Mondialisation. Etat des lieux
Frédric LORDON - Texte paru sur la liste de discussion francophone "Talk" - novembre 1999 | |
La gauche et la financeFrédéric LORDON (Chargé de recherche au CNRS) Les historiens ne manqueront certainement pas d’interroger cette extraordinaire ironie qui aura conduit les socialistes français à endosser la responsabilité historique des deux avancées majeures de la financiarisation fin de siècle. De la déréglementation des marchés des années quatre-vingt aux fonds de pension additionnés de stock-options d’aujourd’hui, il y a comme la continuité d’un destin – et en tout cas les deux actes majeurs qui auront changé le visage de l’économie française. Que ce soit la gauche qui par deux fois aura décisivement oeuvré à l’avènement de ce nouveau monde là est un mystère sur lequel on n’a pas fini de s’ébahir. Bien sûr, à la décharge de cette gauche, on pourrait toujours arguer de la puissance de développement interne de la finance, le marché appelant sans cesse plus de marché, et la finance faisant valoir une exigence de cohérence qui commande qu’on aille au bout de son modèle. C’est déjà cet argument qui avait soutenu la création des marchés de dérivés, strate supplémentaire de marché destinée à traiter les risques engendrés par le marché initial – avec pour « heureux » résultat d’accroître la volatilité du tout... C’est lui encore qui reprend du service pour expliquer que la déréglementation internationale étant ce qu’elle est, les fonds de pension à la française sont inévitables si l’on ne veut pas voir la propriété du capital passer sous contrôle étranger. Ainsi procède ce travail de longue haleine qui prend son temps pour nous amener progressivement à la conclusion que la finance ne s’achète pas par appartements mais qu’elle s’impose avec la force d’une totalité cohérente. Quinze ans après le coup d’envoi de la libéralisation des marchés, l’évidence devrait donc nous conduire à ratifier le deuxième étage de la financiarisation dont la physionomie achevée apparaît entre marchés déréglementés et gestion de l’épargne collective, le tout surmonté des formules de rémunération qui garantissent l’implication dans cette nouvelle logique d’une part aussi large que possible de la population. Le ver était dans le fruit et la deuxième avancée dès le début inscrite dans la première. Aussi faudrait il méditer cette expérience de la libéralisation financière de 1985 où l’enthousiasme des convertis de fraîche date mêlé à quelques bonnes raisons circonstancielles ont engagé la société française dans une trajectoire lourde de conséquences, et rappeler, pour ne pas renouveler la même erreur, par quelle addition de « réformes techniques » et de « compléments cohérents » on finit par changer de modèle de société. Si la cécité et la réforme au ras des circonstances sont le principe de ce genre de grande bifurcation, alors il est utile d’y réfléchir à deux fois et de faire quelques mises en garde : 1) Il n’est pas certain que des fonds de pension à la française aient un comportement bien différent de leurs homologues étrangers. Et à ceux qui seraient tentés de préférer une tyrannie bien de chez nous, on voudrait tout de même dire que c’est là un réconfort de seconde zone. 2) Mais, rétorque le socialisme moderne, des fonds sous contrôle salarial changent tout au problème ! C’est peut-être vrai mais sous réserve de si nombreuses conditions. Il faut d’abord que ces fonds salariaux parviennent à résister à la concurrence de compétiteurs dégagés de toute contrainte sociale et aptes à servir une meilleure rentabilité à leurs épargnants. On peut bien sûr imaginer que l’épargne salariale française soit réglementairement dirigée vers des fonds spéciaux mais combien de temps tiendrait ce régime d’exception, et n’imagine-t-on pas le premier gouvernement de droite venu faire sauter cette « insupportable entrave dans un monde de liberté » – avec d’ailleurs le concours actif d’un patronat bien désireux de se retrouver un actionnariat moins embarrassé de mauvaise conscience sociale ? 3) Mais qu’importe : il faut faire contrepoids aux fonds anglo-saxons et la mobilisation générale de l’épargne française est déclarée. Aussi le basculement massif de l’épargne retraite est-il d’ores et déjà inscrit dans cette logique. Déréglementation, captation du contrôle capitalistique par la finance étrangère, mobilisation en contre-attaque de la ressource d’épargne nationale disponible (la retraite) : voilà, en trois étapes, comment, trop occupé à suivre les réquisits du capital, on change de société ; voilà comment, sans même s’en rendre compte, on remplace la solidarité sociale instantanée des générations entre elles par la « solidarité » patrimoniale intertemporelle de l’individu avec lui-même. 4) C’est une évolution suffisamment pénible en soi pour qu’on nous fasse grâce des oripeaux de justice sociale dont on voudrait l’affubler. Actionnariat salarié et stock-options pour tout le monde ! Voilà la nouvelle frontière de l’égalité. Mais à 200 millions pour les uns et trois francs six sous pour les autres, ceux qui s’effrayaient des inégalités des années quatre-vingt n’ont encore rien vu. Les logiques patrimoniales ont un pouvoir de démultiplication des inégalités et de polarisation sociale qui nous promettent une société bien comme on les aime. 5) Enfin on se permet d’avancer, mais à titre d’intuition, que les firmes françaises des trente glorieuses devaient probablement détruire de la valeur à tour de bras. L’économie française s’en portait-elle plus mal ? Pas du tout, simplement les actionnaires n’avaient pas voix au chapitre comme maintenant, et c’est selon d’autres critères qu’étaient appréciés les effets du capital investi. Il faut cultiver le souvenir de cette époque non par nostalgie passéiste mais pour retrouver cette idée simple, bien connue de Marx et de Gramsci, que l’hégémonie n’est pas autre chose que la capacité d’un groupe social à amener la société tout entière à reconnaître comme universels ses intérêts particuliers. La Grande Transformation de cette fin de siècle, comme dirait Polanyi, c’est que la société se regarde avec les yeux du capital. Et la force de ce point de vue, c’est qu’il a accouché d’un monde qui finit par donner raison à toutes ses exigences. Ce contre quoi il faut s’élever ce sont ces coups de force des commencements qui ont le pouvoir de cuirasser toutes les étapes suivantes de « logique » et de les appeler comme autant de « nécessités ». Aussi faut-il réaffirmer qu’il est d’autres points de vue possibles sur la société. C’est pourquoi il n’est pas contradictoire de reconnaître à M. Strauss-Kahn que ses arguments n’étaient pas tous dénués de sens, et simultanément de refuser avec la dernière énergie la syntaxe même dans laquelle il nous les présentait. Au point où nous en sommes, on ne peut, hélas, balayer d’un revers de main les arguments de « cohérence » où la finance puise son dynamisme conquérant. Mais il reste encore possible de dire, du dehors, ce qu’on pense de cette « cohérence » qui s’annonce et du modèle de société qu’elle nous promet.
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