Appel de genève |
2- L'appel de genève, un an après Conseil de I'Europe,
traité de Rome, accords de Schengen, traité de Maastricht : à l'ombre
de cette Europe en construction visible, officielle et respectable, se
cache une autre Europe, plus discrète, moins avouable. C'est l'Europe des
paradis fiscaux qui prospère sans vergogne grâce aux capitaux auxquels
elle prête un refuge complaisant. C'est aussi I'Europe des places financières
et des établissements bancaires, o'u le secret est trop souvent un alibi
et un paravent. Cette Europe des comptes à numéro et des lessiveuses à
billets est utilisée pour recycler l'argent de la drogue, du terrorisme,
des sectes, de la corruption et des activités mafieuses. Les circuits occultes
empruntés par les organisations délinquantes, voire dans de nombreux cas
criminelles, se développent en même temps qu'explosent les échanges
financiers internationaux et que les entreprises multiplient leurs activités,
ou transfèrent leurs sièges au-delà des frontières nationales.
Certaines personnalités et certains partis politiques ont eux-mêmes, à
diverses occasions, profité de ces circuits. Par ailleurs, les autorités
politiques, tous pays confondus, se révèlent aujourd'hui incapables de
s' attaquer, clairement et efficacement, à cette Europe de l'ombre. À l'heure des réseaux
informatiques d'Internet, du modem et du fax, l'argent d'origine
frauduleuse peut circuler à grande vitesse d'un compte à l'autre, d'un
paradis fiscal à l'autre, sous couvert de sociétés off shore, anonymes,
contrôlées par de respectables fiduciaires généreusement appointées.
Cet argent est ensuite placé ou investi hors de tout contrôle. L'impunité
est aujourd'hui quasi assurée aux fraudeurs. Des années seront en effet
nécessaires à la justice de chacun des pays européens pour retrouver la
trace de cet argent, quand cela ne s'avérera pas impossible dans le cadre
légal actuel hérité d'une époque où les frontières avaient encore un
sens pour les personnes, les biens et les capitaux. Pour avoir une chance de
lutter contre une criminalité qui profite largement des réglementations
en vigueur dans les différents pays européens, il est urgent d'abolir
les protectionnismes dépassés en matière policière et judiciaire. Il
devient nécessaire d'instaurer un véritable espace judiciaire européen
au sein duquel les magistrats pourront, sans entraves autres que celles de
l'État de droit, rechercher et échanger les informations utiles aux enquêtes
en cours. Nous demandons la mise en
application effective des accords de Schengen prévoyant la transmission
directe de commissions rogatoires internationales et du résultat des
investigations entre juges, sans interférences du pouvoir exécutif et
sans recours à la voie diplomatique. Nous souhaitons, au nom
de l'égalité de tous les citoyens devant la loi, la signature de
conventions internationales entre pays européens : -
garantissant la levée du secret bancaire lors de demandes d'entraide
internationale en matière pénale émanant des autorités judiciaires des
différents pays signataires, là où ce secret pourrait encore être
invoqué; -
permettant à tout juge européen de s'adresser directement à tout autre
juge européen; -
prévoyant la transmission immédiate et directe du résultat des
investigations demandées par commissions rogatoires internationales,
nonobstant tout recours interne au sein de l'État requis; -
incluant le renforcement de l'assistance mutuelle administrative en matière
fiscale. À ce propos, dans les pays qui ne le connaissent pas, nous
proposons La création d'une nouvelle incrimination d'“ escroquerie
fiscale ” pour les cas où la fraude porte sur un montant significatif
et a été commise par l'emploi de manoeuvres frauduleuses tendant à
dissimuler la réalité. À cette fin, nous
appelons les parlements et gouvernements nationaux concernés : -
à ratifier la Convention de Strasbourg du 8 novembre 1990 * relative au
blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des
produits du crime; -
à réviser la Convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale,
signée à Strasbourg le 20 avril 1959; -
à prendre les mesures utiles à la mise en oeuvre effective des
dispositions du titre VI du traité de l'Union européenne du 7 février
1992 et de l'article 209 A du même traité; -
à conclure une convention prévoyant la possibilité de poursuivre pénalement
les nationaux coupables d'actes de corruption à l'égard d'autorités étrangères.
Par cet appel, nous désirons
contribuer à construire, dans l'intérêt même de notre communauté, une
Europe plus juste et plus sûre, où la fraude et le crime ne bénéficient
plus d'une large impunité et d'où la corruption sera réellement éradiquée.
Il en va de l'avenir de
la démocratie en Europe et la véritable garantie des droits du citoyen
est à ce prix. Bernard Bertossa, Edmondo
Bruti Liberati, Gherardo Colombo, Benoit Dejemeppe, Baltasar Garzon Real,
Carlos Jimenez Villarejo, Renaud Van Ruymbeke. * Convention signée par
les États membres du Conseil de I'Europe mais non contresignée par les
parlements des pays concernés, elle n'est donc pas appliquée. L'appel
de Genève, un an après par
Benoît Dejemeppe Extrait
du " Journal des Procès " n° 339 du 26 décembre 1997. Les 12 et 13 décembre
1997, deux cents magistrats venus du Portugal, de France, Italie,
d'Espagne, de Suisse, de Pologne, de Tchéquie, de Belgique, et même de
Bolivie, se sont réunis à Bruxelles à l'initiative de ceux qui ont lancé
l'Appel de Genève, de Magistrats européens pour la démocratie et les
libertés (MEDEL) ainsi que de l'Association syndicale belge des
magistrats. Ils souhaitaient ensemble faire le point sur les problèmes
rencontrés en matière de lutte internationale contre la corruption et la
criminalité économique organisée. Titre de cette rencontre : La justice
entravée... Lancé le premier octobre
1996, l'appel de Genève n'appartient plus à ses auteurs. D'ailleurs,
ceux-ci, du suisse Bernard Bertossa à l'italien Edmondo Bruti Liberati,
en passant par le français Renaud Van Ruymbeke, ont toujours pensé qu'il
s'agissait d'un signal engageant ceux qui entendaient le faire partager.
De nombreux magistrats y ont effectivement adhéré. À Bruxelles, ils ont
cherché à partager leurs expériences puis à formuler des propositions
dans l'indispensable lutte contre la criminalité économique
internationale qui gangrène nos sociétés. Des Actes rendront compte de
cette rencontre, dont le lecteur trouvera ici les principales
articulations. Loin de s'embarrasser des
interdictions imposées aux autorités publiques au nom de la souveraineté
nationale, la fraude internationale y trouve un ferment de recrudescence.
Comment les pays européens, qui partagent pourtant les mêmes valeurs des
droits de l'homme, peuvent-ils diverger sur la justice économique ?
L'Europe judiciaire ne fait-elle pas partie intégrante de l'Europe démocratique
à laquelle l'immense majorité des citoyens aspirent ? Si l'arsenal réglementaire
est prévu dans ses moindres détails pour assurer la libre circulation
des personnes, des biens et des services dans les domaines agricole,
industriel, financier, culturel ou même sportif, les États persistent à
camper sur leur pré carré lorsqu'ils considèrent que la justice est
susceptible de mettre en péril leurs intérêts. Ainsi, que un juge belge
soupçonne un homme d'affaires italien de malversation, il ne dispose
d'aucun recours si la justice italienne lui refuse sa coopération. On l'a
déjà dit, cette opacité des frontières ouvre la route aux dérapages :
lorsque la justice est entravée, la place est souvent libre pour toutes
les dérives. Si la fraude
internationale organisée s'accommode du morcellement du monde libéral,
les impératifs de solidarité nationale et internationale, mais aussi de
sécurité au nom desquels on lutte aujourd'hui contre les excès de ce
modèle pour des motifs tenant tout autant au réalisme politique qu'à la
morale, requièrent un réajustement des mécanismes juridiques et
judiciaires de la répression de cette fraude. À cet égard, si Rome ne
s'est pas fait en un jour, il faut bien reconnaître que la situation
internationale ne s'est guère améliorée, peu d'initiatives concrètes
ayant été prises par les États pour renforcer la coopération et
assurer aux services de police et de justice les moyens de s'attaquer aux
abus. Certes, chaque année connaît son lot de recommandations et
d'engagements, mais l'effectivité de ceux-ci par la modification de la législation
nationale ou la ratification des instruments internationaux dûment signés
se fait toujours attendre. En s'attachant à mieux
cerner les formes de la grande criminalité, les magistrats se sont
d'abord consacrés à une approche économique, sociologique et
criminologique d'un phénomène multiforme. La forte représentation
italienne a, de ce point de vue, apporté un éclairage impressionnant. Le
procureur de la République de Palerme a exposé que la mafia sicilienne
recourait rarement à la violence, préférant l'emploi de la menace et de
la corruption. Constituant un État dans l'État, cette mafia dispose d'un
système de règles et de sanctions, d'une structure de gouvernement, d'un
pouvoir de prélèvement fiscal. Elle manifeste un pouvoir de contrôle du
territoire et développe une politique d'alliances politiques et économiques,
ainsi qu'avec d'autres organisations criminelles. Elle a certes connu des
échecs importants ces dernières années : mise hors jeu de plusieurs
chefs, arrestation d'environ six mille cinq cents personnes, saisie ou
confiscation de plus de 650 milliards de livres au titre de profits
criminels depuis 1992. Elle est pourtant loin d'avoir été éradiquée.
Et ce magistrat de mettre dès lors en garde contre une baisse de
vigilance qui pourrait conduire à de nouvelles tentatives de délégitimation
de l'action des magistrats. La Calabre, releva un
autre magistrat, a des difficultés de même nature avec la ndrangheta,
mafia locale très ancienne qui a notamment su exploiter dans un passé récent
les ressources du trafic de stupéfiants comme levier de développement.
Aujourd'hui, elle s'est étendue jusqu'en Amérique, et même au-delà. La
région de Naples, gangrenée par une camorra bien adaptée à l'évolution
économique et sociale, a su de son côté profiter illicitement des aides
et subventions tant nationales qu'internationales (Union européenne).
Cela illustre combien la logique d'un capitalisme dérégulé peut
rencontrer celle de la criminalité organisée. C'est pourquoi la
proposition a été faite de créer un Observatoire international de la
grande criminalité pour fournir aux magistrats un cadre de collecte de
l'information et de réfection et favoriser l'émergence d'une culture
judiciaire transnationale. Les congressistes ont également
attiré l'attention sur un certain nombre d'obstacles juridiques à
l'efficacité de la lutte contre cette criminalité, qu'on peut schématiquement
résumer comme suit : - disparité des droits
nationaux, pénurie d'infractions internationales ou équivalentes dans
les différents États ; - absence d'espace
judiciaire commun et recours abusif au principe de la souveraineté
nationale ; - déficit de
ratification des conventions internationales et fréquence des déclarations
et réserves qui en réduisent l'efficacité. Du point de vue des
incriminations, on sait que le droit pénal étant profondément lié à
la culture de chaque pays, il est illusoire d'espérer une uniformisation
de ce domaine à bref délai. Mais, faute d'harmonisation des infractions
établies dans les différents États, la coopération internationale se
heurte trop souvent à l'application du principe de la double
incrimination, encore que celui-ci - on ne le sait pas assez - n'est
toutefois pas prévu comme tel dans les principales conventions
d'entraide. C'est pourquoi, dans l'esprit d'une confiance mutuelle, la
libre circulation des demandes d'assistance entre pays partageant le
respect des même droits de l'homme, devrait être proclamée par les
autorités publiques. Ils préconisent également
de prendre des mesures législatives uniformes en ce qui concerne les
infractions fiscales graves et de veiller en ce domaine à une application
cohérente du principe de proportionnalité, conformément à la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans ce
contexte, si la fraude porte sur un montant significatif d'impôt, et
qu'elle a été commise au moyen de manœuvres ou d'omissions
frauduleuses, elle devrait pouvoir être punie, comme escroquerie fiscale,
d'un emprisonnement et d'une amende pouvant représenter jusqu'au décuple
des impôts éludés (formulation inspirée - référence oblige... - du
droit luxembourgeois). En ce qui concerne
certaines infractions spécifiques, les magistrats suggèrent d'adopter
des normes d'incrimination communes pour assurer davantage l'effectivité
du principe d'égalité et éviter les risques d'entrave à l'action de la
justice. À cet égard, il convient de signaler les études réalisées
par les associations de juristes européens pour la protection des intérêts
financiers de la communauté, menées sous l'égide du Parlement européen.
Le projet définitif, baptisé Corpus Juris et rédigé sous la direction
du professeur Delmas-Marty, propose d'instaurer un certain nombre de
dispositions de nature pénale pour réprimer les fraudes en tout genre.
Il prévoit huit incriminations pénales et d'importants aménagements de
procédure (par exemple : suppression des règles traditionnelles de compétence,
création d'un ministère public européen) dans le but d'instaurer un
espace judiciaire européen. Dans cette perspective,
le congrès s'est en particulier intéressé au blanchiment et à la
corruption. En ce qui concerne le
blanchiment, il est recommandé que les États qui ne n'ont pas encore
fait, une notion générique de blanchiment en rapport au produit issu de
toute infraction, sans distinction selon la nature du comportement délictueux
originaire. Si tel est le système belge, plusieurs pays ont limité la
portée de l'infraction de blanchiment au seul produit issu du trafic de
stupéfiants (c'est le cas du Japon, de Singapour et du Luxembourg) ou à
une catégorie précise de délits. En matière de
corruption, les États devraient pouvoir s'entendre sur une définition
commune de la corruption. À cet égard, la proposition du Corpus Juris précité
(article 3) a alimenté la réflexion, qui définit la corruption passive
comme "le fait, pour un fonctionnaire, de solliciter ou d'agréer,
directement ou par interposition de tiers, pour lui-même ou pour un
tiers, des offres, des promesses ou tout autre avantage de quelque nature
qu'il soit : a) pour qu'il accomplisse
un acte de sa fonction ou un acte dans l'exercice de sa fonction, de façon
contraire à ses devoirs officiels ; b) pour qu'il s'abstienne
d'accomplir un acte de sa fonction ou un acte dans l'exercice de sa
fonction, que ses devoirs officiels lui demandent d'accomplir". Il faudrait prévoir ici
la possibilité de poursuivre les auteurs d'actes de corruption à l'égard
d'autorités étrangères et établir des sanctions proportionnées à
l'acte, telles l'exclusion de l'accès aux marchés publics. Comme on le sait, la réalité
d'un droit se mesure à la capacité effective de le faire valoir en
justice, autrement dit, par la qualité des règles de procédure. Aussi
la coopération internationale encore chaotique mériterait-elle une
attention particulière. Dans ce domaine, prolongeant l'appel de Genève,
les participants ont insisté sur la nécessité de renforcer l'autonomie
du judiciaire par une série de mesures, dont : - transmission d'une
commission rogatoire entre autorités judiciaires et exécution de
celle-ci (sans intervention du pouvoir exécutif) dans la mesure où elle
n'est pas incompatible avec les exigences fondamentales de la loi du lieu
d'exécution ; - suppression de la règle
de la non-extradition des nationaux. - levée des entraves à
la coopération judiciaire internationale en matière pénale et qui sont
dressées pour des raisons fiscales ou de secret bancaire ; en outre, les
renseignements fournis dans le cadre d'une commission rogatoire du droit
commun ne doivent plus être assortis de l'interdiction d'en user à des
fins fiscales ; - exécution nonobstant
tout recours des saisies conservatoires requises par le juge, notamment
lorsque la mesure porte sur des avoirs en banque ; - désignation de
magistrats d'assistance pour aider les juges étrangers et contribuer à
l'exécution des commissions rogatoires. Enfin, le statut des
services de justice et de police a fait l'objet d'une attention particulière.
L'accent a ici aussi été mis sur la délicate articulation entre le
judiciaire et l'exécutif, dans le sens d'une plus grande indépendance
des magistrats. Cela ne veut pas dire absence de responsabilité, mais
garantie de la primauté du droit et du rôle du juge dans la conduite des
enquêtes (avec accès direct aux informations policières nationales et
internationales). À cet égard, l'exemple
italien a été, une nouvelle fois, mis en évidence, où la nomination et
le déroulement de la carrière des magistrats sont détachés du
gouvernement pour relever d'un Conseil supérieur comprenant des
magistrats élus par leurs pairs, lequel est également investi des compétences
disciplinaires. Inversement, l'indépendance des juges ne signifie pas
leur cloisonnement, c'est pourquoi le travail en pools ainsi que
l'allocation de moyens proportionnés à l'enjeu (formation continue, équipements
matériels, experts) constituent deux éléments indispensables à la
bonne fin de leurs missions. Le changement de millésime
porte aux bilans. Notre société a mal à sa justice. L'appareil
judiciaire a besoin d'une profonde rénovation pour répondre à des défis
de plus en plus exigeants, mais le poids d'un lourd passé rend difficile
les progrès décisifs. Ou bien l'on peine à concevoir les modalités de
réformes adaptées au temps présent, ou bien on les abandonne à
vau-l'eau : dans les deux cas, on ne répond pas à la demande, au risque
de faire le lit des aventuriers. Les magistrats sont
conscients de la difficulté de regarder l'avenir tout en ne négligeant
pas le contentieux historique d'une justice perçue comme immobile et dotée
de modestes moyens. Parce que, cependant, ils refusent la simplicité des
réponses du genre "il n'y a qu'à", ils veulent formuler des
propositions et s'engager eux-mêmes dans une voie conduisant à
contribuer à assurer la justice sociale pour tous. Souvenons-nous des vers
de La Fontaine : "Selon que vous serez puissant ou misérable, les
jugements de cour vous feront blanc ou noir". Nous les apprenions à
l'école sans trop en comprendre la portée. Demain, nos enfants nous
demanderont des comptes et il incombe en particulier aux autorités
publiques de tous les pays d’Europe de faire la preuve de leur dévouement
aux principes de la démocratie si elles ne veulent pas manquer à leur
devoir. Benoît Dejemeppe,
Procureur du Roi à Bruxelles et un des rédacteurs de l'Appel de Genève.
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