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La mondialisation sur la sellette

Mark Weisbrot
co-directeur du Centre de recherche économique et politique à Washington, D.C.

CEPR - Center for Economic and Policy Research
cepr@cepr.net
www.cepr.net 
Phone: (202) 293-5380, Fax: (202) 822-1119

Cécile Bardoul et Baptiste Pesquet

"Le pouvoir", dit un jour Walter Reuther du Syndicat des travailleurs de l'automobile (UAW), "est la capacité, pour un syndicat tel que la UAW, d'amener la plus puissante société commerciale au monde à dire 'Oui' alors qu'elle veut dire 'Non'. Le pouvoir, c'est ça."

Le 1er décembre 1999, pendant que des nuages de gaz lacrymogènes planaient au-dessus de Seattle, le président Clinton dit oui aux 50 000 manifestants alors qu'il voulait dire non. Il consentit, en principe, à imposer les droits du travail comme condition ayant force de loi pour faire du commerce entre les membres des pays de l'OMC (Organisation Mondiale du Commerce). 

Il ne faut pas en conclure qu'il était sincère. En fait, c'est plutôt le contraire. Le processus proposé par l'Administration durerait des décennies et est peu susceptible de produire des résultats significatifs. Mais cela importait peu puisque cette déclaration eut pour effet immédiat de saborder le "round du millénium" de l'OMC. 

Clinton savait quelle serait la conséquence de son discours. Ce n'était pas ce qu'il souhaitait mais cela ne l'empêcha pas d'aller de l'avant tout de même. C'est ce qui arrive lorsqu'un vaste groupement composé de militants du milieu du travail, du mouvement écologique, de la communauté religieuse et du monde universitaire mettent de côté leurs divergences pour poursuivre un objectif commun.

Ce grand rassemblement donna lieu également à du grand théâtre: la police de Seattle, en grande tenue avec ses masques à gaz et son attirail anti-émeute; des anarchistes portant des masques noirs; des écologistes travestis en tortues de mer; des Vengeresses lesbiennes aux seins découverts et les lettres "BGH-free" gribouillées en travers de la poitrine, des marionnettes géantes, et des manifestants juchés sur des échasses, munis d'immenses ailes brillantes telles celles du papillon monarque (cette espèce qui semble avoir des difficultés avec le pollen du maïs génétiquement modifié). Greenpeace faisait flotter au-dessus de la marche du travail un gros préservatif vert affichant le slogan:"Pratiquez un commerce sain".

Les pontifes ne rigolaient pas. Comme disait un homme d'affaires le mois suivant au Forum économique mondial de Davos, la perspective que:"nous pourrions être perdants", semble avoir touché certains nerfs à vif. Michael Kelly, dans un article du Washington Post, accusait le président Clinton de "s'être lancé tête baissée, à Seattle, à la défense des travailleurs, des écolos et de la gauche cinglée". Selon Thomas Friedman, du New York Times, "les revendications étaient ridicules, insensées," exprimées par "des partisans ringards sortis tout droit de l'Arche de Noé, des syndicats protectionnistes et des yuppies nostalgiques des années 1960." George Will remarqua que "pour les gauchistes, la semi-autarcie est une tentation qui revient souvent. Le protectionnisme est une priorité dans l'agenda de la gauche, ce qui implique, de la part du gouvernement, la répartition sans cesse croissante de richesses et de débouchés." Michael Kinsley assurait aux lecteurs du Time "qu’il n’y a pas de problèmes avec l'OMC" - en omettant de dire quoi que ce soit de son action - et les invitait à "refaire leurs devoirs. Ou lui faire confiance."

Ces commentaires négatifs, pour la plupart méprisants, révèlent une faiblesse intellectuelle sous-jacente. Il y a de bonnes raisons pour que les défenseurs du statu quo ne souhaitent pas engager le combat sur ces questions avec leurs détracteurs. Alors qu'ils ont fort bien réussi à faire croire que c'est eux qui portent le fardeau de la majeure partie de la recherche et de la théorie économique, il s'avère qu'il n'en est rien.

Commençons par la définition la plus simple, communément acceptée, de la mondialisation, soit: l'accroissement du commerce international et des investissements. Est-ce nécessairement avantageux pour tout le monde? Ou même pour la majeure partie de la population d'un pays? Depuis 1973, aux États-Unis, le commerce a pratiquement doublé en termes de pourcentage du P.I.B . L'investissement étranger, tant vers l'intérieur que vers l'extérieur, a également considérablement augmenté. 

En même temps, au long de ces 26 dernières années, le salaire réel moyen aux États-Unis est resté stagnant. Cette statistique à elle seule est très révélatrice d’un fait que ne comprennent pas les plus ardents défenseurs du statu quo ou qu'ils prétendent ne pas comprendre. Moyen: cela signifie que le 50ème "percentile", soit la moitié de la totalité de la main-d’œuvre, gagne à peine ce salaire ou moins encore. Cela comprend le personnel de bureau, les superviseurs, tous ceux qui travaillent pour un salaire ou des gages - pas seulement les travailleurs du textile, ou ceux des entreprises durement touchées par la concurrence de l'importation, ou ceux des ateliers clandestins. Réel: cela signifie ajusté selon l'inflation et les changements qualitatifs. On ne peut prétexter comme on le fait souvent, que le ménage type d'aujourd'hui possède un four à micro-ondes et un magnétoscope. C'est déjà pris en compte dans le calcul du salaire réel.

Ceci implique qu'au cours de ces dernières 26 années le travailleur type qui touche un salaire ou des gages n'a pas eu sa part des bénéfices de la croissance économique. À présent, comparez ce résultat aux 26 années précédentes (1946-1973), pendant lesquelles la part du commerce et de l'investissement étrangers dans l'économie américaine était beaucoup moins importante, et plus limitée. Pendant ce temps, le salaire type augmentait d'environ 80%. Voilà une des raisons pourquoi il est tellement rare qu'on défende la mondialisation en toute objectivité. 

Il faut souligner que ces statistiques ne sont contestées par aucun économiste. Leur validité est également confirmée par l'expérience de la plupart des personnes assez âgées pour avoir traversé la première moitié de la période succédant à la IIe Guerre mondiale. Au cours des années 60 ou 70, il n'était pas rare qu'un salarié moyen s'achète une maison tout en pourvoyant aux besoins de sa famille avec un seul revenu, et il parvenait même à envoyer ses enfants à l’université. Cela n'est plus possible de nos jours.

Les opinions des économistes divergent quand il s'agit de définir jusqu'à quel point on peut attribuer à la mondialisation l'infortune de l'employé type. Mais peu nombreux sont ceux qui nieraient que c'est un facteur significatif. William Cline, loyal défenseur de la mondialisation et expert dans ce domaine, estime que, de 1973 à 1993, 39% de l'accroissement de l'écart entre les salaires résulte de l'accroissement du commerce. (Cela n'inclut pas les effets de l'investissement international croissant, qui a également exercé une pression à la baisse sur les salaires.) D'autres estimations sont plus modérées, mais ces inégalités restent énormes si on les compare, par exemple, aux profits générés par un commerce en croissance. 

Selon la théorie économique traditionnelle, les profits résultant de l'accroissement du commerce paraissent au poste des importations du grand-livre. (Les politiciens se vantent volontiers de "créer des emplois" grâce à l'exportation - ce qui relève de la fourberie, parlant des États-Unis où nos déficits commerciaux ont été déficitaires pour 27 des dernières 30 années - mais les économistes, eux, ne s'en vantent pas.) Ces profits proviennent de biens importés qui sont produits plus avantageusement ailleurs - selon le manuel "la théorie des avantages comparés". Mesurés par des économistes pour les États-Unis, ces profits se sont révélés très modestes. Ainsi, par exemple, l'estimation la plus optimiste faite pour l’"Uruguay Round" du GATT - le dernier round de négociations, qui aboutit en 1994 à la création de l'OMC - évalue à environ 700 millions de dollars an les bénéfices directs, pour l'économie américaine, d'une réduction des tarifs douaniers. Même si on triplait ce chiffre, cela ne dépasserait toujours pas trois centièmes de un pour-cent du P.I.B. 

La théorie traditionnelle enseignée dans tous les cours d'économie internationaux prédit également que les travailleurs "peu qualifiés" seraient perdants confrontés à une plus grande ouverture du commerce. Les économistes calculent généralement que les travailleurs "peu qualifiés" composent environ soixante-dix pour-cent de la main-d’œuvre.

En d'autres termes, le poids écrasant de l'évidence, et même la théorie économique, indiquent que l'Américain type n'a pas grand-chose à gagner à la mondialisation et qu'en fait il y a déjà perdu pas mal. 

Cela n'a rien de surprenant, étant donné la forme et la substance des changements institutionnels survenus au cours des trois dernières décennies. Nos dirigeants politiques ont choisi de négocier une série d'accords d'échanges commerciaux qui lancent les travailleurs américains dans une compétition croissante avec leurs homologues beaucoup moins bien rémunérés ailleurs dans le monde. Nul besoin d'un doctorat en économie pour deviner les résultats probables de telles mesures. Bien que les travailleurs de l'industrie manufacturière en aient plus directement subi l'impact, la diminution de leurs salaires et l'affaiblissement général du pouvoir de négociation des travailleurs ont pour conséquence une réduction des compensations pour la majeure partie de la main-d’œuvre. 

Il faut souligner, étant donné que l'opinion contraire est tellement répandue, que ce processus n'est pas le fait de la technologie. Il est plutôt le résultat de décisions politiques délibérément prises par des hommes. Nos dirigeants auraient pu en faire autant pour les salaires des médecins. Nous pourrions, par exemple, inaugurer et superviser des programmes de formation et d'octroi de diplômes dans des facultés de médecine étrangères et augmenter ainsi le nombre de médecins. Les salaires des médecins baisseraient si on consacrait à un tel projet ne fût-ce qu'une fraction de l'effort et des ressources qui ont été requis pour amener le commerce extérieur et les investissements étrangers à leurs niveaux actuels, et sans diminuer pour autant la qualité de l'assurance maladie. Les possibilités d'économie pour les consommateurs seraient considérables - on pourrait économiser 70 milliards de dollars par an rien qu'en abaissant les salaires des médecins aux niveaux européens. Cela équivaudrait à multiplier par cent les profits directs engendrés par la réduction des tarifs douaniers à l’"Uruguay Round". Mais cette éventualité est peu susceptible de se concrétiser dans un proche avenir, car les médecins ont suffisamment de pouvoir politique pour prévenir un tel assaut sur leur niveau de vie. On ne peut en dire autant de la plupart des autres travailleurs. 

À court d'arguments économiques sur le front intérieur, de nombreux partisans de la mondialisation l'ont présentée comme un coup de main en faveur des pays pauvres de la planète. Cette affirmation faite par Larry Summers et citée sans avoir été corrigée dans le New York Times, est caractéristique:

"Je suis convaincu que, dans 200 ans à partir de maintenant, dans les livres d'histoire sur les deux dernières décennies du 20e siècle, la fin de la guerre froide sera reléguée au second rang. L'histoire principale parlera de l'apparition des marchés émergents - c'est-à-dire du fait que les pays en voie de développement, dont la population excède les trois milliards, se sont dirigés vers le marché et qu'ils ont vu une rapide augmentation de leurs revenus."

C'est improbable, à moins que les historiens du futur ne sachent pas calculer. En Amérique latine, par exemple, le revenu par personne n'a pratiquement pas augmenté au cours des deux dernières décennies: au total environ 5,6% entre 1980 et 1987. Si nous faisons la comparaison avec les deux décennies précédentes, avant l'adoption du "Consensus de Washington" sur la libéralisation du commerce et de l'investissement, le contraste est frappant: de 1960 à 1980, le revenu par tête avait augmenté de 73%. Summers peut ne pas inclure l'Afrique où le revenu par tête, qui avait augmenté de 34,3% entre 1960 et 1980, a baissé d'environ 20% . Il est vrai que quelques-uns des "marchés émergents" d'Asie (la Chine, l'Indonésie, la Corée du Sud) ont connu une croissance rapide au cours des 20 dernières années, mais leur croissance avait été rapide pendant les décennies précédentes aussi. Et même ces pays-là sont en grande partie l'exception qui confirme la règle: ce sont les "copains capitalistes" qui ont pour la plupart ignoré les recommandations de Washington, et la Chine, un pays dont la monnaie n'est pas convertible, qui maintient un contrôle étatique sur son système bancaire et qui admet peu de propriété étrangère dans le marché des actions ordinaires.

Tout ceci rend compte des efforts en faveur de la mondialisation telle que l'entendent ses promoteurs: l'accroissement du revenu par tête. C'est le principe fondamental du progrès économique qui ne se préoccupe guère de la répartition des revenus. Pourtant, celle-ci a empiré aussi bien à l'intérieur des pays qu'entre les pays à mesure que s'est implantée la mondialisation. Tout comme la destruction de l'environnement, la diminution de la biodiversité, des droits de l'homme et du travail, ou n'importe quelle autre question soulevée par les manifestants à Seattle.

Les plus honnêtes parmi les défenseurs de la mondialisation évitent de faire de fausses déclarations à propos du passé. Ils affirment plutôt que nous traversons une période "transitoire" et qu'en définitive les profits produits par l'économie mondiale entraîneront une élévation du niveau de vie pour tout le monde. C'est partiellement vrai, mais seulement dans un sens tautologique. L'économie mondiale qui, en réalité, n'est encore qu'un ensemble d'économies nationales, continue de générer un accroissement de la productivité. Dans la plupart des pays toutefois, la durée de l'attribution de ces profits à un étroit secteur de la population a des limites. En fin de compte, la majorité trouvera le moyen - que ce soit par des élections, ou le syndicalisme ou l'insurrection - de s'approprier une part du gâteau. Il est donc possible que l'accroissement de la productivité générée par la mondialisation du commerce bénéficiera finalement à une majorité de gens dans le monde. La question la plus pertinente consiste à se demander non pas si cela a des chances de se produire, mais quand? Vingt années représentent un long laps de temps. Combien plus de temps cela pourrait-il prendre? Cela sera-t-il comme la révolution industrielle en Angleterre où le niveau de vie de la majorité a stagné pendant un demi-siècle avant de commencer à monter? 

Ces questions ne viennent pas à l'esprit de la plupart des commentateurs parce que tout ce processus est envisagé à travers le prisme du déterminisme technologique et du marché. Leur discours est simple: les pays pauvres passent à travers des étapes que nous avons traversées au siècle dernier. Le travail des enfants, des salaires trop bas, des niveaux de pollution intolérables, voilà des problèmes que le développement fera reculer à l'aide du commerce et des investissements. Mais en réalité aucune nation n'a jamais pu se sortir de la pauvreté en se soumettant aux conditions imposées actuellement par Washington aux pays sous-développés.

Les économistes savent depuis toujours que les marchés par eux-mêmes - qu'ils soient internationaux ou domestiques - ne peuvent conduire au développement économique. Bien qu'il y ait eu de nombreux sentiers conduisant au développement, pratiquement tous ont nécessité une multitude d'interventions étatiques, délibérément conçues pour modifier l'avantage comparatif de l'économie nationale. La protection de l'industrie manufacturière nordique fut une cause majeure de notre propre guerre civile alors que les esclavagistes sudistes tentaient vainement de brandir la bannière du libre-échange. Et les quelques pays qui, à la suite de l'Europe et des États-Unis, se sont industrialisés avec succès (le Japon, la Corée du Sud, Taiwan), tard venus, ont réclamé des niveaux beaucoup plus élevés de protection, de planification, de politiques industrielles et d'autres mesures. De telles politiques sont interdites maintenant. À présent, les dispositions du TRIPS de l'OMC, si elles étaient en vigueur, rendraient le transfert de technologie tellement difficile et coûteux que les pays actuellement en voie de développement auraient peu de possibilités de tirer des enseignements de leurs succès passés. 

Ce qui soulève une autre question cruciale: si nos dirigeants politiques avaient raison quand même et que les misères actuelles causées par la mondialisation n'étaient qu'un obstacle passager sur la voie du progrès économique, comment faudrait-il diriger ce processus? L'OMC, Le FMI, et la Banque mondiale - les trois institutions économiques internationales les plus importantes - sont souvent décrites comme étant des "institutions de gouvernance mondiale" mais en pratique elles ressemblent bien plus à un anti-gouvernement mondial n'ayant pas de comptes à rendre à un quelconque électorat. Il n'est en effet pas nécessaire de recourir à l'hypothèse d'une conspiration pour remarquer que le pouvoir qu'ont les gouvernements de prendre des décisions économiques se déplace progressivement vers des fonctionnaires non élus (et pour la plupart des pays, étrangers). Pour une bonne partie des gens, c'est cet aspect de la mondialisation, non perçu comme bienveillant, qui s'impose à la société civile. En Amérique latine, par exemple, les gens en sont venus tout naturellement à afficher une attitude franchement cynique vis-à-vis de la démocratie après avoir fait l'expérience d'un accroissement du revenu beaucoup plus rapide et mieux réparti sous des régimes militaires et autoritaires que sous les gouvernements officiellement démocratiques dont les politiques économiques sont définies à Washington.

Ironiquement, parmi les trois institutions, l'OMC est celle qui exerce le moins de contrôle, et la seule qui prétende permettre aux pays les plus pauvres de se faire entendre en ce qui concerne leur propre destinée. Elle trébucha sous la ligne de tir, et fut abattue par un "essaim" d'ONG (organisations non gouvernementales) pour avoir voulu s'ingérer dans la souveraineté nationale des nations membres plus riches.("Essaim" est un terme post-internet inventé lors d'une étude de la Rand Corporation cherchant à expliquer comment les ONG, à travers les réseaux et l'échange rapide d'informations, parvenaient à converger sur des adversaires gouvernementaux et multilatéraux plus puissants, et à les défaire.) Cette ingérence concordait avec les pires avertissements de ceux qui critiquent l'OMC: chaque fois qu'un projet de loi national sur l'environnement ou la santé publique avait été contesté devant l'OMC, les contestataires semblaient avoir gagné leur cause. L'OMC déclara que l'Union européenne ne pouvait interdire le bœuf traité aux hormones de croissance, bien que les mêmes règlements s'appliquaient de la même manière à la viande de production domestique et étrangère. Les règlements EPA des États-Unis sur les contaminants dans l'essence étrangère ont été jugés discriminatoires envers les producteurs vénézuéliens. Notre interdiction des crevettes capturées dans des filets servant à prendre au piège des tortues de mer géantes, légale selon notre Loi sur les espèces menacées, était considérée également comme violant les droits des vendeurs étrangers. Etc.

Mais le FMI et la Banque mondiale, agissant le plus souvent à l'abri du regard des observateurs, sont investis de pouvoirs beaucoup plus grands et autocratiques. Le Fonds, composé de 182 nations membres, mais dirigé en réalité par le département du Trésor américain, prend les décisions économiques les plus importantes pour plus de 50 pays. Pour vous représenter à quoi cela ressemble d'être client du FMI, imaginez que Londres ou Paris doivent approuver le dernier mandat d'Alan Greenspan comme président de la Réserve fédérale; ou, toutes les six semaines, les décisions de la Fed quant à sa politique des taux d'intérêt; ou encore le directeur du Bureau d'administration et du budget, et la législation soumise pour examen aux Comités des finances du Sénat et de la Chambre des représentants. C'est ainsi que le Fonds est l'institution la plus puissante au monde en termes d'influence sur les vies de centaines de millions de personnes - et, indirectement, sur des milliards de personnes.

La plupart du temps le Fonds exerce son pouvoir sans avoir à prêter beaucoup d'argent, sauf dans des cas particuliers tels que les récentes crises financières asiatique et russe. Cela résulte tout simplement de la manière dont les règles ont été établies: l'approbation du FMI est considérée comme un prérequis pour avoir accès à d'autres sources de crédit multilatéral telles que la Banque mondiale, et, pour une bonne part, le secteur privé. Cela contraint de nombreux pays à faire un choix difficile entre la soumission aux diktats du Fonds et la suspension du crédit, ce qui pourrait provoquer une crise politique et éventuellement faire basculer le gouvernement.

L'administration américaine tient beaucoup à cet arrangement. Pour ne citer qu'un exemple: il y a deux ans et demi, lorsque commençait la chute de la monnaie thaïlandaise et que s'amorçait la crise financière asiatique, le gouvernement japonais proposa de créer un fonds qui servirait de garantie pour enrayer l'hémorragie du capital. C'était précisément ce qu'il fallait faire comme le comprenaient fort bien les banques étrangères: la panique s'installait, les réserves de devises avaient baissé à un niveau dangereux dans toute la région, et les investisseurs vendaient les monnaies locales pour s'en débarrasser avant qu'elles ne chutent davantage. La Chine, Taiwan, Hong Kong, Singapour, et d'autres pays offrirent de contribuer à la création d'un fonds de 100 milliards de dollars pour stabiliser ces monnaies. Mais l'idée ne plut pas au Trésor, et Larry Summers (à l'époque, secrétaire d'État adjoint) fut dépêché en Asie pour y mettre fin. Les ordres en provenance de Washington étaient clairs: toute opération de sauvetage devait passer par le FMI, et la conséquence de cela fut un désastre économique et humain. Pour le cas où quelqu'un ne comprendrait pas pourquoi il devait en être ainsi, Mickey Kantor, ancien représentant américain du Commerce, expliqua par la suite que "les difficultés des économies des tigres asiatiques offraient à l'Occident une occasion en or pour réaffirmer ses intérêts commerciaux. Lorsque des pays font appel à l'aide du FMI, l'Europe et l'Amérique devraient en tirer parti en se servant du FMI comme d'un bélier."

Parfois ce bélier peut niveler un pays entier. Voyez la Russie, par exemple: le programme économique du FMI entra en vigueur au début de l'année 1992, et en un laps de cinq ans le revenu national du pays avait diminué de presque la moitié. 

Le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté s'éleva de 2 millions à 60 millions. L'espérance de vie des hommes baissa de 65,6 à 57 ans. C'est là un effondrement qui se voit rarement sans qu'il y ait une cause telle qu'une guerre d'importance majeure ou un désastre naturel. Et malgré les affirmations contraires largement répandues, les statistiques démontrent que le gouvernement russe suivit effectivement les prescriptions du FMI concernant les politiques monétaires et fiscales, ainsi que la privatisation rapide de l'industrie qui entraîna à sa suite le fléau du crime organisé et de la corruption. 

En dépit de ces échecs et d'autres moins spectaculaires, jusqu'en 1998 presque personne, hors les ministères touchés, ne savait ce qu'avait fait le Fonds. Puis survint la crise financière asiatique: et là, le FMI non seulement contribua à provoquer la crise mais aussi à l'aggraver. Ces gaffes-là aussi seraient probablement passées inaperçues des journalistes occidentaux, si ce n'était les critiques publiques de deux économistes trop en vue pour qu'on puisse les ignorer: Joseph Stiglitz et Jeffrey Sachs.

Ce fait vaut d'être spécialement mentionné, non pas pour faire de ces personnes des vedettes, mais pour illustrer combien les journalistes et les politiques américains dépendent des experts pour interpréter l'actualité. Lorsque les experts se taisent ou qu'ils sont, dans bien des cas, activement complices - comme l'a dûment noté Dani Rodrick de l'université de Harvard - en contribuant à la perpétuation de certains mythes, ces mythes peuvent durer indéfiniment.

Stiglitz était économiste en chef à la Banque mondiale et ancien président de l'Assemblée des conseillers du président Clinton, ainsi qu'un des économistes académiques les plus respectés de la profession. Il fit remarquer l'absurdité de l'oppression subie par des pays comme l'Indonésie et la Corée du Sud sous le poids de l'austérité monétaire et fiscale au moment où leur économie était en contraction. Il continua à faire la chronique d'autres échecs majeurs du Fonds et de la Banque, surtout en Russie et en Europe de l'Est, et à les expliquer. Il fut récompensé par un congédiement prématuré de la Banque, arrangé, selon un rapport paru dans le Financial Times, par Larry Summers.

Sachs démontra avec Steven Radelet, de l'Institut pour le développement international de Harvard, comment la libéralisation des marchés financiers asiatiques, encouragée par Washington, avait provoqué l'instabilité - en particulier, un grand afflux suivi par un retrait soudain des investissements étrangers - qui conduisit à la crise financière. Ils documentèrent ensuite la série d'erreurs politiques qui avaient contribué à transformer la crise en dépression régionale. Sachs décrivit le FMI comme "la typhoïde Mary des marchés émergents, propageant la récession d'un pays à l'autre." À la suite de cette critique venant d'un personnage haut placé, le Fonds devint sensible à l'opimion publique, fût-elle une mince couche, pour la première fois depuis plus de 50 ans.

Les critiques à l'endroit de la mondialisation corporative se sont surtout concentrées, à juste titre, sur les injustices les plus flagrantes, la destruction environnementale, l'érosion de la souveraineté nationale. Le Fonds et la Banque saignent l'Afrique à blanc, extorquant des pays les plus pauvres au monde le paiement de dettes dix fois plus élevées (par rapport aux revenus) que ce que les Alliés considéraient décent d'exiger de l'Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale. Leur inflexible volonté d'augmenter les exportations exigeantes en ressources a précipité la destruction des forêts de la planète. Et, bien sûr, le fait de permettre aux tribunaux secrets de l'OMC de se substituer à des représentants élus pour rendre des jugements en matière de santé et de sécurité, ne peut donner de résultats positifs.

Mais on n'est pas obligé de concéder les hautes sphères de l'économie aux défenseurs les plus désinformés du système. Ces gens ont réussi à propager l'image d'un monde sur le point de glisser dans un chaos protectionniste, isolationniste - comme si personne ne voulait se lancer dans le commerce ou dans l'investissement étranger à moins d'être lié par les règles dictées par Washington.

Il est vrai qu'il a été mis fin brutalement à leurs projets. Comme par hasard, depuis le premier débat public, organisé par l'Alena (Accord de libre-échange nord-américain) sur la politique économique étrangère des États-Unis, toute initiative majeure de l'Administration pour propager ses principes a échoué. L'autorité conférée au président pour négocier à toute vapeur de nouveaux accords d'échanges et de commerce: refusée par le Congrès. La Zone de libre échange des Amériques (34 pays): ajourné. L'Accord multilatéral des investisseurs (OCDE, 34 pays): tué dans l'oeuf par l'opposition féroce de plus de 600 ONG partout dans le monde. Puis il y eut Seattle, suivi d'une âpre lutte émergeant maintenant à propos du statut commercial de la Chine et de son adhésion à l'OMC. Et à présent, cette même coalition de forces qui a fait basculer le Round du millénium de l'OMC , se rassemblera le 16 avril à Washington pour les premières manifestations d'envergure qui aient jamais affronté le FMI et la Banque mondiale sur leur propre terrain. 

Les élites financières et corporatives mondiales ont raison de s'inquiéter. Mais leurs avertissements au sujet d'un malaise économique planétaire, provoqué par une réaction brutale contre la mondialisation, ne doivent pas être pris au sérieux. 

Un scénario plus optimiste est plus probable: à mesure que le débat sur l'intégration économique mondiale devient plus honnête et inclusif, et que la poigne de fer d'institutions telles que le FMI et la Banque mondiale se relâche, une grande partie de l'humanité sera libérée et pourra tenter de nouvelles expériences. Quelques-uns des nombreux sentiers qui mènent au développement social et économique, si longtemps bloqués, s'ouvriront. Un ordre économique qui limite le revenu de la moitié d'une population mondiale comptant six milliards de personnes à moins de deux dollars par jour n'a rien de naturel ou d'inévitable. La mort du consensus de Washington fera naître de nouveaux espoirs et les chances de créer un monde meilleur.