réponses concrètes divergent donc dans le monde, mais tout le monde est d’accord sur un point : il faut réguler la circulation des capitaux à court terme.

Il faut renforcer la coordination entre les politiques des banques d’émission. On ne peut admettre que dans les grands blocs monétaires, chaque banque centrale ne voie que son propre intérêt national. Quand on considère la montée du yen et les problèmes que cela crée pour l’économie japonaise, on ne peut se contenter de répéter une fois de plus : “ Ne touchons à rien, les choses vont se résoudre d’elles-mêmes : en fin de compte, le marché se débrouille toujours beaucoup mieux que n’importe quel accord ou intervention ”. On commence à s’apercevoir que les mouvements entre grands blocs monétaires, comme ceux que l’on a pu observer au début des années quatre-vingt entre le dollar et les monnaies européennes – à l’ère Reagan, le dollar est monté jusqu’à plus de 3 marks 50 – ou que nous observons de nouveau maintenant entre les grands blocs européens et le yen, ne reflètent pas des données économiques réelles, mais des hypothèses d’ordre spéculatif. On admet de plus en plus que les grandes banques d’émission doivent faire quelque chose pour stabiliser les monnaies. Avec le cas de Hong Kong, on a assisté pour la première fois à une spéculation nettement organisée. Les fonds s’étaient entendus pour spéculer contre le dollar de Hong Kong. Cette spéculation a éclaté au grand jour en raison de l’énormité des réserves consacrées à la défense du dollar de Hong Kong. Mais on ne peut pas non plus compter sur ce mécanisme. Paul Krugman, un économiste américain renommé, a indiqué que la spéculation organisée est un danger pour le système financier mondial. Les présidents des banques d’investissement londoniennes ont estimé que ce n’était pas un hasard si, dans la crise russe, trois au moins des grands fonds se retrouvaient du même côté.

J’en viens donc à ce qui fait en majeure partie la différence entre une politique social-démocrate et les autres projets politiques. En Allemagne, lorsque nous discutions une décision, les conservateurs de la banque centrale nous disaient : “ Les marchés punissent ceux qui agissent comme vous ! ”. En d’autres termes, ce n’est pas la classe politique qui décide, ce sont les marchés ; et le pouvoir politique n’a qu’à s’incliner. Mais qui sont ces marchés ? Quelques investisseurs opulents ? Quelques fonds qui débordent d’argent et vont faire plus ou moins la pluie et le beau temps dans la politique internationale ?

Des partis socialistes peuvent-ils vraiment se déclarer d'accord avec une politique mondiale fonctionnant sur ce principe ? Je dis non, trois fois non ! Dans une politique socialiste, ce ne sont pas les marchés qui prennent les décisions politiques, mais les parlements démocratiquement élus – et cela partout dans le monde. Si nous n’y parvenons plus dans de petits pays, nous devons nous organiser en plus grosses entités.

Que l’Europe formule une politique homogène, conçue de façon à interdire sur les marchés financiers internationaux ces dangereuses spéculations qui précipitent l’ensemble de l’économie dans la crise : la classe politique américaine, mais aussi le futur président américain seront bien obligés de s’associer au moins un peu à cette politique et de contribuer à restaurer une marge de manœuvre politique qui a aujourd’hui pratiquement disparu.

Dans les petits pays, les choses sont encore bien plus graves ! Lorsque la crise touche la Thaïlande, par exemple, le Fonds monétaire recommande une politique devant laquelle n’importe quel économiste se prendrait la tête à deux mains. L’économie du pays est en crise ? Le FMI répond : relevez les taux d’intérêt à des taux astronomiques, faites des coupes sombres dans le budget. On voit tout de suite ce que cela va donner dans le pays. Les investisseurs seront peut-être contents, mais d’énormes failles vont apparaître dans l’économie nationale. Répondre à un repli conjoncturel par des taux vertigineux et des économies drastiques sur les dépenses publiques, personne dans son bon sens ne pourrait le faire – à moins d’avoir en ligne de mire l’intérêt des investisseurs. Tout devient alors logique. Une fois encore, les intérêts se dressent l’un contre l’autre : d’un côté, les rendements élevés ; de l’autre, la lutte contre le chômage. Et ils ne sont pas compatibles. Si les Européens veulent se doter d’une politique homogène, ils doivent, comme l’a proposé Dominique Strauss-Kahn, regrouper leurs intérêts au Fonds monétaire international. Ce qui veut dire qu’ils doivent voter ensemble. Comme l’a constaté Helmut Schmidt, l’ancien chancelier fédéral SPD, le Fonds monétaire est bien trop sous la coupe du ministère des finances américain. Bob Rubin, l’ancien ministre des finances, comme son successeur actuel, Larry Summers, ne s’en cachent d’ailleurs guère et estiment que les institutions monétaires ne sont ni plus ni moins que des instruments de la politique mondiale américaine. Or nous, Européens, devons avoir le courage de nous faire entendre lorsqu’il s’agit de l’ utilisation des fonds récoltés par le FMI – car c’ est aussi l’argent des contribuables européens. Le jour où les Européens parleront d’une seule voix, ils imposeront les idées et les intérêts européens dans les décisions du Fonds.

Trois propositions, donc :

·       le contrôle de la circulation internationale des capitaux à court terme, premièrement, afin de faire échec à la spéculation et d’éviter dans l’avenir ces monstrueuses anomalies.

·       Deuxièmement, des interventions coordonnées des banques d’émission, afin d’amortir les secousses qui meurtrissent tant les économies nationales.

·       Et, troisièmement, des Européens faisant front commun au Fonds monétaire international.

J’en viens maintenant à la politique européenne Ces dernières années, nous avons eu en Europe des gouvernements à dominante conservatrice, dont les politiques privilégiaient donc l’offre. On le voit par exemple dans le pacte de stabilité : les Américains n’auraient jamais joué le jeu, les Canadiens non plus ; quant aux Japonais, ils ne rempliraient pas les critères pour l’instant non plus.

Mais cela se perçoit aussi dans la course aux baisses d’impôts et dans les politiques monétaires adoptées par les banques centrales ces dernières années.

Commençons par la politique fiscale. C’ est aussi l’un des grands défis que doivent relever les socialistes. Je ne comprends d’ailleurs pas comment il peut exister des gouvernements socialistes en Europe qui ne soient pas prêts à œuvrer d4un commun accord pour mettre un terme à la surenchère européenne dans les baisses d’impôts.

Que s’est-il passé ? Le capital a été libéré de toutes ses entraves, et l’on peut à présent investir son argent n’importe où. Les investissements sont libres, les entreprises peuvent déplacer leurs sièges à leur gré. La circulation des personnes est libre, on peut choisir à peu près comme on veut son domicile en Europe, à quelques restrictions près ici ou là.

Conséquence : en Europe, cela a déclenché la course généralisée à l’imposition la plus basse des entreprises. Partout en Europe – la Suisse et le Luxembourg le savent tout aussi bien que les autres – c’était à qui offrirait un réceptacle où laisser son argent sans payer d’impôts sur les intérêts. Partout en Europe, c’était à qui offrirait un domicile où l’on ne soit pas imposé sur sa fortune.

Mais comment les riches peuvent-ils se mettre à délaisser Allemagne pour aller s’installer en Autriche, où ils n’auront pas à payer d’impôt sur la fortune, sont même allés jusqu’à se demander certains, tombant des nues. Comment se fait-il que les possédants de Suisse partent pour le Luxembourg, l’Autriche, les îles Anglo-Normandes, n’importe où du moment qu’ils puissent placer leur argent sans être imposés sur les intérêts. Comment des sociétés ont-elles le front d’aller s’implanter à Bruxelles, à Amsterdam ou en Irlande, à la recherche d’une imposition des sociétés plus basse ? Et les autres pays de baisser à leur tour leurs impôts et taxes à qui mieux mieux.

Mais nous, socialistes, devons aussi considérer l’ utre versant. Ces impôts non perçus sur la fortune, sur le capital et sur les bénéfices des entreprises, il a fallu les rattraper en impôts et en taxes sur les personnes salariées, dans tous les pays d’Europe. Et c’est pourquoi nous, socialistes, ne pouvons ni ne voulons d’une Europe où le fisc épargne toujours davantage la fortune, le capital et les bénéfices des entreprises mais où l’imposition du travail et les prélèvements sociaux s’alourdissent constamment – car les personnes salariées, elles, ne peuvent pas prendre la tangente. C’est pourquoi il faut mettre en place une législation fiscale commune en Europe, qui empêche cette redistribution privilégiant les classes possédantes.

C’est un débat que nous menons en Europe. Et certains des gouvernements socialistes se montrent justement illogiques sur ce point. On peut parfaitement obtenir ici ou là un avantage à court terme pour son pays. Mais demandons-nous un peu ce qu’est cet avantage. Qui en bénéficie dans le pays ? Nous avons à représenter les intérêts des personnes salariées. Nous savons parfaitement que dans la course aux baisses d’impôts, elles font toujours davantage les frais de l’Europe, tandis que pour les autres, l’Europe est un vache à lait toujours plus généreuse.

Deuxième point : la libre circulation des personnes et les accords tarifaires. Les partisans des politiques de l’offre, les libéraux de tous les pays sont prompts à proclamer qu’il faut instaurer la liberté totale des salaires. En tant que socialiste, je leur rétorque que l’on doit et peut traiter les marchandises et l’argent différemment des personnes. Je peux être favorable à la libre circulation des capitaux, à la libre circulation des marchandises. Mais si la liberté consiste par exemple à employer en Allemagne des maçons ukrainiens pour un salaire de 1 DM l’heure, je n’appelle plus cela de la liberté :

c’ est de la criminalité organisée, une violation de la dignité humaine. Et les socialistes doivent aussi le proclamer !

C’ est pourquoi nous avons élaboré, à l’échelon européen, les directives relatives aux travailleurs détachés. Les socialistes allemands s’y sont associés et nous en sommes fiers. Ces directives prescrivent tout simplement que les ouvriers du bâtiment – la catégorie qui souffre le plus de cette évolution – doivent être employés aux conditions tarifaires en vigueur dans le pays concerné. Sans elles, nous n’arriverons plus à avoir de travailleurs en Europe. Par exemple, un maçon d’Ukraine, du Portugal ou de quelque autre pays est embauché pour un cinquième ou moins du salaire de son collègue allemand, qui perd ainsi son emploi. Mais comme lui aussi devra se loger et se nourrir aux prix allemands, il ne s’en sortira pas. C’ est pourquoi nous devons signifier clairement notre refus.

Là encore, il faut réglementer pour sauvegarder la dignité humaine, au lieu de déréglementer pour sauvegarder le capital. La position des socialistes doit être très claire sur ce point. Quant à ceux qui, en Allemagne, et surtout dans l’aile droite du parlement, ont toujours considéré qu’il fallait accepter ces salaires sous prétexte qu’on ne touche pas au fonctionnement du marché, je ne cesse de leur répéter ceci : vous vous réveilleriez bien vite si un parlementaire ukrainien, polonais ou portugais venait s’asseoir ici, sur votre siège au parlement allemand, pour un dixième de votre indemnité parlementaire. Pour le coup, vous vous rendriez compte que vous exigez des autres ce que vous n’accepteriez jamais pour vous-même !

Dès qu’il est questions de tout ce qui ne va pas en Europe, les conservateurs s’écrient : “ Les marchés du travail ne sont pas suffisamment déréglementés ”. C’ est pourquoi je suis si reconnaissant à quelqu’un comme le premier ministre chrétien-démocrate Jean-Claude Juncker du Luxembourg, quand il dit : “ Nous ne pouvons pas, en Europe, faire la course à celui qui offrira aux travailleurs les pires droits et la pire protection contre le licenciement ”. Nous en revenons finalement toujours à cette question : voulons-nous préserver la dignité humaine ? Un gestionnaire allemand a un jour laissé tomber avec cynisme : “ Le travailleur n’est qu’un poste de charge avec deux oreilles ”. On imagine tout ce que cela traduit… Cela ne peut être l’Europe que nous voulons. Nous ne pouvons obéir aux prophètes de fortune qui nous enjoignent de déréglementer encore le marché de l’emploi en Europe. Nous sommes déjà allés très loin dan ce sens. En Espagne, par exemple, 30 % des nouveaux emplois sont des  contrats à durée déterminée, c’ est à dire sans sécurité à long terme. En Allemagne, leur part est de 12 % d’après la statistique. Mais elle est en fait bien supérieure, car nous avons ces petits emplois précaires que nous appelons les “ jobs à 630 marks ”, sans protection contre le licenciement ; ce sont aussi des conditions d’emploi déréglementées, et il y en a des millions. L’actualité de ces dernières années a depuis longtemps donné tort à ce responsable conservateur d’une banque centrale, qui prétendait que le marché de l’emploi était bien trop rigide en Europe.

Dans le sillage des politiques de l’offre conservatrices déployées en Europe, les conditions d’emploi ont été beaucoup plus largement déréglementées que ce n’est officiellement admis – non seulement en Angleterre, mais dans bien d’autres pays d’Europe aussi.

Ce qui a mal tourné chez nous, par rapport à l’Amérique, c’ est la politique financière et monétaire. Nul besoin en Europe d’un marché du travail déréglementé à l’américaine, nous sommes déjà allés très loin dans ce sens ; mais nous pourrions très bien nous inspirer de la politique financière et monétaire américaine. Et là, j’ai des chiffres à lancer à mes adversaires allergiques à l’information factuelle, dans la presse ou les débats publics. En fait, c’est un chiffre tout simple, auquel il suffit de bien réfléchir.

En Amérique, au cours de la récession, le taux réel était nul. Les Américains avaient un taux d’inflation de 3 % avec un taux directeur de 3 %. Pas besoin d’être grand clerc : 3 % moins 3 %, cela fait 0 %. Et c’est pourquoi, dès qu’on parle des taux d'intérêt en Europe, je me repose cette question : pourquoi ne peut-on faire ici ce qu’a fait l’ Amérique pendant la récession. Personne n’en empêche les banques d’émission européennes. Ou plutôt si : une philosophie bien différente chez nous. Ceux qui en pâtissent, ce sont les chômeuses et les chômeurs dans toute l’ Europe. Mais pas les riches ! Au début de cette décennie, lorsque les rendements atteignaient voire dépassaient 7 %, simplement parce que la Bundesbank avait remonté ses taux à des niveaux record au lendemain de la réunification – avec un taux d’ escompte de 8 ¾ % –, il suffisait de déposer son argent à la banque pour le voir doubler en dix ans. C’ est bien sûr un “ bénéfice secondaire ” que beaucoup ont apprécié. Mais voilà : des taux réels élevés accroissent le chômage, c’est incontestable. Et comme la banque d’émission américaine considère que la lutte contre le chômage fait aussi partie de sa mission, la Fed a ramené les taux réels à 0 % en 1992 et à 0,3 % en 1993. Il suffit de consulter les statistiques annuelles de l’ OCDE, c’est la pure vérité. Voilà pourquoi j’ ai toujours plaidé en Europe pour que l’on baisse les taux d’intérêt en cas de repli conjoncturel.

J’ aimerais revenir sur le reproche selon lequel ce serait une politique aventureuse. A la base, il y a l’idée que le pouvoir politique n’a pas à se mêler de politique monétaire car cela compromettrait la stabilité, le cours de l’euro et que sais-je encore. En revanche, la banque centrale a son mot à dire dans tous les domaines de la politique : elle nous rabâche que les marchés du travail sont trop réglementés, que les systèmes d’assurance sociale sont bien trop coûteux ; que les budgets publics ne sont pas suffisamment assainis. La doctrine en vogue veut que les banques centrales aient un avis sur tout, menacent même de sanctions les pouvoirs politiques récalcitrants, tandis que le pouvoir politique doit bien se garder de s’immiscer dans la politique monétaire. Quant à moi, je trouve que ce débat échappe à toute logique. Je voudrais un dialogue démocratique et franc, qui s’étende aussi à la politique monétaire. Tout le reste n’est guère de mise dans une démocratie moderne, à la veille du 21e siècle.

On peut donc se féliciter que les choses s’améliorent lentement maintenant. La Banque centrale européenne a baissé ses taux. Ce que l’on avait si âprement combattu lorsque je l’avais demandé, comme si c’était un non-sens économique, était après tout une bonne solution. Mais nous conservons un taux réel de 1,5 %, si je place la hausse des prix à 1 % dans tous les États, alors que l’Amérique avait un taux réel nul. Tout le monde peut le vérifier. A cela sajoute le fait que les Américains ont mené à ce moment une politique fiscale très axée sur la croissance. Leur déficit annuel atteignait 4,4 %. Là encore, tout cela se trouve dans les statistiques de l’OCDE, et quiconque souhaite méditer ces chiffres, ou est même prêt à revenir sur un avis préconçu, n’a qu’à s'y reporter.

J’étais hier à Bordeaux, où je discutais de ce sujet avec des responsables du secteur de l’assurance. L’un d’eux finit par se lever et me lance : “ Vous, les socialistes, vous êtes toujours contre les baisses d’impôts. Voilà pourquoi vous ne venez jamais à bout du chômage. Regardez Reagan : pourquoi est-ce que vous ne faites pas comme Reagan ? Il a baissé considérablement les impôts, et c’est comme cela qu’il a vaincu le chômage. ” Je lui ai répondu : “ Cher Monsieur, vous faites une double erreur.  D’abord, nous avons baissé les impôts en Allemagne, et c’est même moi qui ai fait passer la loi. Nous avons redistribué plus de 20 milliards aux personnes salariées et à leurs familles, car nous étions convaincus que les gros contribuables ne changeraient rien à leurs comportements de consommation si nous baissions leurs impôts. Mais nous pensions que si nous le faisions pour les bas revenus, c’ est  à dire les familles dépendant d’un revenu salarié, cela aurait un impact sur leur consommation, car ces ménages ont un taux de consommation dépassant largement les 90 %. Tel était notre motif, et les faits nous ont donné raison dès les premiers mois. Le baromètre de la consommation est d’ailleurs remonté bien plus haut même qu’en France. ” Nous menons à présent un autre débat en Allemagne, dont je ne vais pas pouvoir parler maintenant, car je dois prochainement m’exprimer sur ce sujet.

J’ ai repris : “ Et voici votre deuxième erreur, cher Monsieur : vos partisans européens de la relance par l’offre auraient lapidé Reagan. Car il s’est lancé dans un ample programme keynésien. C’était d’ailleurs pour développer son armement, ce qui n’est certes pas ce que nous, socialistes, voulons. Mais compte tenu de l’endettement accumulé par Reagan, les adeptes de la stabilité ne l’auraient pas simplement condamné, ils l’auraient probablement destitué. Vous voyez bien à quel point toute cette discussion est illogique et sans fondement. Nous voulons nous aussi assainir les budgets en Europe. Mais je n’ai jamais vu un budget assaini par le redoublement des économies en période de repli conjoncturel, c’ est à dire de récession. L’exemple de l’Amérique en dit long : elle a réagi à la récession par une politique fiscale et monétaire agressive et, une fois la conjoncture intérieure relancée, elle a pu assainir son budget. Vous ne pouviez trouver meilleur exemple ! ”

A propos de conjoncture intérieure. La part du commerce extérieur est de 10 % en Europe, tout comme en Amérique. Et ce chiffre de 10 % montre que ce n’est pas le commerce extérieur qui résoudra les problèmes conjoncturels, même s’il a un important rôle à jouer. L’économie intérieure continue de représenter 90 % de l’activité. Si nous ne parvenons pas à la faire repartir, nous ne nous débarrasserons pas du chômage, dans aucun des grands blocs économiques. Cela vaut pour le Japon, pour l’Europe et pour l’Amérique. C’ est pourquoi, nous, les socialistes, devons tout mettre en œuvre pour relancer l’économie intérieure : adopter une politique salariale axée sur la productivité, par exemple, ou des politiques fiscales et monétaires telles que celles dont nous avons parlé.

Personne ne contestera toutefois que des réformes structurelles sont en outre nécessaires. Mais ces réformes structurelles doivent toujours être déployées de sorte que la charge en soit équitablement répartie sur la société Pour les socialistes, il est inacceptable que ce soit la partie défavorisée de la population qui en fasse les frais, tandis que la partie aisée est épargnée. En l’acceptant, ils perdraient la confiance d’une grande partie de leur électorat.

Nous, socialistes, avons choisi certaines options qui fondent notre politique. Nous défendons la justice sociale. Mais cette justice sociale n’est pas un beau principe que nous introduirions dans le débat politique ; c’ est un principe qui se rapporte en définitive à la liberté et la dignité de l’individu. Privé d’une sécurité suffisante, sur les plans matériel et social, coupé de l’activité professionnelle, l’individu ne peut vivre dans la liberté et la dignité. C’est pourquoi nous devons construire une Europe dans laquelle la politique soit centrée sur la dignité humaine. Une Europe où toutes les travailleuses et tous les travailleurs puissent gagner leur vie par leur travail. Et je souhaite encore ajouter ceci : une Europe où il aille de soi que les femmes ont une part égale à celle des hommes, dans la vie professionnelle et sociale. Là encore, le besoin de rattrapage est énorme. Vous le voyez, chères et chers camarades, le temps presse, nous avons énormément à faire. Je vous remercie de votre patience, je soutiens votre plate-forme et vous souhaite toute la réussite possible dans votre travail.

Allocution prononcée à Zurich, samedi 9 octobre 1999, lors de la Journée de politique européenne du PS Suisse.

Transcription : Petra Maurer Mise au point : Peter Peyer

Traduction française : Pierre Reynes, Londres

 

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