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Avertissement : Ce texte traitera pour l’essentiel des services publics marchands - c’est-à-dire ceux qui sont financés par leurs usagers -, en Europe, et ce pour trois raisons. La première renvoie aux compétences de l’auteur. La seconde au fait que ces services publics fonctionnent selon une économie propre et forme donc un tout plus facilement traitable. La troisième au fait qu'ils sont soumis à des remises en cause systématiques et que leur avenir est loin d’être assuré. De plus, ce texte n'aborde pas les problèmes propres à chaque secteur, mais essaie de donner un cadre pour permettre une discussion d'ordre général.
Un problème de définition Qu’entend-on par service public ? Intuitivement on sent que cela a un rapport avec l’intérêt général. Les services publics recoupent des activités qui relèvent de l’intérêt général et ne peuvent donc être laissé au simple déroulement des initiatives privées et aux lois du marché. Celles-ci sont porteuses de deux risques majeurs : d'une part, elles peuvent passer à côté d'évolutions importantes des usages sociaux (le Minitel, activité qui n'a pas été rentable pendant plus de 15 ans, aurait pu ne jamais exister) ; d'autre part, elles ne peuvent que créer de nouvelles inégalités, le marché ne produisant pas spontanément de la solidarité. Cette conception rejette donc tout déterminisme technologique qui ferait le lien entre la place des services publics et un état donné de la technique. Non pas que les évolutions technologiques ne doivent pas être prises en compte, mais elles n’entraînent pas en elles-mêmes une remise en cause de l’existence des services publics. Ces évolutions technologiques sont d’ailleurs d’une ampleur différente suivant les secteurs : importantes dans les télécom, faibles à la poste, dans le rail ou dans l’électricité. Dépendant avant tout de choix politiques et de rapports force, les services publics ne sont donc pas figés une fois pour toutes. Leurs champs d’intervention peuvent s’accroître ou régresser. Les évolutions technologiques peuvent être utilisées soit pour les remettre en cause, soit modifier et étendre leurs activités. L’économie des services publics Il existe deux types de services publics : les services publics non marchands et les services publics marchands. - Les services publics non marchands Ils sont financés par l’impôt, ils rentrent dans une logique budgétaire. C’est le cas par exemple de l’Education nationale. - Les services publics marchands Ils sont financés par leurs usagers. Il s’agit des grands services en réseau : poste, télécom, électricité, rail… Le fonctionnement de l’économie de réseau présente des caractéristiques particulières. Chaque prestation n’est pas vendue à son coût réel, ce d’autant plus qu’il est souvent difficile de connaître dans un réseau le coût de telle ou telle prestation particulière. Le tarif d’une prestation est déconnecté de son prix de revient. Il y a donc un système de péréquation permettant une redistribution tarifaire entre les différentes catégories d’utilisateurs. A chaque fois, les décisions sont de nature politique. Les gros usagers doivent-ils financer les petits, les villes les campagnes, les usagers actuels les usagers futurs… Cette redistribution tarifaire s'applique aussi entre les différentes prestations fournies. Dans un système de péréquation, ce sont les activités les plus rentables qui financent celles qui le sont moins ou pas du tout. Il est clef, pour ne pas déstabiliser l’économie du système, d’empêcher l’écrémage des activités rentables, d’où l’existence de monopole. Le monopole n’est que la condition nécessaire d’un bon fonctionnement d’un service public en réseau. Il permet de plus de réaliser des économies d’échelle en évitant la duplication des réseaux (notion de monopole naturel). Il permet enfin de valoriser dans des conditions optimales le réseau : la valeur d’un réseau se mesurant au nombre de gens raccordés, tout le monde a, a priori, intérêt à ce que les tarifs soient assez bas pour que le maximum de personnes puissent y être connectés (effet club). Y a-t-il une spécificité française en matière de services publics ? Après 1945, une même politique a été menée dans la plupart des grands pays industriels : nationalisation des grands services publics de réseau, monopole, statut particulier pour leurs salariés. L'objectif était de mener des politiques industrielles cohérentes et efficaces dans le cadre de la reconstruction de l'après-guerre. Ces politiques ont entraîné une forte redistribution sociale avec des tarifs assez bas pour permettre à la grande masse de la population d'avoir accès à de nouveaux services. Une exception en France, le téléphone. Mais ces orientations se mettent en place en France dans un champ déjà bien labouré par la notion de service public. La fin du 19 ème siècle a vu apparaître la notion de service public au moment de la 3ème république. Epoque de la création de l'école laïque et obligatoire, des réseaux ferrés... autour de la notion d'égalité, principe fondateur de la république. Cette orientation particulière, qui n'a existé qu'en France, renvoie au poids de la paysannerie et de la petite-bourgeoisie urbaine dans la formation sociale française, aux alliances de classe qui s'en sont suivies et aux compromis sociaux passés à l'époque. Les racines de la crise actuelle Elle touche tous les services publics, marchands et non marchands, mais selon des modalités propres. Les régulations nationales mises en place après la seconde guerre mondiale avaient borné l’activité du capital et entravé son développement. La moindre efficacité de ces régulations, due en partie à la globalisation des activités des grandes firmes, et les décisions politiques de les démanteler ont laissé le champ libre au capital pour étendre son emprise sur la société. - Les services publics non marchands Cette volonté de transformer leurs activités en marchandises (cf les négociations sur l’AGSC) a rencontré la réduction des marges de manœuvre budgétaires des Etats, organisée par les Etats eux-mêmes : contre-révolution fiscale réduisant les ressources de l’Etat, accroissement de l’endettement, taux d’intérêt élevés. Il s’en est suivi une perte d’efficacité et une crise de légitimité d’autant plus forte qu’elle pouvait rentrer en résonance avec une crise propre à chaque service public. C’est le cas par exemple de l’Education nationale ou les attaques néolibérales se sont combinées aux problèmes mêmes de l’institution scolaire liés aux limites de la massification, dans une période de chômage massif. - Les services publics en réseau Ils subissent un processus de déréglementation (qui est en fait la mise en place d’une nouvelle réglementation) avec la volonté de privatiser (plus ou moins rapidement suivant les rapports de force) les entreprises publiques. Il s’agit de permettre aux capitaux disponibles de s’investir dans de nouveaux secteurs, d’où l’ouverture à la concurrence. Il s’agit aussi de fournir aux grands groupes des services aux tarifs les plus bas possibles, d’où la volonté de mettre fin aux péréquations. Au lieu d'être le cadre nouveau de mise en place de politiques publiques d'intérêt général, l'Europe a été l'instrument des attaques contre les services publics en réseau, même si un nouvel article du traité (art 16) reconnaît le rôle que jouent les services d'intérêt général. Les processus de déréglementation impulsées par la commission et adoptés par l'ensemble des gouvernements s'appuient sur le contenu des traités européens qui fait de la concurrence, à laquelle sont soumis les services publics (art 86 ex 90), la règle d'organisation de la vie économique et l'ouverture des marchés un impératif catégorique. De plus l'article 86-3 du traité permet à la Commission d'être à l'initiative des processus de déréglementation. La Commission a d'ailleurs refusé obstinément toute modification de cet article. Le principe que la Commission veut faire rentrer dans les faits, s'appliquant déjà dans les télécom, et qui est accepté par tous les gouvernements, doit être que "les tarifs doivent tendre vers les coûts". Il s'agit donc d'une remise en cause frontale des péréquations tarifaires existantes qui va saper les fondements même du service public auquel la Commission veut substituer la notion de service universel. Cette notion qui a vu le jour lors de la déréglementation des télécommunications, est définie comme "un ensemble de services d'une qualité donnée auquel tous les utilisateurs et les consommateurs ont accès, compte tenu de circonstances nationales spécifiques, à un prix abordable" . Il est conçu comme un dispositif transitoire qui doit accompagner le processus de libéralisation. Cette notion pose plusieurs problèmes. Le premier est celui des tarifs abordables qui ne sont jamais définis. Le deuxième renvoie à l'égalité de traitement des usagers qui est absente de cette notion. Le troisième à l'évolution des prestations comprises dans le service universel, possible en théorie, mais refusée en pratique et que la Commission refuse de voir financer par les opérateurs. Cela est d'ailleurs assez logique puisque, pour ses concepteurs, l'existence du service universel doit être provisoire en attendant que le fonctionnement normal du marché règle les problèmes. La Commission a reconnu dans une communication en 1996 sur "les services d'intérêt général en Europe"que les mécanismes de marché présentent parfois leurs limites et peuvent risquer d'exclure une partie de la population". Cependant, elle réaffirme aussitôt le crédo libéral en indiquant que "les services d'intérêt général de caractère économique sont en principe soumis aux règles dont la communauté s'est dotée pour établir un grand marché", c'est-à-dire la règle de la libre concurrence. La récente communication de la Commission (20/09/00) sur ce sujet réaffirme la même problématique. D'une part, elle affirme que "la Communauté protège les objectifs d'intérêt général et la mission de service public". D'autre part, elle indique que "dans bien des cas, le marché (est) le meilleur mécanisme pour fournir ces services (d'intérêt économique général). Pour la Commission, l'intérêt général et "le respect de la concurrence et du marché intérieur" sont à mettre sur le même plan. Cela implique que "les moyens utilisés pour remplir la mission d'intérêt général ne créent pas d'inutiles distorsions commerciales". Dans cette logique, le marché est la règle et les services publics doivent faire la preuve qu'ils n'en perturbent pas "inutilement" le fonctionnement. Ces orientations ont profondément déstabilisé les entreprises publiques en charge d'un service public. Celles-ci ont été placées devant un dilemme : soit continuer à remplir leurs missions de service public et être financièrement mises en péril par des opérateurs privés, n'offrant que les services les plus rentables ; soit se transformer en banale entreprise commerciale avec la rentabilité financière comme seul critère de choix et en bout de course logique la privatisation, même si il n'y aucune obligation européenne en la matière. Dans la pratique, c'est le second terme de l'alternative qui a été choisi et les entreprises publiques se sont transformées progressivement en multinationales, la référence au service public devenant un simple argument de marketing, sans rapport réel avec la réalité du service rendu. Quelles réponses ? Nous devons articuler les batailles au niveau national et européen et être capable de défendre ce qui existe pour être en capacité de rependre l'offensive. - Redonner une légitimité aux services publics en donnant toute leur place aux usagers La place des usagers est le trou noir du service public en France. Leur faible poids historique s'explique par le fait que, l'Etat étant vécu, depuis la fin du 19ème siècle, comme porteur de l'intérêt général, les usagers lui déléguaient la défense de leurs intérêts. Cette situation a été renforcée par une conception et des pratiques qui visaient à émietter les relations aux usagers en autant de rapports spécifiques à tel ou tel service public, bloquant ainsi la constitution de ceux-ci en force sociale globale. Cette logique, toujours prégnante, tend à être occultée par une seconde orientation qui vise à faire du marché le régulateur infaillible. Au lieu d'anticiper les besoins sociaux, d'avoir une vision à long terme et d'être capable d'action volontariste, il ne s'agit plus que de répondre aux sollicitations du marché. Répondre au problème de l'exclusion Les vingt dernières années ont vu apparaître des phénomènes de marginalisation sociale liée à la montée du chômage et de la précarité. Malgré l'actuelle reprise économique et la réduction régulière du chômage, celui-ci reste élevé et l'augmentation du nombre de travailleurs pauvres se poursuit. Les services publics n'ont pas été capables de répondre à cette situation qui a été concomitante de la transformation progressive des entreprises publiques en entreprises commerciales. La recherche de la rentabilité ne fait pas bon ménage avec la nécessité de répondre à l'urgence sociale, ce d'autant plus que les différents gouvernements se sont interdits de tout interventionnisme vis-à-vis de ces entreprises. De plus la conception universaliste de l'égalité a été un frein la prise de mesures particulières en faveur de ces couches sociales. Il faut donc que des discussions s'ouvrent avec les associations concernées pour définir un certain nombre de droits (droit à la communication, à l'énergie...) et mettre en place les conditions effectives de leur réalisation. - Empêcher de nouvelles ouvertures à la concurrence et de nouvelles privatisations Le Conseil Européen de Lisbonne a entériné une accélération de la libéralisation des services publics : transports, énergie, services postaux. Après les télécommunications, c'est donc l'ensemble des services publics en réseau qui est concerné. L'enjeu est donc considérable. Empêcher la déréglementation dans les secteurs où elle n'a pas encore eu lieu est fondamental si nous voulons maintenir le système de péréquations actuel qui structure les services publics. La privatisation des entreprises publiques est présentée comme l'aboutissement d'une ouverture à la concurrence. La privatisation, même partielle des entreprises publiques ne peuvent qu'affaiblir encore plus les services publics et accélérer la banalisation de leur comportement dans une situation où "la création de valeur pour l'actionnaire" devient le principe dominant. Les solutions envisagées pour forcer des entreprises privées à accomplir des missions de service public (cahier des charges par exemple) ont montré leur incapacité. Les exemples abondent tant en France qu'à l'étranger pour qu'il ne soit pas nécessaire d'argumenter plus longuement. Historiquement, la seule entreprise privée ayant réellement mis en œuvre un service public a été ATT aux USA jusqu’en 1984, date du début de la déréglementation dans les télécom. Elle n’a pu le faire que parce que les pouvoirs publics américains avaient mis des restrictions très fortes à ses activités en échange de son monopole : interdiction d’intervenir à l’étranger, et dans d'autres domaines que les télécom, obligation de couverture de l'ensemble du territoire et de fourniture du service à des tarifs peu élevés. - Imposer des prestations de service public dans les secteurs déréglementés Il paraît difficile, pour des raisons de rapport de force de revenir sur les ouvertures à la concurrence qui ont déjà été effectuées. Un service public peut-il être mis en oeuvre dans un secteur où règne la concurrence ? Cela semble très difficile et plusieurs conditions doivent être réunies. La régulation actuelle a comme objectif essentiel "d'égaliser les conditions de la concurrence" par une réglementation asymétrique dont l'objectif est de favoriser les nouveaux entrants par rapport à l'opérateur historique. Il faut y introduire de façon nette d'autres objectifs liés à la mise en oeuvre de missions de service public avec des obligations précises que ce soit en terme de panels de service, de conditions tarifaires, d'universalité. Il s'agit donc en "enrichissant" la notion de service universel d'imposer des obligations de service public que ce soit en matière de tarif, d'aménagement du territoire, de prises en compte des nouveaux services... Dans ce cadre, l'opérateur public serait chargé par la loi de ces missions. Les opérateurs devraient les financer à travers des versements à un fonds de service public en proportion de leur part de marché. Tout dépend dans cette situation de la hauteur des obligations. Un tel mécanisme a été mis en place en France lors de la déréglementation des télécommunications en 1996 avec la création d'u fonds de service universel. Les résultats ont été pour le moins mitigés : pas d'intégration des nouveaux services (mobiles, Internet), très faibles obligations dans le téléphone fixe, tarifs sociaux insuffisants et mis en place avec retard... En fait, imposer des obligations de service public dans un secteur déréglementé a pour conséquence une remise en cause profonde de la logique concurrentielle. Une telle remise en cause est refusée, non seulement par les entreprises concernées, mais aussi par les différents gouvernements et par la Commission. - Se battre au niveau européen C'est une question clef et parmi les plus difficiles, car avec la défense des services publics c'est la cohérence de l'actuelle construction européenne qui est attaquée frontalement. Les décisions politiques en Europe relèvent du Conseil des ministres. Une bataille au niveau européen doit donc s'articuler avec des pressions sur les gouvernements nationaux. De plus, la montée en puissance du Parlement européen rend nécessaires les interventions à ce niveau et peut permettre de démultiplier les occasions de bataille comme vient de le montrer les débats autour de la directive Poste. Ce qu'il s'agit de remettre en cause c'est la logique concurrentielle inscrite au coeur des traités. Il faut donc une réforme des traités et en particulier la modification de l'article 86, afin de permettre l'existence des services publics nationaux. Il paraît difficile de revendiquer d'emblée la mise en place de services publics au niveau européen vu l'hétérogénéité des situations nationales. Le risque d'une telle revendication serait d'aboutir à un nivellement par le bas déjà présent dans la notion de service universel. Cependant, face à la volonté politique d'ouverture à la concurrence, il faut imposer un système de coopération entre les grands opérateurs publics européens et passer ainsi d'une logique concurrentielle à une logique coopérative, avec la mise en place de normes communes, de projets communs de développement. De plus, des objectifs communs peuvent être fixés à l'ensemble des pays européens secteur par secteur de façon à homogénéiser la fourniture de prestations au niveau européen. Il faut enfin revendiquer un moratoire sur les déréglementations et sur les privatisations tant qu'un bilan sérieux, contradictoire, n'aura pas été fait sur leurs conséquences. Tout cela suppose évidemment des mobilisations d'ampleur qui passent par la constitution d'un front commun des usagers et des salariés des services publics afin de construire des rapports de force nécessaires. Mais ceci est une autre histoire ! |