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Taxe Tobin, spéculation et pauvreté

Groupe de réflexion d'Attac-Liège
(décembre 2000)

ATTAC Liège: http://attac.org/belgique/liege/

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Table des matières

A- Introduction

B- Taxe Tobin : définition et objectifs
C- Description des marchés financiers

D- Taxe Tobin : objections et faisabilité
E- Produits dérivés et effet régulateur de la taxe Tobin
F- Au delà de la taxe Tobin
G- Conclusion
H- Lexique


 

Introduction

La "financiarisation" de l’économie est devenue un des éléments les plus inquiétants de l’évolution des sociétés modernes dites développées. Basée sur la libre circulation des capitaux, favorisée par l’essor foudroyant des nouvelles technologies, cette "financiarisation" est directement liée à ce qu'on appelle la mondialisation. Ce phénomène est résumé en anglais par le terme unique de "globalisation", ce qui sous-entend "global markets" (marchés globalisés). Pourtant, et malgré ce qu'affirment les chantres de la mondialisation néolibérale, il est faux de prétendre que la mondialisation ne peut-être que financière et gérée selon le critère unique de rentabilité.

Selon les adeptes du sacro-saint marché, la seule règle de conduite est celle du profit maximum et immédiat, ce qui engendre fatalement le développement de la spéculation qui, tel un chef d’orchestre, règne désormais en maître absolu sur le théâtre de la comédie humaine. Comédie ? Ne devrait-on pas plutôt parler de tragédie ? C’est en effet cette "financiarisation" de l’économie qui fait qu’une partie de plus en plus grande des richesses créées et disponibles ne sert plus à la satisfaction des besoins en biens et services réels de la population; c’est elle qui a pour conséquence d’induire une course toujours plus effrénée à la réduction des coûts de production. D’où la multiplication des concentrations d’entreprises, avec leur cortège de rationalisations et de licenciements.

Le système, c’est la rentabilité pour la rentabilité. L’orientation actuelle du capitalisme n’est plus la croissance de l’activité, mais la croissance financière, la priorité donnée à la spéculation contre toute autre logique au sein des grands groupes industriels, la suprématie de l’approche financière de l’entreprise réduit l’économie à une guerre entre grands prédateurs industriels. Et les pleurs du peuple n’y font rien, forcé d’assister à ce défilé passivement, écrasé qu’il est par la vague déferlante des licenciements, par la chape si lourde d’un chômage structurel étouffant. Comme le disait l'économiste anglais John Maynard Keynes, «La spéculation ne fait pas de mal lorsqu’elle n’est qu’une bulle au-dessus d’un flot continu d’activités productives, mais ce n’est plus le cas lorsque l’activité productive n’est plus qu’une bulle dans un tourbillon spéculatif». Il devient urgent de tenter de freiner cette évolution de la société.

Les investissements en portefeuille sur les marchés financiers (actions, obligations, produits dérivés et autre instruments financiers) sont le pivot de la spéculation financière. Ils rassemblent des fonds détenus par quatre grandes catégories d’organismes : les fonds de pension, les compagnies d’assurance, les fonds communs de placements (Sicav, etc.) et les grandes banques internationales. Ces avoirs peuvent actuellement être évalués à un montant approchant les 28.000 milliards de dollars. Ces montants ont plus que doublé au cours de ces dix dernières années. Ils  dépassent désormais le PNB de tous les pays industriels réunis. A eux seuls les opérateurs américains en détiennent 50%.

Il s’agit de placements particulièrement volatils (85% d’entre eux ont cette nature), dont l’instabilité est un véritable danger pour l’économie mondiale et en particulier pour celle des pays en voie de développement. Tout cela explique la véritable explosion des bourses mondiales au cours de ces dernières années. Ces hausses (particulièrement en 1997 et 1998 : 50, 80, voire 200% dans certains pays émergents) sont pour l’essentiel des jeux spéculatifs aux suites malheureusement tragiques : Mexique, Brésil, Indonésie, Corée, Japon, Russie, etc. Le volume traité par la Bourse américaine, leader en la matière, a augmenté de  31 % en 1997 et de 27 % en 1998. Plus particulièrement, Wall Street est passée de 3000 points en 1991 à 11.000 points en avril 1999, mais avec une répartition très inégale de cette nouvelle richesse, puisqu’on estime que 10 % seulement des foyers américains ont accaparé 85 % de ces énormes profits boursiers. La valeur de l’argent dépasse désormais celle de la vie. 

Conséquence logique : comme le dit Riccardo Petrella, à la suite des vagues de déréglementations appliquées par les gouvernements depuis les années 80, «Le vrai pouvoir est détenu par les marchés financiers et les hommes politiques ne sont plus que les greffiers de ce pouvoir », et d’ajouter : « L’apartheid existe toujours, il est désormais social». Comment en effet ne pas s’émouvoir devant la blessure toujours plus ouverte qui déchire la population du monde en deux parts de plus en plus inégales : d’un côté, 15 % de cette population possédant 85 % des richesses existantes et produites chaque année, c’est-à-dire presque tout; de l’autre 85 % ne disposant que des 15 % restants, c’est-à-dire presque rien. Même si l’image est quelque peu facile et approximative, elle n’en est pas moins significative de ce qui est en train de se passer sous nos yeux.

En 1960, les 20 % de la population vivant dans les pays les plus riches avaient un revenu 30 fois supérieur à celui des 20 % les plus pauvres; en 1995, leur revenu était 82 fois supérieur. La publication 1998 du rapport du Programme des Nations Unies pour le Développement constate que la production de produits de consommation a doublé depuis 1975 mais que l’augmentation de l’inégalité est foudroyante : l’écart entre les 5 % les plus riches et les 5 % les plus pauvres qui était de 30 à 1 en 1960 est maintenant de 74 à 1.

Des individus sont désormais plus riches que des Etats. Le patrimoine des 145 personnes les plus fortunées du monde dépasse le PIB total de l’ensemble de l’Afrique subsaharienne. A l'aube du 21e siècle, les trois personnes les plus riches du monde détiennent un patrimoine équivalent au PNB de tous les pays les moins avancés et de leurs 600 millions d’habitants.

Et la déchirure reste béante : dans plus de 70 pays, le revenu par habitant est inférieur à ce qu’il était il y a 20 ans. A l’échelle planétaire, 3 milliards de personnes - la moitié de l’humanité - vivent avec moins de 2 dollars par jour. L’abondance de biens atteint des niveaux sans précédent, mais le nombre de ceux qui n’ont pas de toit, pas de travail et pas assez à manger augmente sans cesse. Sur les 4,5 milliards d’habitants que comptent les pays en voie de développement, près d’un tiers n’ont pas accès à l’eau potable, un cinquième des enfants n’absorbent pas assez de calories ou de protéines et quelque deux milliards d’individus - le tiers de l’humanité - souffrent d’anémie. Sans parler du non accès à l’enseignement.

Au niveau mondial, la pauvreté est la règle et l’aisance l’exception. Les inégalités s’accroissent, éloignant toujours plus les riches des pauvres.

Cette réalité est directement liée au développement du «corporate governance». Le principe directeur du «corporate governance» est de diminuer la masse salariale pour «créer de la valeur» en faveur des actionnaires, les salariés n’étant plus dans ce système qu’une variable d’ajustement. Voici quelques exemples récents de directions privilégiant les actionnaires au détriment des salariés : Unilever a annoncé un bénéfice pour l’exercice 1998 en hausse de 41 % par rapport à 1997 (6,5 milliards de florins) et 3.000 emplois supprimés en deux ans (les syndicats parlent de 10.000 emplois perdus). Michelin annonce simultanément un bénéfice semestriel 1999 de 12 milliards de francs belges, en hausse de 20 % et le licenciement de 7.500 travailleurs en France. Quelques jours après le tragique accident de chemin de fer près de Londres, qui fait 35 morts et 250 blessés, Rail Track en charge de l’entretien des voies ferrées britanniques depuis la privatisation de 1996 annonce, tout en s’excusant, un bénéfice de 236 millions de £ (14,9 milliards de fb), alors que l’accident est précisément attribué, en partie au moins, au mauvais état du réseau, conséquence, bien sûr, de la réduction des coûts exigée par le « return on capital » des actionnaires.    Dans le cadre de son combat avec Total-Fina, Monsieur Jaffré, PDG d'Elf-Aquitaine, déclare son intention de porter  de 7,9 à 14 % la rémunération des apporteurs de capitaux et en même temps annonce le licenciement de 1.500 employés (sur 4.000 occupés) dans la Division « Exploration-Production » du groupe.[1]      

Dans l’analyse de ces scénarios, on assiste par ailleurs à quelque chose de paradoxal : dans les cours d’économie politique, on disait il y a encore peu de temps que les concentrations créaient des situations de monopole qui empêchaient la libre concurrence. Aujourd’hui, on nous dit qu’il s’agit simplement de donner à l’entreprise une position suffisamment importante pour assurer une rentabilité suffisante, c’est-à-dire un « return » confortable pour les actionnaires. Le tout, évidemment, au bénéfice des consommateurs… Résultats ? Aux Etats-Unis, les entreprises ont supprimé 677.795 emplois en 1998. Pendant le même temps, les profits de ces mêmes entreprises américaines ont crû de près de 20% en 1999. La vague des licenciements atteint le Japon, bastion de l’emploi à vie. Désormais les banquiers et les actionnaires japonais veulent un retour sur leurs investissements et pas seulement des parts de marché. Exemples récents : Nissan et sa restructuration coûtant le licenciement de 21.000 personnes, dont 16.500 au Japon. Nippon Telegraph and Telephone annonce 20.000 licenciements dans les trois années à venir; deux banques japonaises fusionnent : environ 10.000 emplois en moins. Dans les 29 pays riches de l'OCDE, 37 millions de personnes sont sans emploi, dont 18 millions en Europe. Les milliards sont là, mais ce sont des centaines de milliers d’emplois qui sont en cause : c’est la logique du "corporate governance" et de la "financiarisation" de l'économie qu'on nous présente comme inéluctables.

On ne peut évidemment qu’insister sur l’urgence d’une réaction face à un tel monde. Mais comment ? Depuis quelques années, la mise en place d'une taxe Tobin est devenue un instrument avancé par de nombreuses voix. Elle fait partie des revendications d'Attac et est même considérée par certains comme la solution à tous les problèmes. Cette étude vise modestement à faire le point sur l'impact d'une telle taxe. Quel serait son impact à la fois sur la spéculation et sur la pauvreté ? L'idée originale de James Tobin est-elle suffisante ? Des mesures annexes sont-elles possibles ?



[1] Voir aussi la très instructive étude de Henry Bury « Des dividendes et des hommes », ACTUEL, 1998 qui, pour les entreprises installées en Belgique, estime cette rémunération à 25-30 % du capital apporté.