Le développement humain et le temps choisi - Texte paru sur la liste de discussion francophone d'ATTAC - Août 1999 | |
Le développement durable et le temps choisi
Pour penser ensemble la crise écologique et la crise sociale
L’enjeu, les jeux et le “je ”
I- Du développement-croissance au développement durable
Le processus de mondialisation qui marque cette fin du deuxième millénaire, renforce un sentiment collectif d’incertitude et d’imprévisibilité où le meilleur peut côtoyer le pire. La notion de développement apparue après la colonisation, puis plus récemment celle de développement durable, peuvent -ils nous rassurer en évitant que “globalisation des promesses ” se conjugue avec “globalisation des problèmes ” ? Inclus dans l’idée de développement : l’argent, le travail, la richesse. A l’idée de développement a été associé celle de la marchandisation généralisée des échanges avec un repère unique : l’argent. A l’origine simple outil d’échange, l’argent est devenu “finalité ” car source de tous les pouvoirs et compensation de toutes les peurs. Et l’empire des firmes (capital productif) est devenu l’empire des signes (le capital financier, les banques). En si peu de temps le droit divin de battre monnaie qui etait le privilege des rois, s’est transféré aux Etats-nations, puis aux banques privées (85% de la monnaie est devenue scripturale). Le transfert de ce droit autrefois divin au citoyen sera t-il une prochaine étape ? Dans cette course effrénée pour de l’argent et pour l’argent qui produit de l’argent (spéculation), que de sacrifices humains ont été consentis ? Pour projeter devant soi l’espérance d’une vie meilleure, pour accéder à un paradis qui recule sans cesse aussi rapidement qu’on croit le rattraper, le travailler pour vivre s’est inversé en “ vivre pour travailler ”. Si l’homme ne vit pas seulement de revenu monetaire mais aussi de “ reconnaissance ”, la situation s’avere encore plus tragique en raison du lien sacré que nous avons culturellement créé entre travail, revenu et reconnaissance. On ne peut imaginer pire situation au moment où la relève du travail par la machine franchit un nouveau bond avec les technologies de la commande (robots) et de l’information (informatique). A cette situation explosive se rajoute ce constat historique que le retard dans les transferts de l’information (le temps ) et la distance (espace géographique ) ont toujours constitué une carapace protectrice pour les vainqueurs de l’accumulation (les riches) bénéficiaires du développement. Avec la globalisation s’amplifient la simultanéité des problèmes et l’ubiquité dans leurs perceptions et formulations. Ainsi les victimes et les vainqueurs se rapprochent physiquement les uns des autres dans cette épopée de l’occidentalisation du monde légitimée dans le mot “mythique ” de développement. L’invention du mot développement, une histoire récente Après la période du Moyen Age religieux tendu par la quête du paradis céleste, la société industrielle à travers le concept nouveau de développement (toujours confondu à celui de croissance) entendait réaliser le paradis terrestre. Les missionnaires de Dieu furent remplacés par les missionnaires du développement. La tension Est/Ouest marqua un moment notre histoire occidentale sur deux manières différentes d’envisager le développement. L’une privilégiait la gouvernance de la “main invisible du marché ” au nom de la liberté, l’autre celle de l’Etat au nom de l’égalité et maintenant la solidarité. Mais l’actualité nous ramène maintenant à la tension Nord/Sud où l’écart s‘est creusé pendant ces quarante dernières années consacrées au développement. Les pays dit “en voie de développement ”, soit les deux tiers de l’humanité, ont réduit de 15% leur contribution relative au PNB mondial (le produit national brut est la mesure utilisée par les économistes pour diagnostiquer l’état du développement ), tandis que les pays industrialisés (20% de l’humanité) ont bondi à 80%.
Le développement durable, un nouveau concept ? C’est dans cet histoire d’un mythe appelé développement brièvement esquissé, devenu religion, bureaucratie, puis pouvoir d’une minorité qu’apparaît en 1987 la nouvelle formulation du “ développement durable ”. La commission mondiale pour l’environnement et le développement, reconnaissant la finitude de la Terre et de ses ressources, rajoute un qualificatif nouveau à celui de développement : “ Le développement soutenable est un développement qui répond aux besoins du présent (besoins de qui ?) sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ”. Ce point conceptuel nouveau pour faire consensus sur l’idée de développement, n’apportera pas suffisamment de clarté à ceux qui s’interrogent sur le contenu donné au mot développement assimilé trop souvent à celui de croissance (linéaire, cumulative, irréversible). Pour éviter les doutes en 1992 le rapport mondial sur le développement mondial présenté par la Banque Mondiale, précisera l’idée : “ Un développement durable est un développement qui dure ! ”
Ainsi apparaît maintenant plus clairement avec le recul de l’Histoire, combien le mot “développement ” a pu servir de lien et de consensus entre les peuples parcequ’il portait en lui une espérance et une dimension religieuse : celle d’un déterminisme historique que rien ne pouvait contrecarrer. Qui pouvait oser aller à l’encontre des forces du Progrès donc du Développement ? Le livre de Rist chercheur à Lausanne “la mythologie programmée du développement, histoire d’une croyance occidentale ” est une synthèse éclairante de l’histoire de ce déterminisme depuis la colonisation ;
II-Trois scénarios pour le developpement durable ?
Quand le déterminisme devient indéterminismeAujourd’hui le théorème de Gödel de l’indécidabilité des systèmes finalisés ouverts (théorème mathématique qui s’applique à la cybernétique connu aussi sous le nom de théorème d’incomplétude) nous permet de mieux comprendre cette inversion aux points critiques qui transforme un système déterministe en un système indéterministe. Pour Gödel dans tout systeme ouvert, il est au moins une proposition qui est de l’ordre de l’indicible, de l’indécidable. Je fais l’hypothèse que la prise de conscience de la finitude de la planète et de la biosphère, conjuguée à l’incertitude sur le partage équitable des promesses du développement pour une population humaine stabilisée vers 10 à 12 milliards d’individus, est le point d’inflexion décrit pa Gödel transposé à l’évolution de nos sociétés humaines. Cette brèche ouverte d’incertitude permet de formuler des hypothèses de prospective susceptible de renouveler le contenu de réflexion et de débat sur le développement dit durable. Pour contribuer à ce débat, proposons trois scénarios distincts par souci de lisibilité sachant que dans la réalité ils peuvent se mélanger. Les deux premiers scénarios ou hypothèses sont ceux de la continuité car ils sont de type “déterministe et programmatique ”. Seul le troisième scénario procède d’une autre logique de changement de type “paradoxal ” tel “un chemin qui s’ouvre en marchant ”. Nous l’appellerons le scénario de l’improbable devenu probable.
Les deux scénarios de la continuité :les forteresses et/ou le plan Marshall
Le premier scénario prend acte d’une victoire définitive des forces du marché sur celle de prélèvement redistribution effectué par l’Etat qui se trouve réduit à ses fonctions les plus primitives : la régulation de la violence. C’est le scénario de la poursuite de la marchandisation généralisée de toutes les activités humaines dans un grand supermarché ou casino planétaire. C’est le scénario de la privatisation généralisée du profit avec des coûts externalisés (humains, sociaux, environnementaux) de moins en moins pris en compte par un Etat pratiquement absent. Les modes de production automatisés n’utilisant qu’une main d’œuvre de maintenance de type marginale, le travail devenu marchandise surabondante ne vaut plus rien en bonne logique d’offre et de demande du marché. “ Contre du travail, t’as plus rien ! ” disent les jeunes. Pour la première fois dans l’Histoire les riches n’ont plus besoin d’exploiter les pauvres (ce qui leur permettait malgré tout d’exister !) pour se séduire entre eux, accumuler leur richesse à l’exception de quelques serviteurs pour faciliter leur vie quotidienne. Ce scénario que l’on pourrait appeler celui du jeu de la forteresse, peut trouver ses repères mentaux dans la mémoire de notre histoire européenne. Jean Christophe Rufin dans son livre récent : “ L’empire et les nouveaux barbares ” fait le parallèle avec Rome qui se veut garante de la Raison, de la paix, de l’harmonie et les barbares extérieurs à la forteresse, irrationnels, qui guerroient sans cesse. Les pauvres du Sud qui étaient regardés par le président Truman comme pleins de potentiels en 1949, aptes à “rattraper leur retard grâce au miracle du développement ” et suivre le chemin de l’ “ American way of life ”, deviennent avec l’explosion démographique: une menace. Le développement durable devient alors le développement qui dure au sein de la forteresse du Nord qui résiste à l’immigration ! (thème qui devient d’une vive actualité dans le débat politique). Les négociations multilatérales actuelles ne portent d’ailleurs plus sur la redistribution de la richesse, mais sur la redistribution des risques pour limiter la prétention du Sud à prélever sur la Biosphère. Car bien entendu le volume des extractions-émissions humaines du développement doit être maintenu en équilibre avec les capacités régénératrices de cette biosphère.
Des forteresses Si les effets conjugués de la croissance (pour l’emploi !) et de la Mondialisation (ouverture des frontières) sont de permettre à chacun de se déplacer pour travailler et voyager physiquement ou virtuellement (avec Internet) toujours plus vite et plus loin, sur des durées toujours plus courtes, c’est une multitude de forteresses qui seront érigées au Nord comme au Sud. Ce seront autant de pôles d’accumulation ou îlots(ghettos ?) d’abondance dans des océans agités de pauvreté. Point n’est besoin d’être un grand observateur pour en voir déjà apparaître autour de soi les signes avant coureurs. Ne pouvant éliminer les violences d’une telle proximité géographique entre les riches et les pauvres, tout est mis en œuvre pour la segmenter, la parcelliser, la cloisonner, voir l’étaler de maniere diffuse dans l’espace rural pour l’empêcher d’atteindre par concentration des seuils critiques dangereux.
Le deuxième jeu possible (ou hypothèse) pour le développement durable peut trouver ses marques dans une alliance renforcée entre la communauté des “experts scientifiques ” et les grandes firmes industrielles, intimement et culturellement liées, sous la bannière d’un Plan Marshall pour le Sud (ou les poches de pauvreté les plus concentrées que sont déjà les banlieues). Une telle idée qui puise ses repères dans un passé plus proche que celui des forteresses de l’empire romain, peut trouver à l’aube du troisième millénaire un engouement certain. En effet il renoue des liens entre des intérêts publics (Etats dépassés par la Mondialisation) et des intérêts privés (multinationales) sous couvert médiatique d’humanisme et de paix. Dans les cent plus grandes unités les plus riches du Monde, ne comptent-on pas déjà quarante Etats et cinquante et une entreprises privées ! Dans ce jeu où technosciences et technostructures (et médias ) font cause commune, il faut à tout prix conserver la croissance et mettre à disposition des pauvres tous les outils d’écoingeniérie modernes aux quels ils n’ont pas accès par leur insolvabilité. La fuite dans la technique (capteurs et satellites, épurateurs industriels, biotechnologie et manipulations génétiques, micro-électronique de surveillance et de contrôle, biomatériaux etc.) devient le prétexte pour sauver la planète et la croissance. La logique du marché, de l’individualisme, et du nouveau système technique, se conjuguent ensemble comme par le passé mais la multiplication des codes, des normes, des règles, des suspicions, des labels, des contrôles et des surveillances en réponse à la crise écologique permet aussi un plus grand contrôle de la violence en réponse à la crise sociale. La Terre “petite comme une orange” devient “objet de science ”. L’écologie scientifique avec ses Instituts et experts mondiaux, initiateurs de nouveaux programmes de planification environnementaux, supplante l’ancienne hégémonie de la science économique qui a montré ses insuccès et ses limites, en même temps que le marché a montré son incapacité à redistribuer la richesse. Au sujet de ces programmes globaux “santé de la Terre ” (pourquoi pas financés par un détournement de la revendication citoyenne de la taxe Tobin sur les flux de capitaux ?), se trouve en bonne position celui de la réduction drastique des naissances dans les familles pauvres. D’ailleurs une élévation du confort au quotidien et un effort d’alphabétisation la rend plus supportable. L’immense programme d’école publique obligatoire lancé par Jules Ferry à la fin du 19eme siècle ne repondait-il pas en premiere urgence de la même peur des riches de ne pouvoir maitriser la violence des pauvres ?
Ces deux premiers scénarios de développement durable qui peuvent se succéder l’un à l’autre dans le temps tout en se chevauchant, ont la particularité de s’inscrire dans la continuité d’un “ déterminisme ” du développement déjà bien observable au présent. Nous les appellerons les scénarios de la continuité parcequ’ils répondent tous les deux d’une logique de concentration des pouvoirs de décision à l’échelle planétaire (du marché et/ou de l’Etat). Ils sont tous les deux fidèles à cette vision religieuse que le sens (la parole sur le vrai et le faux, le bien, le bon et le beau comme disait Platon) est “ préexistant ”, extérieur et en amont des systèmes d’organisations humaines chargés de leur mise en œuvre “programmatique ”. Devons-nous cette conception de la relation savoir-pouvoir dans notre manière d’envisager l’organisation de type pyramidal à notre héritage culturel issu de la péninsule arabe où ont été conçues les trois religions monothéistes que sont la chrétienté, l’islam, et le judaïsme ? Le sens associé au “divin ” est passé de Dieu à l’Etat-Nation (censé exprimer le pouvoir du peuple dans les démocraties ) qui s’est lui-même par la suite “décentralisé ” aux régions pour se rapprocher du territoire. Mais un tel mouvement n’a pas suffit à satisfaire une aspiration croissante des individus à s’approprier le sens (une part du divin) pour être acteur et auteur de soi même, pour “penser, agir, localement et globalement ”. Cette aspiration crée une demande d’autres logiques d’organisation plus complexes à des niveaux multiples où les “processus ” d’interactions et de relations réciproques l’emportent sur celles des “procédures ” figées et dogmatiques. Ce qui est en jeu alors est l’apprentissage d’un nouveau mode de régulation des conflits qui était extériorisé à travers la recherche d’un bouc émissaire à identifier collectivement dans la mythologie du développement. C’est sur cet aspect crucial de l’ordre des “fondements culturels ” que l’on peut émettre l’hypothèse d’un troisième scénario moins conquérant. Pourrions nous y voir l’influence d’un autre héritage culturel de nos sociétés indo-européennes (mer Caspienne) où le sens fait partie et est produit par l’organisation ? “ Le chemin s’invente en marchant ” ou “le but est dans le chemin ” disent des philosophes de l’Orient. Le retour du “sujet ” dans le statut de la connaissance des nouvelles sciences, l’évolution des débats sur l’efficience organisationnelle dans les sciences dites cognitives, témoignent d’une révolution silencieuse propice à la propagation d’un troisième scénario en rupture culturelle avec les deux précédents fondés sur la croissance. Car nous le verrons, il sera moins question de l’idéal de “l’individu productif ” que de celui de “produire de l’humain”, de la personne dans sa double dimension de l’un et du multiple.
Le troisième jeu possible (ou hypothèse ) sur le développement durable prend racine dans un sentiment diffus mais néanmoins de plus en plus partagé que : ce n’est pas dans la pauvreté mais dans la richesse que réside le problème de la pauvreté. “ Ce n’est pas pour le nécessaire que sont commis les plus grands crimes, mais pour le superflus ” disait déjà en son temps Aristote. Dans ce courant de pensée, il y a prise de conscience que la plupart des pays du Nord impriment sur le Monde une empreinte écologique de prélèvement bien plus vaste que leur territoire et la population qui y habite. Prise de conscience aussi que le prélèvement de la croissance mondiale sur la Biosphère totalise à elle seule tous les deux ans celle effectuée par l’Humanité jusqu’en 1900 ! La crise de la nature (même avec des prélèvements plus économes à l’unité produite) et la crise de la justice (redistribution et partage) ne peuvent donc être dissociées.
En refusant de séparer la crise écologique et la crise sociale, les tenants de ce troisième jeu ne contestent pas la mise en œuvre d’une “révolution de l’efficience” (produire mieux avec moins de prélèvements et d’émissions), telle que ceux du deuxième jeu le proposent. Leur critique s’attache davantage à la manière dont elle peut être mise en œuvre pour justifier la poursuite aveugle dans la croissance et ses contre-productivités. L’alternative à cette révolution de l’efficience programmée à l’échelle de la planète se trouve moins dans la sophistication des techniques que dans une autre rationalité à trouver au sein de chaînes de production-consommation raccourcies (moins d’intermédiaires et de transports) sur des espaces de vie concrets, d’échanges et de décisions réduites à l’échelle des territoires. A la course au productivisme qui légitime les effets de concentration et de puissance et donc de fragilité, dans un monde sans frontières pour le capital et la finance(mondialisation ), ils opposent le droit d’entités humaines plus restreintes à “se nourrir eux même ”, à préserver leur culture et leur manière spécifique d’être au monde et d’y participer ( intelligence collective avec tiers médiateur). Sans confondre mondialisation et universalisme, ils ne refusent pas le débat sur les grandes questions de notre Humanitude, mais revendiquent d’en donner des réponses singulières adaptées à la particularité de chaque contexte (même si elles seront toujours évolutives et provisoires).
Enfin ce qui caractérise les tenants de ce troisième jeu, alternatif aux deux précédents attachés à la croissance durable, c’est la conviction qu’une révolution de l’efficience n’aura d’effet qu’ associée à une autre révolution plus intime à l’échelle de l’individu : une révolution de la suffisance. Le Titanic peut bien réduire l’intensité de ses machines (efficience), il ne fait que s’acheminer plus lentement vers la catastrophe s’il ne change pas non plus de direction ! . “ Il n’y a pas de vent favorable pour le bateau qui ne sait pas où il va ” disait Seneque. La révolution de l’efficience ne sait pas où elle va, si elle n’est pas accompagnée d’une révolution de la suffisance (autolimitation) inscrite dans une ethique du quotidien..
Mais une société est -elle capable de cesser de désirer ce qu’elle se sait capable de produire ?
Un autre type de changement : l’écart au point critique
Un point critique : l’enjeu du travail Deux mondes en souffrance qui s’excluent.
Dans une guerre économique exacerbée pour des parts de marché, comme autrefois des territoires quand la “reconnaissance ” était liée à la propriété de la terre plus qu’à l’argent, deux mondes en souffrance se côtoient dans les pays industrialisés sans se comprendre. Les uns toujours dans l’urgence, héros guerriers ou travailleurs stressés (management par le stress oblige !) tentent de compenser par une consommation de type mimétique, l’angoisse d’une vie qui a perdu son sens et ses repères. On savait le primate humain adaptable, mais à condition que le rythme des changements et innovations qu’on lui impose n’excède pas celui de la production symbolique de sens, de normes et d’usages qui exigent une temporalité étalée sur plusieurs générations. Les autres exclus d’un travail (en régression en nombre d’heures travaillées dans tous les pays industrialisés) et donc d’un revenu, de précarité en précarité, tentent de résister à la spirale du repli et de l’enfermement en réponse à un monde dans lequel ils se sentent de plus en plus étrangers. Christophe Desjours dans son livre “ La souffrance en France ” ou la banalisation de l’injustice sociale ( Edt Seuil), explique combien la souffrance non parlée ou exprimée des guerriers puritains ( peur de la honte de ne pas répondre à l’image du “battant ”) rend insensible à la souffrance vécue par les autres exclus de la reconnaissance liée au travail. L’analogie fait par l’auteur à la période nazie où le processus de peur et d’auto-protection nourrit le zèle, est éclairante ! La boucle est ainsi bouclée entre deux mondes étrangers l’un à l’autre, se renvoyant réciproquement la culpabilité de son propre malheur, mais participant ensemble d’une grande dépression et implosion sociale à l’œuvre dont nul ne connaît l’aboutissement.
Ainsi apparaissent les conditions propices à un mode de changement de nos sociétés complexes qui répondent davantage de ceux décrits par la physique non linéaire vulgarisée sous le nom “théorie du chaos ” qu’à ceux décrétés par une instance décisionnelle centralisée et volontariste. Contrairement aux deux hypothèses précédentes qui s’inscrivent dans l’idée d’une continuité : la mise en place d’un programme avec une intelligence consciente en amont de type économique et/ou écologique, ce troisième scénario “de point critique ou d’écart à l’équilibre ” nécessite trois ingrédients : Un déclic (écart au point critique), un milieu humain de propagation et des éléments de convergence avec le nouveau système technique qui se met en place.
Le déclic du temps choisi : un travail salarié (hétéronome) et un travail autonome (temps choisi) pour tous.
L’expérimentation originale sur le partage à mi-temps du travail en Rhône Alpes de 1992 à1994 permis par le versement d’un cheque de temps choisi de 3500F net par mois, a permis de constater : combien la possibilité offerte à des volontaires de combiner un mi-temps salarié et un mi-temps sur leur projet de temps choisi ne portait pas atteinte à la rentabilité de l’entreprise et constituait une possibilité d’épanouissement et d’autoformation exemplaire. En même temps un chômeur retrouvait confiance en lui-même grâce à un mi-temps libéré par un salarié désireux de “respirer ” pendant deux ans. Cette expérimentation reprise actuellement en Italie, développée à grande échelle en Norvège sous le nom de “job rotation ” pourrait devenir le moteur ou déclic du troisième scénario du développement durable. Sommes-nous en présence d’un écart au point critique au centre de la tension exacerbée entre deux mondes du travail et du hors travail qui s’excluent ? Peut-on attendre du temps choisi un développement de nombreuses activités plus autonomes et économes non reliées directement à la logique de rentabilité à court terme du marché ? Peut on faire du temps choisi un point de rencontre et d’apprentissage d’un nouveau regard et d’un nouveau langage sur le monde entre deux mondes (les salariés et les exclus du travail) qui se rejettent ? Ou doit-on s’attendre à des déclics plus redoutables de changement dans d’autres champs de réalité du type catastrophes écologiques ? ( nucléaire, organismes génetiquement modifiés etc.)
Quelques exemples de temps choisi : Grace au chèque de temps choisi, Guillaume technicien Rhône Poulenc à Lyon, a aménagé pendant son mi- temps choisi une péniche pour recevoir des enfants des banlieues. Françoise devenue assistante sociale à temps partiel, a réalisé un jardin collectif avec 120 habitants. Jacqueline a ouvert son cabinet d’avocat à une nouvelle salariée et s’est mise à jouer avec des enfants des hôpitaux condamnés par la maladie. Anne Marie secrétaire, a monté un rucher école pour enfants ; Gille animateur radio a lancé une revue transversale à plusieurs pays de l’Est. En Italie de nombreux projets de temps choisi concernent des activités éducatives en lien avec des handicapés etc. Tous ont touché pour leur mi-temps choisi pendant deux ans un chèque de 3500 F net par mois correspondant au transfert de charge de l’économie réalisée par la société sur un chômeur ayant trouvé un emploi à mi-temps. Pas d’impôts en plus, simplement de l’argent passif devenu actif, une réorientation de la redistribution Etat-Unedic sans diminution pour ne pas agraver la crise de la demande solvable ou la baisse d’un pouvoir d’achat pour les faibles revenus ! Reliés entre eux au sein de l’association “université du temps choisi” pour évaluer réciproquement et périodiquement l’évolution de leur projet, ces volontaires pour un partage du travail à mi-temps ont vécu par la respiration du temps choisi, une sorte de révolution intérieure de la suffisance où les logiques de l’être se combinent autrement avec les logiques de l’avoir. Le slogan qu’ils ont choisi pour expliciter leur démarche contient en une phrase plus qu’un programme : “ Avec le temps choisi tes amis ne te demanderont plus ce que tu fais dans la vie, tu leur parleras de ce que tu fais de ta vie !”
Une telle innovation d’organisation dans le partage volontaire du travail développée à l’échelle d’une région peut faire tache d’huile parcequ’elle combine la recherche d’un nouvel art de vivre qui fait sens avec celle d’une autre manière de travailler qui ne pénalise pas (à quelques exceptions près) l’entreprise. En ne pénalisant pas par la baisse du pouvoir d’achat l’entreprise, cette innovation d’organisation sociale prépare les esprits à une autre révolution culturelle pouvant prendre ensuite le relais du temps choisi : celle du “ chèque de citoyenneté ” ou revenu minimum inconditionnel généralisé à tous (cumulable avec d’autres revenus) pour passer d’une société de plein emploi devenu illusoire (avec son chômage structurel) à une société de pleines activités pour partie plus autonomes et économes. On sortirait du débat de la société duale qui scinde deux mondes : celui des emplois dits productifs et celui des emplois dits occupationels. Un projet concret à mûrir pour une Europe soucieuse d’une troisième voie pour la démocratie et pour le développement durable ?
La convergence avec un nouveau système technique
L’histoire du développement sur les longues périodes nous a habitués à comprendre combien les gains de productivité du travail au sein de l’agriculture ont été rendus possible dés lors que la main d’œuvre issue des campagnes trouvait à s’employer dans une industrie consommatrice de main d’œuvre. Puis les gains de productivité du travail dans l’industrie (substitution travail/capital) ont été rendus possible dés lors que les services ont pu accueillir une main d’œuvre excédentaire. Maintenant que une révolution informationnelle bat son plein au sein des services, dans quels nouveaux champs d’activité humaine pourront se faire de nouveaux transferts de main d’œuvre ? On peut énumérer sans crainte de beaucoup se tromper les activités où les nouvelles technologies de la commande (robots) et de l’information (informatique) ne pourront se substituer totalement à l’activité des hommes. Il s’agit de l’éducation, de la santé, des loisirs actifs, de la culture, de l’environnement, de l’artisanat de service et de proximité. Un constat alors s’impose. Dans ces activités citées une inversion s’opère : l’objet qui était au centre de l’échange dans la production industrielle et la relation à la périphérie telle un supplément d’âme, inverse sa position. Dans les activités humaines dominantes de demain la “relation ” devient centrale dans l’échange et l’objet manufacturé périphérique. Notre culture et nos repères mentaux de la période historique du développement en nous incitant à ne considerer que la croissance du marché et de l’Etat nous a mal préparé à une telle inversion. Plus encore au sein de réseaux productifs et d’échange réciproque qui se doivent d’être animés, les liens entre les choses deviennent plus importants que les choses elle-même. Or ni l’échange de marché, ni l’échange de prélèvement redistribution (Etat) ne se révèlent être d’une grande efficience pour optimiser chacun séparément de la “relation humaine ” . Une troisieme forme d’échange et un nouveau temps social. Le type d’échange le plus performant pour optimiser la relation, est l’échange de type non monétaire “de réciprocité différée dans le temps ” encore appelé l’échange de don et de réciprocité par les anthropologues qui ont abondamment décrit sa logique de cohérence. ( Marcel Mauss, Karl Polany etc.). Le marché restera pertinent pour échanger certaines catégories de marchandises objets sur des longues distances. Le don ou la réciprocité indirecte -“ le lien plus important que le bien ”- seront efficients pour relier (qualifier ?) les hommes et faire durer une relation dans le temps (passé, présent, futur). Dans le prolongement des liens de solidarité entre amis ou voisins, des monnaies locales (sociales, citoyennes à l’exemple des SEL, systemes d’échange locaux) pourront stimuler les échanges de réciprocité indirectes au sein de nouvelles communautés territoriales d’appartenance. Ainsi les territoires concrets ignorés par l’explosion des relations virtuelles dans les deux précédents scénarios, relégués au rang d’ “ infirmerie ” pour compenser les dégats humains de la mondialisation, pourront renaître comme supports de relations concretes pour faire des bassins de vie des écoles ou laboratoires de la démocratie. Le développement local producteur de nouvelles qualités de biens et de qualité de vie reprendra un nouveau sens. Le paradoxe est que c’est ce type d’échange non monétaire fait d’autoproduction et de réciprocité indirecte, riche de lien et de relation (donc de conflits), qu’à épuisé et dévalorisé tout processus de Progrès et de Développement ! Or ce troisième type d’échange devient à son tour une composante nécessaire à l’éfficience du nouveau systeme productif informationel et relationel au terme d’un long cycle d’évolution des activités humaines . Paradoxalement il n’a jamais été autant nécessaire à la survie de l’Etat et du marché de promouvoir cette troisieme dimension de l’échange ! Dans cette perpective la création d’un temps social nouveau riche de lien et de sens, à distance mesurée du marché et de l’Etat mais promus par eux, et pourtant non confondus à la sphère de la vie privée ou domestique (la famille ou parenté) devient la condition même de l’efficience d’un nouveau système productif partiellement reterritorialisé. Ce temps social nouveau peut s’appeler le temps choisi. En permettant à chacun de combiner un travail hétéronome (salarié) et un travail autonome (un travail qui devient œuvre et création de soi même), il ne procède plus d’une recette originale pour partager le travail, mais d’une condition de mise en œuvre à travers un nouvel art de vivre d’un développement durable qui conjugue révolution de l’efficience et révolution de la suffisance. En refusant de confondre le BIB (Bonheur Interieur Brut) avec le PIB (produit interieur brut), il ne s’agira plus de promouvoir une économie “ de ” marché, mais une économie “ avec ” marché remis à sa juste place.. Le milieu humain de propagation Entre la très grande pauvreté qui aspire prioritairement à plus de biens matériels pour échapper à sa condition et sortir de ses souffrances, et la jet society planétaire qui aspire à toujours davantage dominer le monde, existent des millions d’êtres humains de plus en plus conscients des enjeux planétaires prêt à s’investir dans cette troisième voie pour ne plus “perdre leur vie à vouloir la gagner ”, se créer soi même en aidant l’autre à se créer, et rendre probable l’improbable. Mais ne tardons pas car si les riches et les pauvres se repoussent par peur réciproque de la violence de l’autre, une chose les réunit : la priorité accordée à l’économie de l’avoir. Sans force sociale suffisante pour le temps choisi, nous aurions ainsi perdu l’opportunité historique de dépassement d’une économie de l’avoir par une économie de l’être. François Plassard, ingénieur agronome et économiste militant du Temps Choisi, ( remerciements à S. Latouche, W.Sachs, Rist, T.Gaudin,R.Sue et autres pour leur éclairage)
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François Plassard, ingénieur agronome et économiste militant du Temps Choisi
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