L'univers de l'éducation et de la formation [1] a profondément changé ces quinze dernières années dans tous les pays dits développés. Parmi les sources principales de changements, mentionnons : les développements technologiques dans les domaines de l'automation, de l'information et des communications qui ont bouleversé le monde du travail et la manière de produire la richesse et, donc, la formation et l'apprentissage ; une orientation politique, devenue prédominante début des années '80, à savoir la privatisation de tout ce qui est public - y compris, donc, le domaine de l'éducation ; l'émergence et l'accélération - à partir du milieu des années '70 - des processus de mondialisation, notamment des mouvements de capitaux, des flux commerciaux, des marchés, des structures de production, et des entreprises ; l'explosion d'un mode de vie centrée sur la consommation de masse et la marchandisation de toute expression humaine et sociale, l'éducation n'ayant pas été épargnée; et, enfin, l'affirmation et la divulgation - à partir des années '90 - de la thèse sur la naissance d'une nouvelle société, la société de la connaissance, considérée comme le nouveau paradigme de développement des sociétés et de création de richesse, intégrant le paradigme - lui aussi nouveau, datant des années '60 et '70 - de la "société de l'information". De tous les effets majeurs visibles dont on peut déjà évaluer de manière rigoureuse les conséquences sociétales, cinq méritent une attention particulière. Il s'agit de cinq pièges auxquels sont confrontés non seulement le monde éducatif mais aussi l'ensemble des acteurs de nos sociétés. Les voici :
Se libérer de ces pièges constitue une tâche d'une importance primordiale, et c'est possible. Tout a commencé – histoire du premier piège – il n'y a pas longtemps : par l'acceptation et la généralisation de l'idée de "ressource humaine". L'éducation pour la "ressource humaine", prenant le pas sur l'éducation pour et par la personne humaine Sous l'influence des systèmes de valeur définis et promus par les écoles de management, axés sur les impératifs de la productivité et de la performance compétitive prêchés par leurs commanditaires (les entreprises), le travail humain a été réduit à une "ressource". Présentée comme un progrès (n'affirme-t-on de toute part que la "ressource humaine" est la principale ressource dont dispose une entreprise, un pays?) cette réduction a eu deux effets majeurs. En premier lieu, en tant que "ressource", le travail humain a cessé d'être un sujet social. Il est organisé par l'entreprise (la DRH, Direction des Ressources Humaines) et par la société, dans le but prioritaire de tirer de la "ressource humaine" disponible la contribution la plus élevée possible, au moindre coût, à la productivité et à la compétitivité de l'entreprise et du pays. Deuxième effet : dépossédé de sa signification en tant que sujet social et, donc, "extrait" de son contexte politique, social et culturel multiple, le travail humain est devenu un objet. Comme toute autre ressource matérielle et immatérielle, la "ressource humaine" est une marchandise "économique" qui doit être disponible "librement" partout, les seules limites à son accès et aux formes les plus libres de son exploitation étant de nature financière (les coûts). D'après un témoignage digne de foi, une personne a entendu à Bruxelles, fin novembre 99, le responsable d'un bureau de travail d'intérim répondre au téléphone ceci : "je regrette, Madame, mais je n'ai pas aujourd'hui la marchandise que vous demandez" ! La "ressource humaine" n'a pas de voix sociale, n'a pas de représentation sociale. Il n'y a pas, d'ailleurs, de "syndicats de la ressource humaine" ! Elle n'a pas, en tant que telle, de droits civiques, politiques, sociaux, culturels : elle est un moyen dont la valeur d'usage et d'échange monétarisée est déterminée par le bilan d'entreprise. La ressource humaine est organisée, gérée, valorisée, déclassée, recyclée, abandonnée en fonction de son utilité pour l'entreprise. Elle n'a aucun droit au travail. Son droit à l'existence et au revenu dépend de sa performance, de sa rentabilité. Elle doit démontrer qu'elle est employable : d'où la substitution du principe de droit au travail par le principe du devoir de démontrer son employabilité. C'est ce que les "nouveaux progressistes" appellent une "politique sociale active du travail". Or, c'est principalement par rapport à cette nouvelle obligation d'employabilité que, selon nos dirigeants actuels, l'éducation doit jouer son rôle majeur. Elle le doit tout le long de la vie ("économique") d'une "ressource humaine" car plus les changements technologiques s'accélèrent, plus la durée de vie des savoirs et des compétences acquis se réduit et les "ressources humaines" deviennent rapidement obsolètes donc non rentables, donc non employables [2]. La formation continuée doit servir fondamentalement à maintenir utilisables et rentables les ressources humaines du pays. Ainsi, le système d'éducation a été réorienté et axé sur la formation de la "ressource humaine" au service de l'objectif de la compétitivité la plus élevée des entreprises du pays. On parle encore de personne humaine au niveau de l'éducation primaire et secondaire inférieure. Dès qu'on se trouve dans l'enseignement professionnel ou l'enseignement supérieur et universitaire, on ne pense plus qu'en termes de "ressource". Du non-marchand au marchand, ou comment l'éducation est de plus en plus soumise à la logique de l'économie capitaliste de marché A partir du moment où l'éducation doit servir surtout à former les "ressources humaines" qualifiées et flexibles dont les entreprises ont besoin, la logique marchande et financière du capital privé n'a pas tardé à s'imposer, de plus en plus de manière directe, dans la définition des finalités et des priorités de l'éducation. Le phénomène a touché aussi les Etats-Unis, où, même si la privatisation du système éducatif s'est développée et répandue depuis des décennies, la définition des finalités et des priorités de l'éducation était restée, malgré tout, jusqu'à la fin des années '70, dans la culture des classes dirigeantes, partie intégrante de la "res publica", une affaire de la collectivité. Depuis, ce n'est plus le cas. Sous l'impulsion des conceptions reaganiennes et de l'explosion de l'informatique et des multimédias, l'éducation est désormais un marché et non seulement en ce qui concerne l'éducation des "business schools[3]. Aux Etats-Unis et au Canada (exception faite, en partie, du Québec) on ne fait que parler de "marché de l'éducation", de "business de l'éducation", du "marché des produits et des services pédagogiques", d'"entreprises éducatives", de "marché des professeurs et des élèves". Ce n'est pas par hasard que le premier Marché mondial de l'éducation (World Education Market) se soit tenu du 23 au 27 mai de cette année en Amérique du Nord, à Vancouver au Canada, pas loin d'ailleurs de Seattle. Comme c'est désormais le cas pour la plupart des manifestations sur l'éducation, ce premier "marché" a été dominé par les multimédias, tant les multimédias ont envahi le monde de l'éducation et l'ensemble des activités en amont et en aval de l'éducation. Cet envahissement a des effets mystificateurs car de plus en plus nombreux (ses) sont ceux et celles qui croient que l'éducation est devenue fondamentalement une affaire de multimédias. Le "Marché mondial de l'éducation" [4] a fait ressortir l'existence d'un très large consensus parmi tous les acteurs publics et privés présents : la marchandisation de l'éducation ne leur fait plus de doute. Dès lors, la question principale qui se pose est de savoir qui va vendre quoi sur le marché mondial régi par quelles règles ? Le qui commence à bien se dessiner : il s'agit des éditeurs de produits multimédias, des concepteurs et fournisseurs de services en ligne ou de télé-enseignements, des opérateurs de télécommunications, des entreprises informatiques. Fusions, absorptions, alliances se sont succédées à un rythme frénétique ces dernières années. L'Olympe des "Dieux" qui vont dominer le "marché mondial de l'éducation" au cours des trois/cinq ans est composé, pour l'instant, de noms connus et nouveaux parmi lesquels on (re)trouve Microsoft, AOL-Time Warner, MCI-WorldCom, ViaCom-CBS, Vivendi-Universal, Bertelsman, Sun-Microsystem, coiffant une myriade de filiales spécialisées dans les services on-line, la presse, l'éducation, les loisirs. Beaucoup d'enseignants universitaires et de responsables d'universités seront associés à l'oeuvre de ces "dieux". Soutenues par les pouvoirs publics nationaux – toujours convaincus que leur rôle primordial est de créer l'environnement le plus favorable à la compétitivité des entreprises de "leur" pays – les entreprises mèneront la danse. Elles le font déjà en ce qui concerne le quoi: beaucoup d'entre elles possèdent un catalogue de programmes clé en main de formation en ligne à proposer. Les "universités virtuelles" se multiplient comme des champignons à travers les frontières "nationales". A l'initiative de Glenn Jones, le fondateur de "The University of Web" (ou "Jones University") a été créée en 1998 la Global Alliance for Transnational Education grâce au support financier de IBM, Coca Cola et Sun-Microsystems. Son objectif est de définir les standards internationaux éducatifs. Le principe de Glenn Jones est simple : "notre conception, dit-il, consiste à former une éducation de grande qualité sur la toile, indépendamment du lieu, faire du profit et payer les taxes [5]. Selon une étude de la banque d'affaires américaine Meryll Lynch, le nombre de jeunes qui suivront des études supérieures dans le monde s'élèvera à environ 160 millions vers 2025. Ils sont 84 millions actuellement dont 40 millions sont suivis par des enseignants en ligne, ce qui est déjà considérable. On imagine le marché qui pourrait, dès lors, représenter en 2025 l'éducation en ligne dans les études supérieures. L'étude de Meryll Lynch[6] prédit que dans les cinq prochaines années, les "universités virtuelles" rassembleront des millions d'étudiants de toutes les parties du monde ayant accès aux mêmes enseignements, aux mêmes professeurs, aux mêmes diplômes. Les financiers ne tarderont pas à s'intéresser à un tel marché. Verrons-nous des fonds de pension coréens et japonais financer des cours virtuels de chinois pour tous ceux qui, à travers le monde, souhaitent apprendre le chinois ? A en croire Datamonitor (une société d'études américaine), près d'un milliard de questions sur une connaissance particulière feront l'objet d'une transaction monétaire en 2003 [7]. Le scénario qui semble avoir le vent en poupe en Amérique du Nord, même chez les candidats actuels à la présidence des Etats-Unis, en particulier de George W. Bush est celui d'un système d'éducation organisé sur des bases individuelles grâce à ce que sera Internet dans quelques années, à distance (à la maison, dans les bureaux, dans les usines), variable dans le temps, tout le long de la vie, à la carte (quant aux contenus...). Les priorités que l'on tend de plus en plus à donner dans nos pays au "quoi" s'inscrivent dans ces perspectives : la "bonne" éducation consiste à privilégier la formation dans les domaines techno-scientifiques et managériels (informatique, physique, biotechnologie, mathématiques, business, finance, langues, marketing...). Au-delà de la voie royale ("l'école virtuelle", les "universités virtuelles" sur Internet) qu'est en train de prendre la marchandisation des savoirs, la marchandisation de l'enseignement supérieur et universitaire sur base entièrement privée (en dehors, donc, du secteur public ou para-public acquis à une culture marchande et financière) s'est aussi considérablement développée par la création, à ce jour, dans le monde entier de plus de 1070 universités d'entreprise, de toute nature et qualité. Ces "universités" sont fréquentées par des dizaines de milliers d'étudiants intéressés non pas à obtenir des diplômes mais à recevoir la formation par un établissement directement lié à l'entreprise qui pourrait devenir leur futur employeur. Quant aux règles, il ne faut pas s'étonner d'assister dans les prochaines années à de fortes poussées et accélérations des mouvements de libéralisation et de déréglementation des "marchés nationaux de l'éducation". L'échec des "négociations du millénaire" de l'OMC à Seattle en décembre 1999 a empêché, momentanément, que les règles de l'OMC s'appliquent aussi à l'éducation : celle-ci figurait effectivement dans la liste des services prévus au menu de Seattle selon l'accord signé en décembre 1994 à Marrakech (le AGCS, Accord Général sur le Commerce des Services – GATS en anglais)[8]. Rien ne garantit que lorsque les négociations à l'OMC reprendront à propos des services, la libéralisation et la déréglementation du domaine de l'éducation ne soient à nouveau inscrites à l'ordre du jour. Les organisations syndicales (notamment l'Internationale de l'Education) et les ONG doivent redoubler d'efforts pour empêcher que cela se réalise[9] . L'enjeu est de taille, car de plus en plus nombreux sont les responsables politiques des pays "développés" qui sont prêts, ouvertement ou de manière indirecte, à accepter que le marché (mondial, en plus) décide des finalités et des modalités d'organisation et de fonctionnement de l'éducation [10]. Si les tendances se poursuivent, ce ne sera pas lointain le jour où, en Europe aussi, les établissements éducatifs seront devenus des entreprises (certains encore à caractère public ou para-public, mais à forte participation de capital privé), se comportant comme toute autre entreprise marchande et financière. Qui survivra, alors, quand on admet, comme le reconnaît un directeur d'école australien, cité dans Le Monde du 26 mai 2000, que "nous sommes des truites d'eau douce face à des requins dans le cadre du marché mondial de l'éducation"? Ces tendances trouvent un terrain nourricier particulièrement fertile dans le cadre du troisième piège. L'éducation comme instrument de survie à l'ère de la compétitivité mondiale, ou comment elle a été transformée en un "lieu" où l'on apprend une culture de guerre (à mieux réussir que les autres, et à leur place") plutôt qu'une culture de vie ("à vivre ensemble avec les autres dans l'intérêt général") Plus l'entreprise est compétitive, plus l'économie du pays se portera bien sur le plan de l'emploi et, en tout cas, ses travailleurs (cadres, employés, ouvriers) auront la chance de conserver leur emploi. Aussi, le bien-être économique et social général suivra. Cette thèse, chère aux chantres de la mondialisation capitaliste compétitive serait partiellement confirmée, selon eux, par les statistiques du chômage qui montreraient que ce dernier touche davantage la "ressource humaine" peu, ou pas du tout, qualifiée et que la probabilité de trouver (ou re-trouver) un travail rémunéré reste plus élevée chez les personnes ayant un niveau de qualification plus élevé. La réalité offre aussi d'autres situations. Plus l'entreprise a besoin de personnel qualifié pour être compétitive, plus elle est amenée non seulement à réduire la quantité de personnel non qualifié (créant ainsi un conflit d'intérêt entre personnel qualifié et personnel non qualifié), mais aussi de personnel qualifié, entre autres, par le remplacement des personnes qualifiées "âgées" par des jeunes nouvellement qualifiés, comme ce fut le cas – qui fit école – en 1994 de la mise à la pré-retraite des milliers d'ingénieurs et cadres d'IBM âgés de plus de 50 ans (créant ainsi un conflit d'intérêt entre catégories d'âges). En outre, elle ira chercher dans d'autres pays le personnel qualifié (mais aussi non qualifié) en fonction de leur coût plus bas et des législations nationales en matière de travail plus favorable à l'entreprise (créant ainsi un conflit d'intérêt entre travailleurs des différants pays). Enfin, plus les pouvoirs publics s'inscrivent dans la logique de la soumission à l'impératif de la compétitivité, plus les entreprises sont laissées libres d'agir, comme ils l'entendent dans la gestion de leur "ressource humaine" : d'où l'abandon systématique, de leur part, des contrats de travail de longue durée, assortis d'un ensemble significatif de droits individuels et collectifs pour le travailleur, en faveur de la généralisation de contrats de travail à court voire très court terme, à temps indéterminé, à temps variable, et dont les garanties sociales sont, en très large mesure, au-delà d'un socle de base (lorsque ce socle est admis) laissées de plus en plus à la charge des travailleurs eux-mêmes. Ceci favorise et exacerbe la compétition entre les travailleurs pour la lutte à l'accès à l'emploi dans une logique du "chacun pour soi". Une telle culture de lutte se manifeste dès l'enseignement secondaire supérieur pour s'affirmer, de manière forte, au niveau universitaire. Réussir mieux que leurs collègues (obtenir le diplôme des meilleurs établissements) en étant aux premières places des palmarès, constitue une garantie de survie plus grande, les entreprises ayant affiché clairement leur politique de réserver, en priorité, aux meilleurs les emplois limités qu'elles peuvent offrir aux jeunes diplômés. Au départ d'une pratique venant des Etats-Unis et du Royaume-Uni, on a pris partout l'habitude de classer les tops 10, 50, 100 établissements d'éducation. On connaît le classement – même international – des "meilleures" universités, des "meilleures facultés" [11]. Tout le monde – les responsables des universités, les professeurs, les pouvoirs publics, les étudiants, les parents, les syndicats – ont accepté cette culture. L'éducation se présente désormais comme le lieu où l'on apprend à s'inscrire dans la logique de la compétitivité pour gagner. A maints égards, le système éducatif peut être comparé à une école de formation des futurs gladiateurs, destinés à se battre chacun pour sa survie dans l'arène du marché mondial, pour l'intérêt et le plaisir des "puissants" du monde. Malgré les efforts d'une bonne partie des éducateurs, le système éducatif est ainsi amené à privilégier la fonction de sélection des meilleurs, plutôt que la fonction de valorisation des capacités spécifiques de tous les élèves. Les responsables des établissements reconnaissent l'existence et l'ampleur de ce piège. La situation est - disent-ils – regrettable mais chacun d'eux ne peut rien faire contre la "réalité", car s'il veut assurer à son établissement des revenus adéquats (en étant attrayant pour les élèves qui peuvent payer des minervals consistants et pour les sponsors privés) chaque établissement doit afficher des résultats de très haut niveau et rester dans le top du classement. Dans ce contexte, ce qui mérite d'être "acquis" sur le plan des savoirs et des compétences est inévitablement déterminé, en très grande partie, par l'innovation technologique (donc, par les entreprises de pointe, le capital high-tech...) et par le marché (donc, par les entreprises leaders du secteur, les capitaux circulant à travers le monde à la recherche de la rentabilité la plus élevée, et, ces toutes dernières années, les entreprises de la "e-économie"). Cela nous conduit au quatrième piège. L'éducation au service de la techno-logie. Pourquoi la techno-cratie s'est emparée du pouvoir de donner sens et direction à la connaissance et à l'éducation La subordination de l'éducation à la techno-logie est aujourd'hui flagrante. Elle découle principalement du fait que nos dirigeants, croyant de nouveau dur comme fer, à partir des années '70, que la technologie est le principal générateur des changements de société ont imposé la thèse de la primauté et de l'urgence de l'adaptation aux nouvelles technologies et, surtout, aux changements liés aux nouvelles technologies d'automation, d'information et de communication. Au cours des années '90, le crédo de l'adaptation aux nouvelles biotechnologies s'inscrit dans la même perspective. Quel que soit le champ de développement, d'application et de diffusion des nouvelles technologies (l'énergie, la communication, la santé, le travail, l'éducation, les transports, l'alimentation, la culture...), nos dirigeants ont été littéralement "possédés" et obnubilés par la technologie. Tous les changements économiques et sociaux liés aux nouvelles technologies ont été considérés et défendus, comme inévitables, irrésistibles car l'innovation technologique serait, per se et somme toute, source de progrès de l'homme et de la société. C'est ainsi que ces derniers mois on a encore entendu réaffirmer, à propos des OGM et du clonage des cellules embryonnaires, par des dirigeants au pouvoir, la thèse que "personne, aucun pays, ne peut résister au progrès technologique" [12]. "L'impératif technologique" (qui dit que tout ce qui est techniquement possible doit être fait) est à la base du retour en force dans les années '80 et '90 de la puissance de la techno-cratie. Cette technocratie est aujourd'hui composée principalement par trois grands "groupes" sociaux : le monde du business financier et industriel, qui grâce aux brevets et aux Droits de propriété intellectuelle que les brevets permettent d'acquérir, sont en train de devenir les propriétaires de la techno-science mondiale et de s'approprier sur une base privée d'une partie considérable et croissante des ressources matérielles et immatérielles de la planète ; le monde des grandes structures bureaucratiques, économiques et militaires, de la puissance publique (on pense aujourd'hui surtout, d'une part, à la superpuissance des Etats-Unis et loin d'elle, des grands pays occidentaux et, d'autre part, aux bureaucraties internationales des organisations telles que l'OMC, le FMI et la Banque Mondiale dont le pouvoir reste cependant sous l'hypothèque de la puissance des Etats-Unis) ; le monde de l'intelligentsia (scientifiques, experts représentants du monde des médias et de la culture) de plus en plus lié et allié ces vingt dernières années au monde du business et aux grandes structures de la puissance publique. Ces trois "groupes" partagent et divulguent – avec succès, étant les puissants – la thèse sur l'adaptation en tant que voie royale à la croissance, au développement et au bien-être économique et social général. Pour eux, la mondialisation actuelle, la libéralisation des échanges, la dérégulation de l'économie, la privatisation, la compétitivité sont les enfants du progrès technologique. S'y opposer est insensé. C'est pour cette raison qu'à leurs yeux, le rôle de l'éducation est d'une importance capitale, consistant à donner aux nouvelles générations la capacité de comprendre les changements en cours et les outils pour s'y adapter de manière telle qu'elles deviennent qualifiées à mieux les suivre, voire les maîtriser. Le piège est très fort : la technocratie a réussi à faire croire non seulement que la personne humaine, le travail, l'éducation, la vie en société ne peuvent que s'adapter aux "progrès de la technologie", mais que cette adaptation est la voie du salut car les "progrès de la technologie" ne feraient qu'accentuer et accélérer les processus de changement des sociétés en rendant la mondialisation encore plus irrésistible et, donc, en amplifiant l'inévitabilité de la compétitivité pour la survie. Il est rare de nos jours d'entendre dire de la part d'un dirigeant "occidental" que la technologie doit s'adapter aux exigences de la personne humaine et surtout aux besoins des milliards d'êtres qui encore aujourd'hui et, à certains égards, de plus en plus, sont exclus de l'accès aux biens et aux services vitaux de base (l'eau, l'alimentation, le logement, la santé, l'éducation...). Lorsqu'ils en parlent, deux situations prédominent. Ou bien, ils en parlent pour réaffirmer la thèse que, si l'on veut passer à l'action, la solution aux problèmes de l'exclusion au droit de vie pour des milliards d'êtres humains passe, "précisément", par la technologie dans le cadre de l'économie libre capitaliste de marché. Ou bien, dès qu'il apparaît que leur action en faveur de l'adaptation de la technologie aux besoins de ces être humains devait impliquer une baisse des gains en capital pour les détenteurs de capitaux et/ou une diminution de la compétitivité des entreprises du pays, ils abandonnent, ils rentrent dans le rang, pour ne pas se retrouver dans une position "politiquement incorrecte". Jamais auparavant, la logique de l'offre technologique ne l'avait emporté, aussi nettement sur le plan culturel, sur la demande sociale. Aujourd'hui, c'est l'outil qui détermine ce qu'est le besoin. L'outil – notamment le capital financier – définit et mesure la valeur et, dans notre cas, le rôle et l'utilité de l'éducation. Le cinquième et dernier piège découle de la même logique. De l'égalité à l'équité, ou comment dans "la société de la connaissance", qui considère la connaissance comme la source principale de création de la richesse dans la société capitaliste de marché mondiale, le système éducatif est utilisé comme moyen de légitimation de nouvelles formes de stratification et de division sociales "L'économie de la connaissance", la "société de la connaissance" sont les derniers concepts-slogans utilisés, ensemble à ceux de l'"économie de l'information" et de "société de l'information", pour affirmer que les économies et les sociétés des pays dits développés seraient passés de l'ère "industrielle", fondée surtout sur des ressources matérielles et des capitaux physiques (la terre, l'énergie, l'acier, le béton, les rails,...) à l'ère "de la connaissance", fondée principalement sur des ressources et des capitaux immatériels (les savoirs, l'information, la communication, la logistique,...). On peut et on doit – soutient-on – parler de la "nouvelle société de la connaissance" car la connaissance serait la ressource fondamentale principale de la "nouvelle économie" ("new economy"), qui serait née avec la révolution des multimédias numériques et des réseaux, et leurs dérivés, le e-commerce, le e-transport, la e-éducation, la e-entreprise, le e-travailleur. Bref, nous serions en pleine construction de la e-société. Selon un document du gouvernement britannique, l"économie fondée sur la connaissance" ("the Knowledge Driven Economy") représente un phénomène encore plus général que la dé-industrialisation, la globalisation, l'ère de l'information, l'économie numérique ou dématérialisée. Elle embrasse l'exploitation et l'utilisation de la connaissance dans toutes les activités de production et de service". [13] La Commission de l'Union européenne n'a pas attendu le Royaume-Uni pour célébrer "la société de la connaissance" et faire, dès le début des années 90, de la construction d'une telle société l'objectif à long terme principal de l'Union. [14] A partir du moment où la connaissance est vue et traitée comme "le capital", principale source de création de richesse des sociétés actuelles, l'identification entre "société capitaliste de marché", "société de la connaissance" et "nouvelle économie" (la e-économie") est logiquement inévitable et empiriquement justifiée. [15] Les conséquences sont sous nos yeux. Ainsi, par exemple, on comprend pourquoi l'entreprise est aujourd'hui considérée comme le sujet et le lieu principal de la promotion, organisation, production, valorisation et diffusion de "la connaissance qui compte" pour l'économie "développée". Dans la culture dominante, la politique publique de la science et de la RDT (Recherche et Développement Technologique) ne saurait être qu'une politique mise au service de la "nouvelle économie" et de la "nouvelle société" de la connaissance. Promouvoir la diffusion d'un esprit entrepreneurial et de création d'entreprises en milieu scientifique, dans les universités; faire de la R&D des bases solides pour des "start up" (des nouvelles entreprises industrielles, commerciales, de services); répandre l'esprit d'appropriation privée de la connaissance par une politique de promotion et de protection des brevets; re-dynamiser –disent-ils – le système d'éducation pour le transformer en terrain privilégié de la formation des jeunes générations à la construction de la "société de la connaissance", voilà les prescriptions principales qui orientent la politique publique de la science, de la recherche et de l'éducation aux Etats-Unis, au Canada, en Europe occidentale. En théorie, rien de troublant en cela si ce n'était le fait qu'une telle prescription est formulée et appliquée dans un contexte marqué par l'apparition et le renforcement à travers le monde d'une nouvelle division sociale entre les "qualifiés" (ceux qui ont accès à "la connaissance qui compte") et les "non-qualifiés" (ceux qui sont exclus d'un tel accès ou ne parviennent pas à le maintenir). Cette division renforce et aggrave les divisions déjà existantes dues, entre autres, aux inégalités d'accès à l'alphabétisation de base. Elle peut être à l'origine d'une division sociale irréversible à l'échelle humaine (plusieurs générations) en ce qui concerne la citoyenneté, car fondée sur l'inégalité – individuelle et de groupe – dans l'accès à la possibilité de penser, d'appréhender et comprendre le monde et dans les capacités de parvenir à une certaine maîtrise du devenir personnel et collectif. Le piège dans lequel la "société de la connaissance" est en train de contribuer largement à enfermer l'éducation consiste à faire de l'éducation l'instrument de légitimation de la nouvelle division sociale. Le mécanisme du piège opère en trois étapes. Le décor de référence, d'abord. De toute part, on dit et on répète que l'enjeu principal est celui de la maîtrise et de la commercialisation de "l'intelligence" ; que le pouvoir restera chez celles et ceux qui auront la maîtrise, voire les "monopoles de la connaissance". D'où, explique-t-on, l'importance acquise par la "lutte pour les savoirs". D'où les stratégies des villes visant à maintenir sur place, grâce à la qualité de leurs universités et écoles de formation, les meilleures têtes pensantes capables d'attirer dans leur ville les nouvelles e-entreprises. Il en va de même des politiques d'immigration favorables aux "étrangers" possédant de hauts niveaux de qualification professionnelle, mais fermées aux "sans qualification". D'où, les politiques misées sur le développement des "technopoles", des "cités des sciences", dans le cadre desquels prennent place des politiques de formation de plus en plus sélectives et orientées vers des créneaux "élitistes", effilochant les liens avec la grande masse de la population. Ensuite, la prescription politique d'ordre général. Le marché est le dispositif optimal de la régulation car –affirme-t-on – il réalise la vraie justice sociale par l'équité. Contrairement à l'injustice qui serait perpétrée par "l'Etat du Welfare" (à cause de sa politique redistributive qui pénaliserait l'initiative individuelle), la "société de marché" est juste –soutient-on – car en donnant à chacun la possibilité d'entrer en concurrence, elle donne à tous l'opportunité de se prendre en charge, d'assurer son bien-être par sa propre initiative et sa créativité. La "société de marché" valorise la responsabilité individuelle. [16] Enfin, la prescription politique spécifique à l'éducation. D'après le principe d'équité, un Etat (la société politiquement organisée) est juste s'il crée les conditions favorables pour permettre la liberté d'accès à tout citoyen aux opportunités égales de départ, et notamment aux opportunités d'accès au système éducatif dès les maternelles et en tout temps, le long de la vie. Au-delà de cette fonction l'Etat ne doit pas intervenir. Si l'Etat maintient la plus grande liberté d'accès au marché et un environnement favorable à la liberté d'entreprendre, il ne lui revient point d'intervenir pour empêcher ou corriger les inégalités économiques et sociales résultant des inégalités entre les personnes, les groupes sociaux, les pays, considérées comme "naturelles", "objectives", inévitables. D'autant plus si des telles inégalités sont liées aux inégalités dans les savoirs et les qualifications acquis, dont le système éducatif a certifié la pertinence et l'ampleur. Dans ces conditions, il n'est donc pas éthiquement, politiquement et socialement juste, équitable - selon l'argumentation fondée sur l'équité- de lutter contre les inégalités associées aux niveaux de qualification, de compétence et de performance. [17] De là la thèse actuellement très répandue soutenant qu'il y aurait des inégalités sociales et économiques qui seraient légitimes et acceptables car elles résultent du mérite et de l'effort individuels vérifiés et mesurés par la réussite "scolaire". On revient, par-là, à l'exaltation exacerbée de la fonction sélective du système éducatif, à sa soumission aux "lois" et aux "forces" dites naturelles du marché. La mystification et la perversité de ce piège sont trop évidentes pour qu'il soit nécessaire d'en faire une longue démonstration. Laissons plutôt parler le vécu quotidien. Celui-ci nous montre comment, au nom du principe de l'équité, on jette aux orties les "ressources humaines" qui ne sont pas ou cessent d'être pertinentes par rapport aux besoins des nouvelles "e-entreprises", et qui ne savent pas se déplacer vite sur les super-autoroutes de l'information" en surfant sur le "net". Il montre également que l'on est en train de bâtir de nouveaux murs infranchissables, dont le matériau principal est la connaissance, entre les "ressources humaines" nobles (organisées dans les guildes professionnelles planétaires de type corporatiste) et les "ressources humaines" "du peuple", nouveau prolétariat du capital mondial. Comment se libérer de ces pièges ? Que faire ? Ce n'est certainement pas par le choix opéré à Lisbonne en mars 2000 par les chefs d'Etat et de gouvernement des 15 pays de l'Union européenne que les Européens se libéreront des cinq pièges. Le "choix de Lisbonne" – traduit en "Plan d'action" par le Conseil européen de Feira en juin 2000 - consiste à affirmer que la grande priorité des quinze prochaines années pour les Européens c'est la construction de la "e-Europe" dans le but de devenir en 2015 la "nouvelle économie", la "e-économie" la plus compétitive au monde. A cette fin, l'objectif primordial est de donner à tout Européen, dès l'école maternelle et primaire, l'accès à l'alphabétisation numérique afin que les Européens deviennent des "ressources humaines" hautement qualifiées et compétentes, capables de concurrencer avec succès, surtout les "ressources humaines" nord-américaines qui auraient pris – dans l'économie nouvelle – une formidable longueur d'avance sur les Européens, estimée à une dizaine d'années. [18] L'accès pour tous à l'ère d'Internet dans les écoles ainsi que la promotion "d'espaces publics européens numériques" proposant un "passeport pour l'Internet et le multimédia" constituent aussi les priorités du nouveau plan d'action gouvernemental pour la société de l'information (PAGSI) présenté en juillet 2000 par Lionel Jospin. Ce plan s'inscrit parfaitement dans la logique du "choix de Lisbonne". Tous les autres pays ont défini et lancé des plans analogues. Le consensus est très grand parmi les dirigeants européens. Cela laisse le citoyen un peu perplexe car s'il est incontestable que le "retard" pris par l'Europe par rapport aux Etats-Unis dans la "new economy" est considérable et que le fossé se creuse de jour en jour, cela ne veut pas dire que la bonne stratégie consiste à développer une politique d'innovation technologique et une politique d'éducation inspirées par les mêmes principes et les mêmes choix qui sont à l'origine des pièges ici dénoncés. Les dirigeants européens donnent l'impression d'avoir la mémoire courte : auraient-ils oublié que le principal résultat de la stratégie commune européenne et des différentes stratégies nationales, mises en place à partir du début des années '80, en faveur du développement de la société de l'information dans le but de rattraper le retard de compétitivité vis-à-vis des Etats-Unis et du Japon, a été la disparition de l'industrie informatique européenne - avec quelques rares exceptions - et le renforcement de la suprématie du plus fort, à savoir les Etats-Unis ? Où sont les Philips, les Bull, les Jcl, les Olivetti? Ont-ils oublié que Philips était au début des années '8O la plus grande entreprise informatique européenne et qu'elle est aujourd'hui absente de ce marché? Ont-ils oublié que le grand patron de l'Olivetti de l'époque, qui ne faisait que prêcher la priorité absolue de la création de la société de l'information par la compétitivité, a surtout contribué à faire disparaître son entreprise? N'ont-ils pas encore compris, après vingt ans de politique mise au service de la compétitivité que tant que l'on reste dans la logique de la primauté de l'offre technologique compétitive au gré du marché, il n'y a que peu de gagnants et cela dans tous les domaines, y compris celui de l'éducation ? Par ailleurs, pourquoi nos dirigeants ne prêtent-ils aucune attention au fait que malgré que les Etats-Unis soient depuis les années '80 le pays le plus "développé" au monde dans les technologies d'information et de communications, les multimédias, Internet, le niveau d'instruction général de la population des Etats-Unis est des plus déplorables parmi les pays dits "développés ? D'après une étude de l'OCDE, le taux de jeunes atteignant un diplôme d'enseignement secondaire ("college education") était dans les années '50 d'environ 80%, parmi les plus élevés au monde. Dans les années '80 il a chuté entre 60 et 70% ; il dépassait de peu les 40% en 1996. Pourtant, d'après cette étude, la dépense par élève aux Etats-Unis reste parmi la plus élevée dans tous les secteurs d'éducation. L'explication se trouve dans le fait que les élèves doivent payer de plus en plus cher leur éducation.[19] Pourquoi ferment-ils les yeux devant les grandes inégalités sociales qui caractérisent actuellement l'accès à l'éducation supérieure au Royaume-Uni où 90 sur les top 100 lycées publics qui font payer un minerval salé n'éduquent que 7% de la population inscrite aux "grammar schools"?[20] De telles situations ne devraient-elles pas les inciter à une plus grande réflexion et prudence vis-à-vis de la priorité qu'ils accordent au rattrapage des Etats-Unis au niveau de la ""e-economie" ? Ne devraient-ils pas tirer les leçons pour s'orienter vers une autre politique d'éducation ? Quelle autre politique d'éducation ? Les travaux réalisés par l'UNESCO contiennent de très bonnes idées et des pistes intéressantes d'action.[21] Ces travaux pêchent, cependant, d'une faiblesse "génétique" (il en est de même des travaux produits par la Commission des Communautés européennes au cours des années '90) : pour des raisons compréhensibles, aucun d'entre eux ne met en doute les principes fondateurs et les choix prioritaires culturels (productivité, ressources humaines, performance, compétitivité, excellence...) qui imprègnent aujourd'hui les politiques d'innovation et d'éducation. Certes, les propositions inspirées par des principes alternatifs ont très peu de chances d'être pris en considération. Leur rejet est le scénario très réaliste. Cependant, ce n'est pas parce qu'elles sont "politiquement incorrectes" qu'elles ne sont pas pertinentes, justifiées et valables. On songe, en particulier, à la campagne lancée par OXFAM International et l'Internationale de l'Education en mars 1999 pour "Une éducation publique de qualité pour tous" [22]. Je pense, pour ma part, que le point de départ pour une "autre" éducation est de donner au système éducatif l'objectif prioritaire d'apprendre à savoir dire bonjour à l'autre. Dire bonjour à l'autre" signifie que le système éducatif se donne comme fonction originale celle de faire apprendre à tout citoyen à reconnaître l'existence de l'autre car reconnaître l'existence de l'autre est importante pour le "moi" et le "nous". Cela signifie, en effet, apprendre à considérer que la société a la fonction et la responsabilité collectives de promouvoir et garantir le vivre ensemble de "moi", "nous" et de "l'autre". "Dire bonjour à l'autre" c'est, par conséquent, apprendre la centralité de l'altérité dans l'histoire des sociétés humaines au milieu de tensions créatrices et conflictuelles entre l'unicité et la multiplicité, l'universalité et la spécificité, la globalité et la localité. "Dire bonjour à l'autre " c'est aussi apprendre la démocratie et à vivre la démocratie. Celle-ci comporte l'association et la participation de tous les membres d'une communauté humaine ( de la communauté locale à la communauté mondiale) aux activités d'information, de formation, de débat, de concertation, de décision, d'évaluation. La démocratie s'apprend aussi à l'école, à l'université, dans les ateliers de formation car elle ne peut se fonder sur les inégalités entre citoyens dans leur participation aux affaires de la cité, qui seraient justifiées par leur niveau d'éducation et le degré de leurs compétences et qualifications. Il ne saurait y avoir de citoyens de 1e, 2e et 3e classe en fonction du niveau d'instruction. Cela ferait revenir nos sociétés à la fin du XIXe siècle !. "Dire bonjour à l'autre" c'est apprendre la solidarité, la capacité de reconnaître de la valeur à toute contribution – aussi peu qualifiée soit-elle par rapport aux critères de productivité et de rentabilité – de tout être humain au vivre ensemble. La solidarité n'est pas une affaire de générosité ou de compassion. Elle se fonde sur le respect de l'autre et des multiples formes et contenus de la créativité personnelle et collective. C'est en partant de ce principe général que la politique de l'éducation centrée sur le développement, la sauvegarde et le partage des "biens communs" que sont les connaissances et les savoirs, peut et doit contribuer de manière décisive au mouvement en faveur d'un développement mondial solidaire sur le plan économique, efficace sur le plan social et démocratique sur le plan politique. Loin d'être une arme au service de la conquête des marchés par l'élimination des concurrents, l'éducation doit être un moyen efficace au service de la création de la richesse commune mondiale. Appliquée à la "e-Europe", cette autre politique ne donnera pas la priorité à la formation de mathématiciens et d'informaticiens, dans des centres de recherche industriels et militaires richement équipés, pour qu'ils inventent les outils permettant aux Européens de conquérir des quotes-parts de marché au détriment des Américains ou des Japonais. Elle donnera la priorité à la formation d'une génération de citoyens (au-delà du carré des sciences "dures") et d'équipes multi-disciplinaires possédant les compétences et les qualifications leur permettant de travailler non seulement pour des entreprises privées mais également pour les nouvelles entreprises du XXI e siècle, celles de l'économie sociale, de l'économie solidaire, de l'économie locale, de l'économie coopérative, de l'économie distributive. Elle visera à promouvoir dans tout le territoire européen et pas seulement dans des pôles d'excellence ou des technopôles le développement et la multiplication de lieux, réseaux, institutions et organisations de créativité locale capables d'inventer les solutions adaptées aux problèmes et aux enjeux spécifiques des différentes communautés et régions d'Europe. Elle donnera, enfin, une importance primordiale à la coopération avec les autres communautés, régions et peuples du monde pour empêcher, entre autre, l'appropriation privée des connaissances et assurer, en revanche, leur partage à l'échelle mondiale.
[1] Sauf explicitation particulière, on utilisera le terme "éducation" pour indiquer les deux – éducation et formation – tout en étant conscient du fait que leur grand recoupement ne signifie pas leur totale similarité. [2] Il est temps que l'on élabore une critique serrée du concept et des pratiques de la "ressource humaine" en commençant par promouvoir une campagne de sensibilisation internationale pour l'abandon pur et simple de ce terme dans le langage de nos sociétés qui se disent fondées sur les droits humains. [3] Pour une critique de cette évolution, Gérard de Sélys, "L'école, grand marché du 21e siècle", Le Monde diplomatique, Juin 1998 [4] Cfr les articles que Le Monde du 26 mai et du 30 mai 2000 a dédié au "Marché Mondial de l'Education". [5] "Learning in cyberspace", Financial Times, 8 mars 1998. A propos d'éducation et multimédia, un point de vue européen proche aussi de la vision américaine est dans European Round Table (Table Ronde Européenne des Industriels) Investir dans la connaissance. L'intégration de la technologie dans l'éducation européenne, Bruxelles, février 1997. [6] Merrill Lynch, The Knowledge Web. People Power Fuel of a New Era, 23 mai 2000 [7] Cité par Enguérard Renault, "Sur Internet, tout se vend, tout s'achète, même le savoir", Le Monde, 2-3 juillet 2000 [8] Cfr WTO, Educational Services, Background Note by the Secretarial Council for Trade in Services, Genève, 23 Septembre 1998 [9] A cet égard, l'Internationale de l'Education (Bruxelles) et l'Internationale des services publics (Paris) ont publié en 1999 un excellent document L'OMC et le cycle du millénaire : les enjeux pour l'éducation publique [10] Sur le processus de privatisation de l'éducation, un livre fondamental est celui de Gérard de Sélys et Nico Hirtt, Résister à la privatisation de l'enseignement, EPO, Bruxelles, 1998 [11] On trouve une analyse de cette tendance déjà dans "The folly of the Ivy, The Time, Higher Education Supplement, 6 Novembre 1996 [12] C'est le cas, en particulier, du gouvernement britannique favorable non seulement à la brevetabilité par des privés des organismes vivants mais aussi au clonage de cellules embryonnaires humaines à des buts thérapeutiques [13] The Government Competitiveness White Paper, Our Competitive Future. Building the Knowledge Driven Economy, DTI, London, December 1998 [14] Commission européenne, Enseigner et apprendre. Vers la société cognitive, Luxembourg, 1995 [15] Ce qu'a fait Lester C. Thurow, ancien conseiller économique du président Clinton dans son ouvrage Building Wealth : The New Rules For Individuals, Companies and Nations in a Knowledge-Based Economy, Harper Collins, New York, 1999 [16] Ce sont les thèses de ce que l'on appelle le nouveau "libéralisme social". Le théoricien de la "troisième voie", chère à Tony Blair, figure parmi les péres fondateurs. Anthony Giddens, Modernity and Self-Identity, Polity Press, Cambridge, 1991 [17] Le nouveau "libéralisme social" est fondé sur une nouvelle théorie de la justice sociale axée sur l'équité, dont le principal maître est John Rawls, Théorie de la justice, trad. fr., Editions du Seuil, Paris 1971. Voir également, un des "disciples" de Rawls, Jean-Pierre Dupuys, Libéralisme et justice sociale, Pluriel, Hachette, Paris, 1992. [18] Cfr. Conseil de l'Union européenne et Commission des Communautés Européennes, e-Europe. Une société de l'information pour tous. Plan d'action, Bruxelles, juin 2000 [19] OCDE, Education at a Glance : OECD Indicators 1998, Paris, 1998 [20] Cfr. "The Folly of the Ivy", Times. Higher Education Supplement, op. cit. [21] En particulier L'Education, un trésor est caché dedans, rapport à l'UNESCO de la Commission International sur l'éducation pour le XXIe siècle (présidé par Jacques Delors), UNESCO, Paris, 1996 ; et UNESCO, Education for all. Achieving the goal, Paris, 1996 [22] Le rapport de Kevin Watkins, L'éducation pour tous : brisons le cycle de la pauvreté, OXFAM International, Londres, 1999 |