Bem-vind@ - Benvenuto - Bienvenido - Bienvenue - Velkommen - Welcome - Welkom - Willkommen

Attacbouton.jpg (1599 bytes)

Et maintenant ?
Pistes de réflexion et propositions de réformes

Dominique Plihon
Professeur à l’Université Paris XIII - CEDI

Conclusions du livre collectif “ Les pièges de la finance mondiale ” SYROS - Septembre 2000

Format PDF

 

L’économie mondiale ressemble-t-elle à ce personnage de dessin animé qui, emporté par son élan, continue à courir alors qu’il a déjà dépassé le rebord de la falaise ? On sait la suite : le personnage poursuit sa course dans le vide tant qu’il se croit encore sur la terre ferme, puis s’écrase en bas dès qu’il prend le temps de jeter un coup d’œil autour de lui et qu’il réalise la situation.

On pourrait le croire, à voir l’optimisme avec lequel le système financier international poursuit son expansion malgré son instabilité croissante. Car ce qui est en jeu n’est pas seulement le mode de financement de l’économie mais, comme on l’a montré tout au long de ce livre, l’activité économique elle-même. L’éventualité – pour ne pas dire plus – d’une crise financière porte donc la menace d’une crise économique majeure.

D’où la nécessité et l’urgence d’une réforme structurelle de la finance internationale qui a joué un rôle majeur dans la faiblesse de l’investissement productif de ces dernières années et dans l’aggravation des inégalités au sein de chaque pays ainsi qu’entre pays riches et pays pauvres. Si les modalités de cette réforme, dont nous présentons ici les grandes lignes possibles, peuvent être discutées, sa nécessité ne devrait donc plus faire de doute pour personne.

I. La crise reste devant nous

Les risques persistants d’une crise financière

La crise financière de l’Asie du Sud-Est en 1997-98 et la récession qu’elle a provoquée dans des pays voisins importants ont finalement été contenues dans les limites de la région. De même, la crise russe de 1998, celle de l’Amérique Latine en 1999 ou, cette année, celle du nasdaq américain n’ont pas provoqué de crise mondiale. Mais peut-on dire pour autant que tout risque est écarté ? Plusieurs raisons nous conduisent à en douter.

La première raison est que les séquelles de la crise se font encore sentir dans les pays émergents : l’Asie, Japon compris, est encore convalescente, et l’intégration de la Chine – dont le rythme de croissance a sensiblement baissé suite à la récession asiatique – dans l’Organisation mondiale du commerce accroîtra la concurrence entre pays exportateurs de la région[1].

Deuxième raison, la persistance et la fragilité de l’économie internationale d'endettement. Alors que, après la “ crise de la dette du tiers monde ” ouverte au début des années 80, on aurait pu penser que les banques prêteraient désormais avec plus de prudence, la mondialisation financière a produit l’effet inverse : un endettement de plus en plus incontrôlable[2], à cause de l’opacité de la comptabilité des banques[3] et de la libéralisation financière. Pourtant le risque est réel et important. Lors des crises financières de 1997, par exemple, l'estimation du montant des dettes des institutions privées indonésiennes a quadruplé en deux mois ; pour la Corée du Sud, l’estimation initiale de 20 milliards de dollars, à mi-novembre 1997, a dû être réévaluée à 100 milliards début décembre, puis à 200 milliards de dollars). Et la structure de ces dettes souvent très dispersées en ont rendu la gestion difficile par les banques : ainsi, les banques internationales créditrices n’ont pu négocier, pour un rééchelonnement, avec des interlocuteurs reconnus et mandatés qu’une faible part de la dette asiatique, d’ailleurs en grande partie irrécupérable.

Troisième source d’inquiétude, la fragilité de la croissance mondiale qui, depuis les crises asiatiques de 1997-98, repose sur le seul dynamisme de l’économie américaine. Or, celle-ci provient en majeure partie de la forte progression de la consommation des ménages, grâce à leur endettement croissant et aux plus-values – parfois effectivement réalisées mais parfois aussi seulement anticipées ! – de leur patrimoine boursier[4]. Et comme la progression de ces revenus boursiers repose en grande partie sur des bulles financières[5] et, comme on l’a vu dans ce livre, sur un partage de la valeur ajoutée des entreprises de plus en plus défavorable à l’emploi et à l’investissement productif, elle engendre elle-même les conditions de son essoufflement.

Cette fragilité est d’autant plus inquiétante que les particuliers ont souvent emprunté pour acheter des titres financiers sur un marché qui semble sans risques et que le long mouvement de hausse de Wall Street est un phénomène nouveau, qui a une dimension structurelle tenant à la nature du système des retraites mis en place aux Etats-Unis et à la place des revenus non liés à l’activité de production et de commercialisation.

Au total, les performances tellement louées de l'économie américaine reposent sur des niveaux très élevés d'endettement, domestique et international, public et privé. L'endettement privé (entreprises et ménages) a presque triplé entre 1994 et 1999, passant de 4 160 milliards de dollars en 1994 à 11 000 milliards de dollars en 1999 (à peu près repartis pour moitié entre ménages et entreprises), soit 68% du pib.

“ Krach rampant ” à Wall Street

La situation commence à devenir périlleuse, au point que, en juin 1999, le rapport annuel de la Banque des règlements internationaux notait avec inquiétude que l'insolvabilité des particuliers américains était d’une ampleur sans précédent. Quant aux entreprises, elles ont consacré plus de la moitié de leurs dettes nouvelles à racheter leurs propres actions[6]. Désormais, l’endettement des entreprises est trois fois supérieur à leurs fonds propres (c’est-à-dire principalement les actions) !

Par ailleurs, l'investissement américain dépend de plus en plus des “ entreprises du secteur financier ” (banques, fonds de pension et de placement, maisons de courtage, cabinets d'experts, sociétés de consultants financiers, etc.) : leur poids dans le pib a plus que doublé en un quart de siècle (cf. tableau ci-après), et surtout leur part dans l’investissement en équipements (principalement informatiques) atteint en 1998 plus de 21% de l'investissement total des entreprises américaines. Ce qui conduit D. Henwood [1999] à parler de parasitisme à propos du secteur financier, plutôt que de new age ou de nouvelle économie.

Poids économique du secteur financier américain

 

Poids dans le PIB

Part du capital fixe

Moyenne des années 1970

1,1%

9,8%

Moyenne des années 1980

1,6%

13,7%

Moyenne des années 1990

1,7%

16,9%

Année 1998

2,4%

21,4%

Source : adapté de [D. Henwood, 1999].

En outre, le niveau des cours atteint par la Bourse américaine et, dans son sillage, les Bourses européennes, est extraordinairement élevé, même en comparaison d'autres périodes de bulle spéculative. Les indices en sont nombreux. Par exemple, le ratio cours boursier/dividendes est extrêmement élevé, atteignant le niveau record de 50, pour une moyenne de longue période (quatre décennies passées) de l’ordre de 20 ! Les dividendes ont bien sûr augmenté depuis une dizaine d'années, mais les cours des actions ont augmenté dans des proportions bien supérieures.

La surévaluation des cours est la plus forte sur le nasdaq, le marché des actions d’entreprises de haute technologie. En avril 1999, la revue Conjoncture Paribas calculait que la capitalisation boursière de AOL, Yahoo!, Amazon.com, eBay atteignait 125 milliards de dollars alors que leurs revenus – même pas leurs bénéfices ! – s'élevaient à seulement 3,5 milliards de dollars[7].

Tous les éléments sont ainsi réunis pour que se produise un renversement de tendance ouvrant la voie à une chute significative des cours boursiers de Wall Street, qui pourrait à son tour, au moindre choc économique ou politique important, précipiter le krach. Le point de départ de celui-ci pourrait se situer précisément sur le nasdaq (dont les cours atteignent des sommets astronomiques) ou dans la vente, par les non-résidents, d'une partie de leurs actifs. La baisse des cours d'actifs financiers qui suivrait leurs ventes pourrait alors être aggravée par la nécessité dans laquelle la Fed se trouverait d'augmenter ses taux d'intérêt pour faire face à une crise de défiance vis-à-vis du dollar[8].

Un effondrement des valeurs à Wall Street entraînerait une baisse brutale du portefeuille d'actifs détenus par les fonds de pension touchant directement des millions de retraités américains, et ébranlerait les circuits d'endettement qui forment les ressorts véritables de la forte consommation des ménages et du dynamisme des entreprises.

Et, en cas de crise, il est douteux que les pays européens et le Japon puissent se substituer aux Etats-Unis comme rempart face à une récession mondiale. S’agissant des pays européens, leur dépendance idéologique et politique à l’égard des mirages de la “ nouvelle économie ”, ainsi que la dépendance de leurs Bourses par rapport à celle de New York, sont probablement devenues trop fortes pour leur permettre de contrecarrer pleinement les effets d’un krach à Wall Street sur leurs propres Bourses et dans leurs propres économies. Quant au Japon, sa grande fragilité[9] le met dans l’incapacité de jouer un rôle central en cas de récession mondiale. Plus que jamais, les observateurs en sont donc réduits à se croiser les doigts et à faire une prière pour que Wall Street continue à éviter miraculeusement le krach !

II. Pour une nouvelle régulation du système financier international

Le système financier international, tel qu’organisé aujourd’hui, n’assure donc plus correctement le financement des activités économiques et ne permet pas un développement économique et social durable et équilibré sur la planète. Or, face à ce défi, les réponses proposées par les experts et par les hommes politiques sont le plus souvent insuffisantes et parfois même dangereuses car elles ne s’attaquent pas à deux causes majeures des crises : ni à la libéralisation financière excessive, qui a livré le système financier international aux forces aveugles et à la dictature des marchés ; ni à l’absence de sanctions à l’encontre des banques et des investisseurs internationaux des pays industrialisés qui sont à l’origine des mouvements de capitaux spéculatifs aux effets dévastateurs.

Comme on va le voir, il faut donc dépasser ces réponses timorées si l’on veut redonner une architecture viable au système financier international.

Après la crise des pays émergents, des propositions de réforme trop timides

Pour comprendre la philosophie générale des mesures préconisées après les crises des pays émergents, point besoin de quitter l’Hexagone : il suffit de lire attentivement les rapports commandés par le gouvernement français. Leur objectif central, comme l’indique le rapport du Conseil d’analyse économique sur “ L’instabilité du système financier international ” [O.Davanne, 1998], est de surmonter la difficulté chronique des marchés à “ recycler l’épargne des pays développés vers les pays en développement ” (p.17). Autrement dit, il s’agit de consolider les fondements du système qui permet aux fonds de pension et d’investissement financier de placer en toute liberté leurs liquidités sur n’importe quel marché financier où la détention d’obligations ou d’actions leur permet d’engendrer des revenus élevés (intérêts ou dividendes) et d’engranger des plus-values boursières. Ce que le député socialiste Jean-Claude Boulard, alors récent converti aux vertus du système des fonds de pension, traduit crûment : “ le véritable apport de ces fonds est de permettre de prélever une partie de la croissance extérieure. (…) En participant par exemple au financement de la croissance d’un pays comme la Chine, les fonds de pension prélèveront sur la production intérieure chinoise ”.[10]

La philosophie générale de ces propositions est simple : si la finance internationale ne remplit pas correctement son rôle, c’est qu’il y a des obstacles à son libre fonctionnement, le principal étant l’absence de “ transparence ” qui a caractérisé les pays émergents. Car si cette transparence avait existé, la “ discipline de marché ”, c’est-à-dire le contrôle des créanciers internationaux, aurait pu s’exercer efficacement en faisant pression sur les entreprises et les pays débiteurs pour qu’ils mènent de meilleures politiques.

Les propositions pour améliorer la transparence incluent l’obligation faite aux banques de donner aux autorités de tutelle de meilleures informations sur le montant de leurs engagements (avec un début de contrôle sur les opérations rangées dans le “ hors bilan ”), la surveillance des bilans bancaires avec une application plus stricte de la réglementation Cooke[11] et d’autres mesures du même ordre. On note toutefois que cette exigence de “ transparence ” est toute relative, car il ne s’agit pas de toucher au secret bancaire !

Une des mesures complémentaires préconisée est la prise de contrôle des banques locales des pays émergents par les banques internationales. C’est ce que recommande le rapport Davanne (p.22) avec “ l’ouverture du capital des banques (de ces pays) à de grandes institutions internationales qui ont su développer des modes de contrôle internes efficaces ”. Mais quand on sait que les banques des pays riches, dont les systèmes de gestion des risques sont donnés en exemple, n’ont pas su – ou pas voulu – voir la grande vulnérabilité des systèmes bancaires émergents, force est de s’interroger sur la portée d’une telle recommandation !

D’autres propositions ont cherché à répondre à la revendication des grands fonds de placement de jouir de plus de sécurité et d’un “ meilleur environnement international ” pour leurs placements. Le rapport Davanne s’emploie ainsi à rechercher les moyens qui permettraient de surmonter le “ défaut marquant du fonctionnement actuel des marchés (qui) est l’horizon très court des investisseurs ” (p.19). Selon lui, la meilleure façon de permettre aux investisseurs d’avoir un “ horizon plus long ” serait de les protéger contre le risque, de mettre en place à l’échelle planétaire des filets de sécurité pour leurs opérations du type de ceux dont ont bénéficié, sans coût ni sanction, tant d’institutions financières (Caisses d’épargne privées aux Etats-Unis, ou Crédit Lyonnais en France).

C’est le sens des propositions faites par l’économiste libéral américain Jeffrey Sachs, grand pourfendeur du Fmi depuis le début de la crise financière en Asie, auquel il a reproché de ne pas avoir su jouer le rôle de prêteur en dernière instance pour la Thaïlande et surtout pour l’Indonésie (Jeffrey Sachs a défendu Sukarno et son régime jusqu’au bout). Il a ainsi proposé de garantir aux investisseurs le maximum de sécurité et préconisé l’instauration d’un organisme mondial autre que le FMI, qui émettrait sans conditions et sans délais de l’argent frais pour éviter les faillites gouvernementales ou bancaires.

En France, le projet de loi de budget pour 1999 a également inclus des propositions de réforme du Fmi. Le ministère de l’économie et des Finances a rejeté la taxe Tobin avec le plus grand mépris, mais il n’en pas moins affiché l’ambition de persuader les pays du G7 de mettre en chantier la construction d’un “ nouveau Bretton Woods ”, c’est-à-dire rien moins qu’un nouvel accord mondial de coopération monétaire entre Etats. Derrière ce propos ronflant, les objectifs précis étaient cependant modestes – il ne s’agissait pas d’adopter un régime de change nouveau, ni d’abolir la hiérarchie internationale des monnaies fondée sur la domination des devises-clés – et visaient surtout à mettre en place un “ véritable gouvernement politique du FMI, par la transformation de l’actuel Comité intérimaire en Conseil ” – dont la France ferait partie aux côtés des autres pays du G7. Venait ensuite, dans le texte du projet de loi de finances pour 1999 (p.72), la ribambelle de recommandations habituelles sur la transparence et la circulation de l’information, et les mesures de co-gestion, avec le secteur privé, des crises financières une fois que celles-ci ont éclaté, etc., etc.

La fièvre étant tombée et avec elle la nécessité pour les dirigeants politiques de paraître prêts à l’action, le projet de loi de finances pour 2000 n’a pas repris ces propositions. La France sous l’euphorie d’une embellie inattendue a oublié la crise. Son horizon et le “ modèle ” qui la ferait rêver – à en croire les journalistes au moins – serait la “ nouvelle économie ” dont on a vu le caractère illusoire et dangereux, en particulier pour les plus dévaforisés .

Les grands axes d’une nouvelle régulation publique du système financier international

Les gouvernements des principaux pays industrialisés du G7 ont une grande part de responsabilité dans l’explosion récente et mal maîtrisée de la finance internationale : ce sont eux qui ont décidé de dé-réglementer toutes les opérations financières pour assurer une liberté totale de circulation aux mouvements de capitaux. Au départ, à la fin des années 1970, cette décision était motivée par le besoin de financer leurs énormes déficits budgétaires en faisant appel aux marchés internationaux de capitaux [D.Plihon, 1996]. En décidant de libéraliser la finance, les pays du G7 ont ouvert une véritable boîte de Pandore d’où sont sorties les “ esprits animaux ” du marché, selon l’expression de J.M. Keynes.

Résultat : on a assisté à un recul général de la régulation publique face à la logique des marchés. Les acteurs dominants sur la scène internationale sont désormais les entreprises et les banques multinationales, ainsi que les investisseurs internationaux (principalement les fonds mutuels et les fonds de pension anglo-saxons). Les politiques menées par les gouvernements nationaux et les banques centrales sont très largement dictées par les impératifs de rentabilité et d’orthodoxie financière imposés par ces acteurs privés transnationaux.

Les effets pervers de cette montée en puissance de la finance internationale libéralisée sont bien connus : d’une part, on assiste à un renforcement des inégalités non seulement entre les pays les plus riches et les plus pauvres, mais également à l’intérieur de chaque pays au profit des secteurs qui profitent de la globalisation. D’autre part, on constate un accroissement de l’instabilité économique et financière : les crises sont devenues plus nombreuses et plus profondes que par le passé ; elles contribuent à aggraver les inégalités et les phénomènes d’exclusion et de grande pauvreté dans toute les régions du monde.

Cette évolution désordonnée de la finance internationale montre que les marchés ne sont pas en mesure de s’auto-réguler, contrairement à ce qu’enseignent les doctrines libérales. S’il est vrai que les mécanismes de marché constituent un rouage central dans le fonctionnement de nos économies modernes, il n’est pas moins évident que les marchés ne peuvent être livrés à eux-mêmes et doivent être encadrés par les autorités publiques.

On est donc en présence de deux conceptions opposées du fonctionnement des marchés financiers internationaux : d’un côté, il y a ceux qui veulent pousser encore plus loin la libéralisation financière pour rendre les marchés plus libres ; d’un autre côté, on trouve ceux qui considèrent que les marchés sont fondamentalement imparfaits et réclament de nouvelles formes de régulation internationale. Il est intéressant de noter que ce débat sur le rôle des marchés a eu lieu au sein même des autorités financières internationales. Le point de vue “ libéral ” est défendu notamment par ?.Fisher, directeur adjoint et homme fort du Fmi, candidat à la succession de M.Camdessus. Et la vision “ réformiste ” a été proposée par J.Stiglitz, un autre économiste américain, mais d’obédience keynésienne et qui a été poussé à la démission de son poste de vice-président de la Banque mondiale à la fin de 1999. C’est donc la victoire des idées libérales !

Redonner du pouvoir à la régulation publique face aux marchés

L’objectif défendu ici est de redonner aux gouvernements, et donc à leurs électeurs, les marges de manœuvre qu’ils ont perdues pour leur permettre de mener les politiques de leurs choix, et non celles qui sont imposées par les marchés. Il existe de nombreux moyens d’atteindre cet objectif, mais on peut dégager cinq axes de réforme du système financier international, reposant sur l’idée que le bon fonctionnement et la stabilité de ce système doivent être considérés comme un bien public, qui appelle de ce fait une régulation publique forte.

1/ Réintroduire le contrôle des mouvements de capitaux et des acteurs privés

Certains pays, notamment le Chili et la Malaisie, ont imposé avec succès des mesures de contrôle des entrées et des sorties de capitaux qui les ont protégés des effets déstabilisants de la finance internationale. La taxe Tobin, qui s’appliquerait à l’échelle internationale, constitue une autre possibilité. L’idée est de taxer les transactions de change, c’est-à-dire les opérations d’achats et de ventes des devises les unes contre les autres. L’objectif de cette taxe[12] est de frapper d’une manière sélective les opérations spéculatives fondées sur des allers et retours nombreux entre les monnaies. La taxe Tobin, mise en avant par ceux qui veulent en finir avec la spéculation internationale (c’est le cas de l’association Attac), soulève évidemment une opposition farouche de la part des pays qui profitent le plus de la finance libéralisée, à commencer par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne qui disposent des principales places financières internationales.

Autre mesure, défendue celle-là par le gouvernement français : la suppression des paradis fiscaux, c’est-à-dire des pays (ou des petites îles), qui n’imposent pas (ou très peu) de réglementation et d’impôts aux opérations financières (Monaco, Luxembourg… figurent parmi les quelque 80 paradis fiscaux recensés dans le monde). Il faut savoir que 50% des flux de capitaux internationaux transitent par ces paradis fiscaux ! Et l’une de leurs fonctions principales est d’assurer le blanchiment de l’argent sale qui représente entre 2% et 5% du PIB mondial, soit entre 600 et 1 500 milliards de dollars. Deux mesures permettraient de supprimer les paradis fiscaux : reconnaître le droit d’ingérence des Etats dans les activités de la finance internationale (levée du secret bancaire); remettre en cause la liberté totale de transferts financiers sans notification, ni justification [F.Chesnais 1999]. Notons que cette proposition consisterait à appliquer avec rigueur le principe de “ transparence ” si cher aux libéraux !

Par ailleurs, il est important de renforcer le contrôle de l’ensemble des acteurs privés. Certains d’entre eux échappent totalement à toute forme de réglementation et de surveillance : c’est le cas bien connu des fonds spéculatifs (hedge funds), alors que la faillite retentissante de l’un d’entre eux (LTCM) au moment de la crise des pays émergents asiatiques a failli déstabiliser le système financier américain.

2/ Fixer un cadre de référence à l’évolution des taux de change

Les taux de change, c’est-à-dire le prix des monnaies les unes par rapport aux autres, sont une variable stratégique pour tous les pays. Le niveau du taux de change conditionne en effet le prix des importations et donc le coût de la vie, ainsi que le prix des exportations (donc la compétitivité des entreprises). De ce fait, l’instabilité actuelle des taux de change, qui résulte du libre jeu des mécanismes de marché, porte préjudice au fonctionnement des économies nationales. Il n’est ni possible, ni souhaitable de revenir au régime de changes fixes qui a fonctionné jusqu’au début des années 1970, avant l’avènement de la globalisation financière. On sait aujourd’hui qu’un ancrage trop rigide de leurs monnaies au dollar a constitué l’une des causes des crises monétaires enregistrées par les pays du sud-est asiatique à partir de 1997.

La difficulté est alors de trouver un équilibre entre deux exigences apparemment contradictoires : il s’agit de redonner une stabilité aux taux de change tout en leur laissant une certaine flexibilité pour s’adapter aux transformations, plus ou moins rapides, de l’environnement international. Plusieurs propositions ont été faites pour atteindre ces objectifs : la plus intéressante est la notion de “ zones-cibles ”, due à l’économiste américain J. Williamson[13]. Cette proposition repose sur deux idées : (i) les pays s’entendent pour définir des taux de change d’équilibre permettant de satisfaire les objectifs nationaux de plein emploi sans inflation et d’équilibre de la balance des paiements ; (ii) les pays font évoluer les taux de change autour de cette cible, en acceptant des marges de fluctuation de l’ordre de +/- 10 % à 15 %. Cette approche requiert une coopération internationale poussée de la part des Etats pour définir les taux de change de référence, puis pour agir sur les marchés des changes d’une manière concertée. Une telle approche n’a été appliquée qu’une seule fois, lors des accords du Louvre, en 1987, visant à stabiliser le dollar, mais un manque de volonté politique de la part des grandes puissances du G7 et la prédominance des égoïsmes nationaux expliquent pourquoi les principales puissances financières ont été incapables jusqu’à maintenant d’instaurer une coopération monétaire durable. Mais on peut penser que l’avènement de l’euro, qui devrait rééquilibrer les rapports de force entre les Etats-Unis et l’Europe, devrait conduire à des comportements plus coopératifs.

3/ La prévention des crises financières

Si les mesures qui viennent d’être présentées étaient appliquées, les risques de crises financières dévastatrices seraient sérieusement réduits. Ils ne seraient cependant pas totalement éliminés car l’instabilité est une caractéristique fondamentale des marchés financiers, comme l’a si bien montré J.M. Keynes il y a plus de soixante ans. Plusieurs propositions ont été faites pour assurer la prévention des crises, c’est-à-dire pour tenter d’éviter l’émergence des crises.

Pour le FMI et ceux qui défendent la finance libéralisée, la principale mesure à prendre est d’améliorer la qualité de l’information. D’après cette conception, les crises des pays émergents se seraient produites parce que la communauté financière internationale était mal informée de la situation exacte de ces pays. La découverte de l’état critique, auparavant sous-estimé, des banques et des finances extérieures de ces pays aurait alors provoqué la perte brutale de confiance des investisseurs et les sorties massives de capitaux. Pour éviter que se répètent à l’avenir de tels épisodes, il est proposé d’obliger les débiteurs, ceux qui reçoivent les financements internationaux, de faire preuve de plus de “ transparence ” en rendant public l’état de leurs comptes. Cela permettrait de construire des indicateurs avancés de vulnérabilité et obligerait les débiteurs à une gestion plus saine. S’il est nécessaire d’améliorer la qualité de l’information, cette mesure apparaît toutefois très insuffisante car l’expérience passée (par exemple, la crise de la dette de 1982) montre que les banques et les investisseurs font souvent preuve d’aveuglement face à leurs débiteurs.

Une autre proposition plus fondamentale doit donc être appliquée. C’est l’idée qu’il faut assurer une libéralisation progressive du système financier des pays en voie de développement (thèse du sequencing récemment admise par le FMI). On sait, en effet, que les crises récentes des pays émergents ont été dues en grande partie à une libéralisation trop brutale et mal maîtrisée, souvent imposée par les autorités monétaires internationales (le FMI, en particulier). Ces pays ont été contraints à s’ouvrir aux marchés internationaux en quelques années seulement, alors que les pays industrialisés ont mis plusieurs décennies à réaliser cette ouverture. Or deux conditions préalables doivent être satisfaites pour qu’un pays puisse s’ouvrir à la finance internationale. C’est, en premier lieu, d’avoir un système financier solide capable d’affronter la concurrence internationale. La théorie économique reconnaît depuis longtemps l’idée que les industries naissantes (ce qui est le cas des secteurs financiers des pays émergents) doivent être protégées dans une première phase de développement. En second lieu, il est impératif que ces pays se dotent d’autorités de surveillance compétentes (et non corrompues) et de systèmes efficaces de contrôle des risques avant d’accueillir les capitaux étrangers. Ces conditions sont loin d’être satisfaites dans la plupart des pays en voie de développement.

Une autre mesure essentielle concerne les acteurs internationaux (banques et fonds d’investissement). Ces derniers sont largement responsables des crises financières par leurs comportements spéculatifs qui se traduisent par des entrées et des sorties brutales de capitaux dont le rôle déstabilisateur n’est plus à démontrer [D.Plihon, 1999]. L’objectif à atteindre, qui semble d’ailleurs être aujourd’hui accepté par la communauté financière internationale, est d’impliquer ces acteurs privés dans la résolution des crises. Cela signifie que, par des modalités à définir, ces derniers seraient obligés de contribuer au financement du renflouement des pays frappés par les crises. C’est, en quelque sorte l’application du principe selon lequel il faut “ faire payer les casseurs ”. Une telle mesure aurait un double avantage : d’une part, elle permettrait de dégager des ressources pour aider les pays sinistrés ; d’autre part, elle découragerait la spéculation car les fauteurs de trouble seraient responsabilisés, ce qui réduirait ce que les économistes appellent “ l’aléa de moralité ”, c’est-à-dire l’incitation à prendre des risques excessifs sachant qu’on ne subira aucune sanction.

4/ La gestion des crises et du “ risque systémique ”

Reste le problème de la gestion des crises, une fois qu’elles se sont déclenchées. L’objectif à atteindre est alors de minimiser les effets néfastes des crises en évitant que celles-ci déstabilisent l’ensemble du système financier et de l’appareil productif. C’est la question du risque systémique qui provient de ce que la défaillance de banques (ou d’institutions financières) individuelles risque de se propager à l’ensemble du système financier et aux pays voisins, comme ce fut le cas en Asie du sud-est en 1997. L’un des moyens d’enrayer ce risque systémique est la fourniture en urgence de liquidité aux institutions bancaires et financières en difficulté. L’expérience des dernières crises montre qu’il y a trois méthodes pour gérer le risque systémique :

– les banques centrales peuvent intervenir directement en injectant des liquidités publiques dans le système financier en crise : elles jouent ainsi leur rôle de “ prêteur en dernier ressort ” : c’est la méthode traditionnelle.

– Le recours au financement budgétaire des Etats, avec l’argent des contribuables, est une autre possibilité utilisée à plusieurs reprises au cours des deux dernières décennies, notamment en Suède, en Norvège, en France (Crédit Lyonnais) et dans les pays émergents, pour recapitaliser les banques en difficulté. Cette intervention de l’Etat en tant que “ payeur en dernier ressort ” provient de ce que le coût du sauvetage des banques est trop élevé pour être financé par la banque centrale.

– La troisième méthode est l’injection de liquidités privées, fournies par des acteurs financiers privés. C’est la méthode imposée par la Fed américaine lors du sauvetage du hedge fund LTCM.

C’est cette dernière approche qui doit être généralisée car elle conduit à faire payer directement les acteurs financiers responsables des crises par leurs comportements spéculatifs. Le rôle des autorités publiques serait alors de coordonner, et non de financer sur fonds publics, la résolution des crises. Cette démarche s’oppose radicalement aux propositions libérales, présentées précédemment, qui cherchent à créer des filets de sécurité pour les banques et les investisseurs internationaux.

5/ La question du rôle et de la réforme des institutions financières internationales

Il ne peut y avoir de bon fonctionnement du système financier international sans que soit préalablement clarifiée la fonction des institutions internationales, dont les trois principales sont le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et la Banque des règlements internationaux. Il y a un double objectif de démocratie et d’efficacité à atteindre. Ces institutions sont actuellement largement contrôlées par les principales puissances financières, au premier rang desquelles se trouvent les Etats-Unis puisque le pouvoir de décision dans ces institutions dépend directement de la part de capital qu’un Etat leur a apportée. Il est essentiel d’assurer, d’une part, un rééquilibrage de ces institutions au profit des pays en voie de développement et, d’autre part, d’imposer un meilleur contrôle de ces institutions, en particulier par les Parlements nationaux.

Le rôle du FMI est actuellement en discussion : ses fonctions consistent à promouvoir la stabilité monétaire internationale de manière à favoriser le développement harmonieux des échanges commerciaux internationaux. Or il apparaît que le FMI a considérablement élargi ses prérogatives ces dernières années, au mépris de ses propres statuts, en pratiquant une ingérence dans la gestion des Etats nationaux qui va bien au-delà de son rôle de gardien de la stabilité monétaire internationale. En particulier, sous la pression de la communauté financière internationale, le FMI a obligé les pays en développement à libéraliser leur compte de capital de la balance des paiements et leurs systèmes financiers alors que cela n’est pas une obligation des pays membres aux termes mêmes de ses statuts (article IV). Il est donc nécessaire de contraindre le FMI à revenir au strict respect de ses statuts.

Autre transformation nécessaire : les Etats-Unis disposent seuls d’un droit de veto au sein du FMI (et de la Banque mondiale), ce qui assure leur suprématie dans ces institutions. Cette disposition anachronique doit être abolie : aux pays européens, qui forment désormais une puissance monétaire unifiée, de faire entendre une même voix pour combattre cette domination américaine et promouvoir une représentation plus équilibrée de l’ensemble des pays membres, en veillant à préserver les intérêts des pays les moins favorisés !

De son côté, la Banque mondiale devrait voir, à la différence du FMI, son rôle élargi. Celui-ci consiste à prêter, à des conditions favorables, aux pays les plus pauvres. Or l’on constate que, depuis plus de dix ans, les prêts de la Banque mondiale stagnent tandis que les mouvements internationaux de capitaux, qui se dirigent en majorité vers les pays les plus riches, ont connu une croissance explosive. Il est devenu urgent de développer ces financements publics, hors conditions du marché, seuls susceptibles de satisfaire les carences d’équipements économiques et sociaux (santé, éducation) d’un grand nombre de pays en voie de développement. Une des utilisations possibles des ressources collectées par la taxe Tobin sur les opérations spéculatives pourrait être de financer ces prêts et d’alléger le poids de la dette du tiers monde.

Quant à la Bri, sa fonction actuelle est d’élaborer les règles “ prudentielles ” internationales, destinées à limiter les prises de risque excessives des acteurs financiers. La plus connue de ces règles est le ratio Cooke qui oblige les banques internationales à respecter un rapport minimum (fixé à 8 %) entre leurs fonds propres (capital et réserves) et leurs risques, mesurés par la moyenne pondérée de leurs engagements. Là aussi une double évolution apparaît nécessaire : renforcer la représentation des pays en développement (les pays émergents participent déjà à certains groupes de travail de la BRI), et élargir le champ d’application de la “ surveillance prudentielle ” organisée par cette instance internationale, car celle-ci ne concerne actuellement que les seules banques internationales. Or, comme on l’a vu, d’autres acteurs financiers (fonds de pension, hedge funds) dont la responsabilité est clairement établie dans le fonctionnement instable de la fiance internationale, échappent encore largement à toute forme de réglementation et de supervision organisée.

Au total, on le voit, les propositions précises et raisonnables ne manquent pas pour amender l’architecture défectueuse du système financier international et d’assurer un fonctionnement plus harmonieux de l’économie mondiale. Mais ce qui fait défaut, c’est le manque de volonté politique de la part des grandes puissances du G7 pour mettre en œuvre ces réformes et pour s’attaquer aux intérêts d’une minorité d’acteurs financiers. On sait aujourd’hui que les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, n’agiront que sous la pression d’une mobilisation des acteurs sociaux et des citoyens, mobilisation qui a déjà permis de remettre en cause avec succès le projet d’accord multilatéral sur l’investissement (ami) élaboré au sein de l’Ocde ainsi que le fonctionnement actuel de l’Organisation mondiale du commerce. Mais il y a encore beaucoup de chemin à parcourir …



[1] D’autant qu’une dévaluation du yuan est toujours à l’ordre du jour.

[2] G. Lamfalussy lui-même, directeur de la Banque des règlements internationaux, notait dès 1994 qu’il ne disposait plus, depuis le milieu des années 1980, de données fiables sur le montant précis des engagements des banques, ni sur la configuration de leurs créances à risque et à très haut risque (interview à Euromoney, juin 1994, p. 40).

[3] Ainsi de la pratique dite du “ hors bilan ”, compte qui ne fait l’objet d’aucune règle précise et qui enregistre notamment les opérations sur produits dérivés (instruments à terme, options et swaps, utilisés par les acteurs financiers pour se protéger contre des variations imprévues de taux d’intérêt ou de taux de change), dont la plupart sont de nature spéculative.

[4] Dans son intervention au Congrès américain, le 17 février 2000, Alan Greenspan, président de la Fed, a estimé que les effets des plus-values boursières, des intérêts et des dividendes sur la consommation des ménages américains aisés et moyens avaient produit un point de croissance supplémentaire. Or celui-ci a avoisiné 3,7 ou 3,8% de 1997 à 1999 au lieu des 2,5-2,8% des années antérieures.

[5] Il y a bulle financière lorsque les cours boursiers s’éloignent fortement de leur valeur économique et risquent de chuter brutalement au moment où ils rejoignent cette valeur économique d’équilibre.

[6] Cette pratique a priori surprenante est expliquée au chapitre 1.

[7] P. Blanqué, “ US Credit. Bubble.com ”, Conjoncture Paribas, avril 1999.

[8]Une hausse des taux d'intérêt se traduit par une baisse du cours des obligations déjà émises, si celles-ci proposaient des taux d’inférieurs donc moins attractifs.

[9] Voir le chapitre 7.

[10] “ Réflexion faite, oui aux fonds de pension ”, Le Monde, 13 novembre 1998.

[11] La réglementation Cooke vise à imposer aux banques un montant suffisant de capital propre par rapport à leurs engagements pour tenter de limiter les risques de crédit.

[12] Voir chapitre 10.

[13] Voir chapitre 9.