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L'intention déclarée du nouveau directeur exécutif du Fonds Monétaire International de "mener les changements de l'intérieur de l'institution plutôt que de les voir imposés de l'extérieur" n'inspire pas confiance, étant donné le lamentable historique de réformes du Fonds à ce jour. (1) Beaucoup d'encre a coulé ces trois dernières années, proposant des moyens pour que le Fonds se remette de la spectaculaire disgrâce qu'il a connue lorsque ses propositions de mesures n'ont fait qu'aggraver la crise asiatique de 1997. (2) La plupart des réformes avancées ont été très modestes, et pourtant c'est à peine si le FMI a frémi sur l'échelle de Richter du changement. (3) Les défenses du Fonds sont restées inébranlables tant que Michel Camdessus était aux commandes, ce qui n'est guère surprenant. Entreprendre des réformes institutionnelles au crépuscule d'un mandat de 13 ans eût été admettre les erreurs passées, ce que Camdessus a peut-être commencé à faire dans sa nouvelle réincarnation comme conseiller spécial sur la dette auprès du Pape Jean-Paul II. FMI, "guéris-toi toi-même" C'est maintenant seulement que les prémisses du changement se font entendre, par la voix du nouveau directeur exécutif Horst Köhler. Candidat de second choix de l'Allemagne, celui-ci a été choisi au terme d'un maquignonnage très politique et opaque, mais curieusement public, entre les Etats-Unis et l'Europe. Le processus a été si obscur que même The Economist a appelé à de nouvelles procédures de sélection, suggérant au passage que le Fonds favorise "le mérite plutôt que la nationalité." (4) Quatre mois après son entrée en fonctions, Köhler a signé un accord avec la Banque Mondiale afin de réduire les cumuls de responsabilités (Larry Summers, le Secrétaire d'Etat au Trésor américain, s'y employait depuis quelque temps), approuvé la divulgation des sources de financement de la Banque, laissé entendre que la voix des pays en voie de développement doit être "mieux entendue", et promu un allègement plus rapide de la dette "pour faire entrer ces vingt-là" (se référant aux pays en attente d'inclusion dans l'initiative en faveur des Pays Pauvres Très Endettés, PPTE). Mais bien que Köhler ait fait grand cas du "recentrement du Fonds sur ses compétences essentielles de politique fiscale, monétaire et de taux de change", (5) dans les faits l'inflation des missions et l'expansion des pouvoirs se poursuivent. Tout d'abord, en ce qui concerne l'établissement de standards, les codes de bonnes pratiques, la surveillance, le contrôle et la publication d'informations, les domaines d'activité du Fonds n'ont cessé de s'étendre -- souvent au nom de la transparence. Ceci est cohérent avec la vision qu'à le Fonds de la crise asiatique comme produit d'un échec institutionnel, de la corruption et d'un défaut d'information. En pratique ça signifie que le Fonds demande plus d'information aux gouvernements, qu'il publie plus d'information sur les économies nationales, et qu'il établit des prévisions sur l'état de ces économies. Etant donné que le Fonds se soucie principalement de stabilité macro-économique, il est devenu de fait une agence internationale de notation. Le Fonds parle aussi maintenant d'accroître son rôle dans l'assistance technique, ce qui veut dire que plus d'économistes issus de l'Ivy League donneront plus de conseils à plus de Ministères des Finances du tiers-monde. Ceci sonne moins comme un "retrait" que comme une avancée stratégique dans le projet de mondialisation financière. En chemin le Fonds s'est également donné un nouvel ordre du jour et se met maintenant à l'allègement de la dette, à la réduction de la pauvreté, à la bonne gouvernance, et tente même de temps en temps de s'attirer la société civile. Mais malgré ses 70 collaborateurs travaillant sur le terrain avec des ONG, le FMI reste un peu gauche en matière de relations publiques, comparé aux habiles et rusés Banquiers Mondiaux. Toutefois, les propositions qui vont au cœur du pouvoir du FMI -- comme la démocratisation des votes et du pouvoir décisionnaire, le recours systématique à l'audit externe des programmes, ou la mise en question de quelques présupposés de base sur les bénéfices de la libéralisation financière -- ont été mises au placard, ignorées, ou ont vu leur intention originelle profondément modifiée. Par exemple, la proposition du Fonds d'établir un Bureau Indépendant d'Evaluation (EVO) est une réponse totalement inadéquate aux demandes que le FMI rende davantage de comptes à ses actionnaires comme à ses clients. L'EVO, récemment approuvé par le Comité, opérera entièrement en interne, bien qu'on envisage d'en recruter le personnel en-dehors du Fonds. Le document de fond sur l'unité d'évaluation est une lecture intéressante. (6) Par exemple, il déclare que l'un des principaux objectifs du Bureau est "d'améliorer la culture d'apprentissage au sein du Fonds", mais avertit plus loin que "sa direction devra s'engager à ce que le personnel de l'EVO réintégré dans le personnel régulier du Fonds ne soit aucunement discriminé pour avoir produit des rapports critiques sur les départements qui pourraient les accueillir." Autant pour la culture d'apprentissage. La réforme du système de vote semble peu probable. Bien que Köhler parle de donner plus de poids aux pays en voie de développement, il est clair que ce ne sera pas aux dépends des actionnaires majoritaires; on peut donc se demander comment cela sera accompli. A ce jour les Etats-Unis détiennent 17,5% des votes et les membres de l'UE réunis 32%.(7) Les pays en voie de développement eux-mêmes semblent rechigner à promouvoir activement les réformes. Trevor Manuel, ministre des finances d'Afrique du Sud et membre du Conseil des Gouverneurs du FMI et de la Banque Mondiale, s'inquiète des droits de vote des pays pauvres et "veut en appeler aux consciences des autres gouvernements et les persuader que le système [donne] une représentation trop faible aux pauvres." (8) La principale faille de cette approche est le présupposé qu'il y ait là des consciences auxquelles en appeler. Nous n'en sommes bien sûr qu'aux premiers jours, et peut-être que l'enthousiasme réformateur de Köhler saura gagner les cœurs et les esprits du personnel du Fonds. Toutefois il devra se battre contre une culture institutionnelle solidement ancrée, isolée et sur la défensive. L'ancien économiste en chef de la Banque Mondiale, Joseph Stiglitz, a écrit ceci au sujet du rôle du FMI dans la crise asiatique:
Le FMI est comme un tatou, qui s'enterre profondément dans sa propre réalité et cligne des yeux lorsqu'il sort à la lumière du débat public, mais qui possède aussi une carapace solide et impénétrable. Rien n'indique que la "culture de réforme" ait pris racine au sein du Fonds, et il faudra bien plus que le zèle de Köhler pour introduire un peu d'humilité dans l'institution et déloger les intérêts de ses actionnaires majoritaires. Le Caméléon La Banque Mondiale quant à elle est un caméléon, passée maître dans l'art d'adopter la couleur de son environnement. L'appareil de relations publiques de la Banque Mondiale est effectif et efficace; ils débitent régulièrement des éditos en série pour leur président, publiés dans le International Herald Tribune avec des lumières telles que le Prix Nobel Amytra Sen ou l'ancien dissident sud-coréen (aujourd'hui président) Kim Dae Jung comme co-auteurs. A l'évidence il est important pour un multi-millionnaire, ancien banquier de Wall Street et mécène du meilleur de la scène artistique new-yorkaise, de se donner une crédibilité dans les milieux du développement en s'associant à des gens tels que Sen et Kim. Wolfensohn s'est également entouré d'une armée sophistiquée de vice-présidents qui agissent comme des émissaires diplomatiques, envoyés en mission pour "s'engager" auprès des ONG et dorloter représentants des gouvernements et financiers (qui pour nombre d'entre eux sont leurs anciens collègues).
Les derniers ajouts de la Banque à ses références auto-proclamées sont signalés dans 'Lutter contre la Pauvreté: Rapport sur le développement dans le monde (WDR) 2000/1'. (11) Le rapport déclare que "la pauvreté est plus qu'un revenu ou un développement humain inadéquats" et que les opportunités, la participation au pouvoir et la sécurité en sont les clés. Ce n'est pas faux, mais en s'attribuant les charges des réformes institutionnelles, de la sécurité sociale, de la démocratie politique et de la participation à la lutte contre la pauvreté, la Banque promeut sa propre vision des relations sociales, normative et lestée de valeurs, et s'arroge une autorité morale toujours croissante. Pendant ce temps elle esquive habilement les questions centrales de la redistribution, de la démocracie économique, et de la relation inégale entre populations et capital. Tant que le paradigme économique central ne sera pas remis en question, la Banque Mondiale -- avec des intentions bonnes ou mauvaises -- essaiera de refourguer un programme désespérément réformiste qui ne la rapproche nullement de son rêve d'"un monde sans pauvreté". (12) Les limites de la dissidence Toutefois, en dépit de son obsession pour la pauvreté, la bonne gouvernance et le "partenariat avec les membres de la société civile" (13), la Banque a un cœur de pierre. Les limites de sa tolérance ont été testées, et elles sont très étroites. Par exemple, lors des dixièmes rencontres ministérielles de l'UNCTAD tenues à Bangkok en février de cette année, les fermiers et pêcheurs mobilisés par le Pak Mun Dam -- qui est financé par la Banque Mondiale -- ont manifesté devant le Centre Queen Sirikit. Ils ont également demandé une rencontre avec le Président Wolfensohn ou un représentant de la Banque afin de lui remettre une lettre de revendications, demande qui a été refusée. Plus tard, au sortir d'un discours où il avait assimilé la prolifération des ONG à l'éclosion de la démocratie, Wolfensohn a répondu aux questions d'un journaliste sur les manifestants en disant: "Nous connaissons parfaitement les groupes locaux et les groupes internationaux qui les soutiennent. Il n'y a rien à gagner à aller dehors et participer à un incident." Pourtant, la semaine dernière à New York Wolfensohn s'en est pris à ce qu'il a appelé "la mafia de Berkeley", déclarant au sujet d'un pipeline controversé entre le Tchad et le Cameroun: "Il est important de maintenir un équilibre entre la mafia de Berkeley et les Tchadiens, et pour ma part je m'intéresse davantage aux Tchadiens." (14). Il est donc curieux qu'il ait refusé de rencontrer des pêcheurs et des fermiers thaïlandais. La Banque tolère encore moins la dissidence dans ses propres rangs. Les "démissions" de l'économiste en chef Joseph Stiglitz et du chef de l'équipe du WDR Ravi Kanbur (qui ne sauraient être catégorisés autrement que comme des économistes orthodoxes, bien qu'intelligents) montrent que la culture de la Banque ne souffre pas la déviation, particulièrement lorsque celle-ci met en doute l'autorité de "La Banque" et de ses actionnaires. Les limites de la réforme Le Fonds Monétaire International comme la Banque Mondiale ont fait preuve d'une remarquable résistance au changement, malgré d'extraordinaires pressions externes, et même internes, en faveur d'une réforme. Les tentatives du FMI de "se guérir lui-même" semblaient vouées à l'échec dès le départ, étant donnés sa mentalité extrêmement technocratique et isolationniste, le poids des intérêts en jeu et l'entropie institutionnelle. La Banque Mondiale en revanche s'impose un rythme frénétique et donne au moins une illusion de réforme. Ceci est dangereux, tout spécialement pour ces groupes de la société civile qui se voient offrir une "pseudo-influence" (15) dans la mise en œuvre du programme de "réformes" de la Banque. Mais nous ne devons pas nous faire d'illusions. Ces deux institutions n'ont modifié en rien les deux piliers de leur pouvoir: l'idéologie néo-libérale qui sous-tend leurs politiques et leurs programmes, et le pouvoir de vote et l'influence de leurs principaux actionnaires. Et comme chacun sait, celui qui écrit les règles mène le jeu. Notes 1. 'Köhler demonstrates a reformist zeal', Stephen Fiddler, Financial Times, 14 septembre 2000
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