Mondialisation. Etat des lieux

L'OMC lorgne sur l'école - Texte paru sur la liste de discussion francophone d'ATTAC - octobre 1999

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L’OMC lorgne sur l’Ecole

Le “ Cycle du Millénaire ” devrait libéraliser à outrance le marché de l’éducation et de la formation

Nico Hirtt

 

 

Du 30 novembre au 3 décembre, les représentants de 133 pays membres de l'Organisation mondiale du commerce se réuniront à Seattle (Etat de Washington) pour la Conférence ministérielle 1999 de l'OMC. “ Ce sera la plus grande manifestation concernant le commerce qui ait jamais eu lieu ” déclare fièrement la représentante des Etats-Unis pour les questions commerciales internationales, Mme Charlene Barshefsky, “ et elle marquera le début de négociations globales qui façonneront le commerce mondial à la veille du XXIe siècle ”[i]. Seattle constituera en effet le lancement du Millenium Round, le Cycle du Millénaire : un cycle de négociations globales visant à ouvrir davantage les marchés des biens, des services et des produits agricoles à l’aube du troisième millénaire.

D’ores et déjà, la réunion suscite les protestations de tous ceux qui craignent - à juste titre - qu’une nouvelle libéralisation des échanges de biens et de services n’augmente encore la fracture sociale entre riches et pauvres, entre le Nord et le Sud. La ville de Seattle sera dès lors le théâtre d’innombrables manifestations, meetings, débats et conférences alternatives organisés par des associations telles que les syndicats américains AFL-CIO, des comités d’agriculteurs, des mouvements pacifistes et tiers-mondistes, etc.[ii]

Les opposants à l’OMC visent généralement la libéralisation du commerce des produits agricoles, des télécommunications, des finances ou des transports. Mais il est un service dont on ne parle que trop rarement : l’éducation. Tout porte pourtant à croire que ce secteur, qui attise désormais les convoitises de tous les libre-échangeurs en mal de marchés, sera au cœur des négociations de Seattle et de celles qui suivront tout au long du Millenium Round.

Sous la déréglementation, la marchandisation

Depuis une quinzaine d’années, des voix partonales s’élèvent, toujours plus nombreuses et toujours plus puissantes, afin de réclamer une déréglementation de l’enseignement. D’une part, les employeurs estiment qu’un système éducatif libéré du contrôle de l’Etat, divisé en petites entités autonomes et concurrentes, s’adaptera plus spontanément et plus rapidement aux attentes changeantes des milieux économiques et aux mutations technologiques. D’autre part, l’abandon du service public d’enseignement ouvre évidemment la perspective de nouveaux et juteux marchés : les dépenses mondiales pour l’éducation s’élèvent, ne l’oublions pas, à plus de mille milliards de dollars par an.

Ce mouvement de privatisation de l’enseignement est soutenu par deux puissants catalyseurs : les nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC) et les restrictions budgétaires.

Au delà de ce qui ressemble de plus en plus à un alibi pédagogique, l’introduction d’ordinateurs et d’Internet dans les salles de classe cache des enjeux commerciaux de première importance. Le marché direct des machines et des logiciels est déjà considérable. Lorsque Claude Allègre a annoncé son intension d’investir 15 milliards de FF pour connecter toutes les écoles françaises au réseau, le quotidien patronal Les Echos n’a pas dissimulé sa joie : “ C’est un chantier immense qui s’est ouvert là, dans lequel chacun peut espérer avoir sa part du gâteau ”[iii].

Mais l’entrée des NTIC à l’école constitue également un formidable moyen de stimuler indirectement les marchés de l’informatique, du multimédia, des logiciels et des télécommunications. Quand des millions d’enfants passent quelques heures par semaine à s’initier au joies de la “ souris ” et du “ surf ” sur Internet, ce sont autant de clients potentiels que gagne l’industrie. Interogé sur les motivations des investissements de sa société dans l’informatique scolaire, Alain Falck, directeur de la division Entreprises, éducation et recherche de Microsoft France, n’y va pas par quatre chemins : “ c'est, d'une part, un marché en tant que tel ; d'autre part, nous pensons qu'il aura un effet d'entraînement. Notre objectif étant d'imposer le plus largement possible notre plate-forme Windows. ”[iv] La Commission européenne reconnaît pareillement que l’un des objectifs majeurs de son plan d’action Apprendre dans la société de l’information est “ d’atteindre plus rapidement un nombre suffisant d'utilisateurs et d’amorcer la constitution d'un véritable marché européen multimédia éducatif ”[v].

Mais le plus important est peut être que l’initiation des jeunes aux technologies de l’information et des communications permet de stimuler l’apprentissage à distance “ tout au long de la vie ” Ainsi le travailleur de demain pourra se recycler à ses propres frais, durant son temps libre. Ce sera tout bénéfice pour les employeurs comme pour les fournisseurs de formation à distance.

A la pression des technologies s’ajoute celle du “ définancement ” de l’enseignement. Les contraintes budgétaires ont en effet conduit de nombreux pays à freiner la croissance de leurs dépenses éducatives. Le manque de moyens pousse les établissements d’enseignement à recourir au sponsoring externe tout en stimulant la concurrence, donc l’adaptation aux exigences du marché. Les maigres enveloppes budgétaires encouragent le remplacement des enseignants par des ordinateurs et des didacticiels. La baisse de qualité de l’enseignement public pousse les parents à rechercher des formes d’apprentissage alternatives : écoles privées, CD-ROM ludo-culturels, livres, didacticiels, cours à distance sur Internet.

Un marché en plein essor

Pour l’instant le marché de l’enseignement reste encore essentiellement confiné au niveau de l’enseignement supérieur. Parmi les quatre catégories de commerce de services retenues par l’OMC — fournitures transfrontières, consommation à l’étranger, présence commerciale et présence de personnes physiques — c’est la deuxième qui est largement dominante dans le marché éducatif, sous la forme de poursuite d’études supérieures à l’étranger. Ce marché, estimé à 27 milliards de dollars au niveau mondial pour 1995, est dominé par les Etats-Unis, suivis de la France, de l’Allemagne et du Royaume Uni. En 1995, les Etats-Unis ont vendu pour 7 milliards de dollars en formations universitaires, ce qui y fait de l’enseignement le cinquième secteur d’exportation de services.[vi]

Mais petit à petit, d’autres formes de commerce commencent à se développer dans le domaine de l’éducation : la vente de cours à distance sur Internet ou sur des supports informatiques (“ fournitures de services transfrontières ”), l’ouverture d’instituts de formation privés contrôlés par des firmes étrangères (“ présence commerciale ”) et faisant éventuellement appel à des professeurs étrangers (“ présence de personnes physiques ”).

L’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) a été une des premières à offrir 50 cours complets sur Internet, touchant des étudiants dans 44 états américains et 8 pays étrangers. Les autres universités n’ont plus qu’à suivre le mouvement.[vii]

Ainsi l’éducation tend-elle à devenir un service marchand à part entière, dont le domaine d’activité s’élargit progressivement à l’enseignement secondaire (surtout dans les filières techniques et professionnelles), et même à l’enseignement fondamental.

Les visées de l’OMC

Dès 1994, la plupart des pays qui allaient fonder l’Organisation mondiale du commerce en janvier 1995 avaient conclu à Marrakech un premier Accord général sur la libéralisation du commerce des services (GATS). L’enseignement y figurait déjà en bonne place. En effet, pour demeurer hors de portée de cet accord, le système d’éducation d’un pays devait être totalement financé et administré par l’État, dans une perspective non commerciale. Or, il subsiste très peu de systèmes d’éducation répondant à ce profil. La plupart d’entre eux entrent donc dès à présent dans le champ d’application du GATS.

Les accords du GATS constituaient à la fois un cadre général et un agenda en vue de libéraliser progressivement les services. Cet agenda prévoyait notamment de relancer les négociations sur le commerce des services avant le début de l’an 2000, dans le cadre du Millenium Round. Les services et l’enseignement seront donc à l’ordre du jour de la Conférence ministérielle de Seattle.

En 1998, à la demande du Conseil pour le Commerce des Services, le Secrétariat de l’OMC a constitué un groupe de travail chargé d’étudier les perspectives d’une libéralisation accrue de l’Education. Dans son rapport (classé “ restricted ”, mais néanmoins disponible sur Internet), ce groupe insiste sur “ le rôle crucial de l’éducation dans la stimulation de la croissance économique ”[viii]. Il souligne le développement de l’apprentissage à distance, “ un créneau très dynamique, qui bénéficie du développement de nouvelles technologies de l’information et des communications ”. Il salue la multiplication des partenariats entre des institutions d’enseignement et des entreprises (comme la Western Governors’ University, fondée par 17 gouverneurs d’états américains avec la collaboration de sociétés comme IBM, AT&T, Cisco, Microsoft, et Thomson International). Enfin, le rapport se réjouit de la déréglementation croissante du secteur éducatif européen (surtout dans l’enseignement supérieur), félicitant au passage les autorités du Royaume Uni qui ont, dès les années 80, entrepris “ un mouvement d’abandon du financement public au profit d’une plus grande réponse au marché couplée à une ouverture accrue sur des mécanismes de financement alternatifs ”.

Il ne s’agit là que des réflexions d’un groupe de travail ? Comme l’écrit Martin Khor dans Le Monde Diplomatique, “ à l'OMC, comme au GATT, la création d'un groupe de travail n'est jamais innocente : puissamment impulsée par la bureaucratie de l'Organisation, elle enclenche un engrenage dans lequel se trouvent vite pris les gouvernements participants. Très rapidement, la question n'est plus de savoir si l'on est pour ou contre les objectifs affichés dans son intitulé, mais bien comment atteindre ces objectifs ”[ix].

Services 2000

Les Etats-Unis contrôlent quelque 16% du marché mondial des services. En dix ans, leurs exportations de services ont plus que doublé, ce qui leur a permis de compenser 42% du déficit sur le commerce de marchandises. Ils sont donc particulièrement attentifs au progrès de la libéralisation de ces marchés.

Le 16 octobre de l’an dernier (1998), 350 spécialistes du commerce international des services, dont 170 hommes d’affaires, se sont ainsi réunis au Département du Commerce à Washington afin de formuler leurs recommandations aux négociateurs américains à l’OMC. Cette conférence, intitulée Services 2000 était sponsorisée par le Commerce’s Service Industries and Finance unit et par la U.S. Coalition of Service Industries. Dans son discours d’introduction, Michael J. Copps, Secrétaire-adjoint au développement du Commerce, a promis de “ redoubler les efforts en vue de renforcer les accords-cadres et les engagements nationaux sur l’accès aux marchés de services ”, conclant que “ le gouvernement américain doit continuer de soutenir les efforts de l’industrie américaine pour conquéir un avantage compétitif sur les marchés étrangers ”[x].

Au cours de la conférence, un groupe de travail s’est plus particulièrement penché sur les services d’éducation et de formation. Dans ses conclusions, il note que ce secteur “ a besoin du même degré de transparence, de transférabilité et d’interchangeabilité, de reconnaissance mutuelle et de liberté, d’absence de réglementation, de contraintes et de barrières, que celui réclamé par les Etats Unis pour les autres industries de service ”[xi].

Le groupe de réflexion insiste sur trois points qui devraient, selon lui, être au centre des négociations de l’OMC concernant l’enseignement.

Premièrement, la libre circulation de l’information électronique et des modes de communications. “ L’apprentissage à distance via des moyens électroniques (télévision, radio, fax, courrier électronique, Internet) est le mode d’éducation etl a réserve de formation qui croît le plus rapidement dans l’économie globale ”. C’est pourquoi, “ les besoins particuliers de l’éducation et de la formation incluent l’accès illimité des fournisseurs aux réseaux de communication nationaux ; le libre accès des citoyens locaux, des sociétés et des organisations au réseau Internet et aux autres points d’accès à la communication électronique ”.[xii]

Deuxièmement, les négociateurs devraient s’attaquer aux “ barrières et autres restrictions qui limitent ou empêchent la fourniture de services d’éducation et de formation au delà des frontières ”.

Enfin, troisièmement, il faudrait éliminer les “ barrières et autres restrictions qui empêchent la certification des compétences, l’acceptabilité et la transférabilité des certificats d’étude et de formation, des diplômes, des crédits, des certificats, des unités capitalisables et autres formes de certification ”[xiii].

Etats-Unis contre Europe ?

Voilà donc les positions que défendra la délégation américaine à Seattle. Or, on connaît le poids des Etats Unis dans les négociations de l’OMC. A l’occasion d’un discours prononcé le 28 septembre 1999 devant le Council on Foreign Relations à Washington, Mike Moore, Directeur général de l'Organisation mondiale du commerce, s’est adressé aux responsables américains en ces termes : “ Il est parfois difficile d'être américain parce que lorsqu'on vous demande de prendre la direction des opérations, on vous accuse ensuite de bousculer les gens.  Mais nous avons besoin de votre leadership et de votre vision. Lorsque l'Amérique prend l'initiative et définit une vision véritablement globale, le monde peut prospérer ”[xiv]. La conférence de Seattle sera d’ailleurs présidée par Mme Charlene Barshefsky, représentante des Etats-Unis pour les questions commerciales internationales.

La volonté américaine de libéraliser les services d’éducation ne risque-t-elle cependant pas de buter sur l’opposition d’autres pays, notamment européens, que l’on dit davantage attachés à leur service public ? Dans le rapport sur la préparation de la conférence ministérielle de l’OMC, que Mme Béatrice Marre vient de présenter à l’Assemblée nationale française au nom de la Délégation de l'Assemblée Nationale pour l'Union Européenne, les positions défendues semblent effectivement tranchées : “ les futures négociations à l'OMC ne sauraient remettre en cause, en France, les fondements du service public de la santé ou de l'éducation ”[xv].

Mais le groupe éducation du colloque Services 2000 a anticipé cette opposition et formulé la directive suivante à l’adresse des négociateurs américains à Seattle: “ En aucune circonstance l’éducation et la formation ne doivent être considérées comme des composantes marginales ou “à jeter”, qui pourraient être sacrifiées dans les négociations commerciales internationales en vue d’atteindre d’autres objectifs ou pour satisfaire d’autres nations ” [xvi].  Pas question donc de plier devant les réticences que ne manqueront pas de formuler des pays trop attachés à leurs systèmes éducatifs centralisés. “ Il est probable que d’autres pays, spécialement des membres et candidats-membres de l’Union européenne, défendront le point de vue que l’éducation et la formation sont des activités non-commerciales et devraient par conséquent être évacuées de la table des négociations. Cette position reflète leur propre intérêt en tant que compétiteurs et le poids d’attitudes culturelles traditionelles de la part de leurs communautés académiques et civiles. Il convient d’y résister ”. 

 

Résistance qui ne devrait pas être trop difficile, car, dans son rapport, Mme Béatrice Barre est bien obligée de reconnaître la faiblesse de la position française. La “ conception française ” des services publics de l’éducation “ doit en effet tenir compte d’un autre impératif : la liberté de l’enseignement ”. L’article 1er de l’accord sur le commerce des services conclu à Marrakech exclut certes de son champ d’application les “ services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental ”. Mais, en France comme dans la plupart des pays industrialisés, coexistent aux côtés du service public de l’éducation, des organismes privés dispensant des services analogues. Dans ces conditions, Mme Béatrice Barre a beau “ ne pas penser qu’existent en France des services marchands — au sens de l’Accord de Marrakech — dans ces secteurs ” (éducation et santé), on voit mal comment cette position pourrait tenir la route face aux pressions des autres pays et notamment des Etats-Unis.

D’autant que les négociateurs de l’Union européenne — qui ont tous pouvoirs pour représenter leurs pays membres à Seattle — sont loin d’être sur une position aussi réservée que la commission parlementaire française. Dans sa communication au Conseil et au Parlement européen sur L’approche de l'UE en vue du cycle du millénaire, la Commission ne laisse entendre nulle part qu’elle se disposerait à exclure l’enseignement du panier des services à libéraliser. Au contraire, la Commission, qui souligne que l’Union européenne “ a été à la pointe des efforts déployés pour lancer le cycle de négociations du millénaire ”, estime que “ l'élimination des obstacles à l'accès au marché et l'introduction de règles multilatérales ne pourraient qu'améliorer ses perspectives commerciales ”[xvii]. Dans le domaine des services, la Commission réclame “ des négociations globales dans le but d'amener tous les membres de l'OMC à s'engager plus avant en matière d'accès au marché ” et “ de prendre des engagements en faveur d'une libéralisation plus poussée ”.

Inquiétudes syndicales

Les menaces qui pèsent sur l’enseignement public sont donc bien réelles. Comme le craint l’Internationale de l’Education (l’I.E. est une fédération mondiale regroupant les principaux syndicats de l’enseignement public, dont la FSU française et la CGSP belge), “ c’est  l’assujettissement plus poussé des systèmes d’éducation aux impératifs de l’entreprise privée - avec son cortège de privatisations et de déréglementations - qui pointe à l’horizon. (…) L’éducation publique attise de plus en plus la convoitise de puissants groupes d’intérêt (qui) ne visent rien de moins que son démantèlement en la soumettant aux électrochocs de la concurrence internationale. ”[xviii] L’I.E. souligne les “ effets pervers ” que peut entraîner la libéralisation de l’enseignement : accroissement de la dépendance face à l’extérieur, acculturation provoquée par l’usage d’une langue étrangère dans l’enseignement, tendance à l’homogénéisation de la formation dispensée et une érosion de la souveraineté. L’I.E. craint également l’impact négatif de la libéralisation du commerce international de l’éducation sur la qualité et l’offre des services d’éducation dans les pays en développement. En effet, “ l’idée de placer les systèmes nationaux d’éducation en situation de concurrence n’équivaut-elle pas à livrer pieds et poings liés ceux des pays les plus faibles à quelques grandes entreprises transnationales ? ”

Pour l’I.E., la généralisation des NTIC dans l’éducation “ doit maintenant être analysée à la lumière des pressions croissantes en faveur d’une libéralisation du commerce des services ” Car, estime le syndicat, dans ce nouveau contexte il sera beaucoup plus difficile de mettre ces technologies au service de la majorité plutôt qu’au bénéfice d’intérêts privés. Dès lors, le danger est réel “ de se retrouver avec une éducation de nature purement mécaniste et au contenu uniforme ”. L’I.E. en appelle donc à la vigilance des organisations syndicales du secteur des services publics et, en particulier, de l’enseignement.

 

Les promoteurs du Cycle du millénaire sont évidemment conscients de ces résistances. Prenant la parole, le 28 septembre dernier, devant le Council on Foreign Relations à Washington, Mike Moore, Directeur général de l'OMC, a lancé un appel aux “ tenants de notre système, à ceux qui en comprennent les avantages et qui en bénéficient, de soutenir énergiquement les efforts que font leurs gouvernements ”[xix]. Lors de la conférence américaine Services 2000, en 1998, le professeur Geza Feketekuty du Monterey Institute of International Studies s’est gaussé de la “ réthorique populiste sur les hamburgers et les flippers ”[xx] Il estime néanmoins que “ l’un des enjeux cruciaux sera de préparer le terrain des négociations par un processus éducatif ”. Il faut, en d’autres mots, une préparation “ idéologique ” des opinions publiques. Le professeur juge d’ailleurs que l’on peut utilement s’inspirer de ce qui a été fait, en la matière, lors des négociations sur les télécommunications et les services financiers. La commission européenne croit de même qu’il “ sera nécessaire de gagner la confiance de l'opinion publique. Les citoyens européens doivent être rassurés sur le fait que l'Union européenne libéralise son marché sans pour autant négliger leurs préoccupations fondamentales ”[xxi].

GATE

D’autres forces oeuvrent dans l’ombre. A l’initiative de la société américaine Jones International Ltd., “ spécialiste de l’industrie de l’éducation on-line ”, une association internationale a vu le jour sous l’appellation Global Alliance for Transnational Education (GATE)[xxii]. La société fondatrice, Jones International, possède sa propre “ université virtuelle ” sur Internet [xxiii] ainsi qu’un important serveur pédagogique (payant) largement utilisé par des établissements d’enseignement primaire et secondaire américains [xxiv]. Parmi les membres de l’Alliance on retrouve de nombreuses sociétés américaines, dont les inévitables IBM et Coca-Cola.

L’action principale de GATE consiste à comparer les contenus des diplômes et certificats nationaux, afin d’assurer aux employeurs des garanties en matière de compétences de la main d’œuvre engagée ou formée à l’étranger. Mais GATE est aussi un puissant lobby, qui œuvre à la libéralisation des services éducatifs et qui jouit de l’oreille attentive de hauts responsables d’organisations internationales.

Son président, Glenn R. Jones, se plait à rappeler que “ le potentiel de l’éducation est renversant. En plus des implications sur la qualité de la vie, le potentiel économique est l’un des plus vastes de la planète (…). Encore virtuellement ignoré au début de cette décennie, il fait maintenant l’objet d’études attentives de la part d’analystes qui suivent de près les offres, les fusions et les acquisitions dans le monde de l’éducation privée. Parmi eux : Salomon Smith Barney, NationsBanc Montgomery Securities, Barrington Research, Hambrecht & Quist, la Banque mondiale, et plus d’une douzaine d’autres ”[xxv].

Selon le GATE les pouvoirs publics sont dans l’impossibilité de financer la croissance continue de la consommation d’éducation et de formation. Entre 1985 et 1992, le nombre d’étudiants de l’enseignement tertiaire est passé de 58,6 millions à 73,7 millions, une croissance de 26%. Mais durant la même période la croissance des dépenses publiques d’éducation n’a représenté que 0,2% du produit intérieur brut des nations. “ Du point de vue del’entrepreneur ”, conclut Glenn R. Jones, “ voilà l’un des marchés les plus vastes et à la croissance la plus rapide, dans lequel les acteurs présents ne parviennent pas à répondre à la demande ”. Par conséquent, “ la formation privée et l’industrie de l’instruction des adultes devrait connaître un taux de croissance à deux chiffres tout au long de la prochaine décennie et atteindre 50 milliards de dollars d’ici 2010 ”[xxvi]. Selon le patron de GATE il n’y a “ aucune rationalité ” dans le choix d’exclure l’éducation de la compétition économique. Et quelle que soit cette rationalité, “ un entrepreneur sait bien que, sur le marché, les consommateurs diront “cela m’est égal – je veux seulement qu’on satisfasse mes besoins”. Et ce qu’il ne trouve pas chez l’un, il ira le chercher ailleurs ”. Pour toutes ces raisons, “ les entrepreneurs voient l’éducation comme une opportunité d’entrer sur un vaste et attrayant marché ”.

A l’adresse de ceux qui cherchent leur salut dans des réglementations visant à limiter l’accès au marché de l’Education, Glenn R. Jones lance : “ C’est une erreur ! Le changement est en cours et de nouveaux bouleversement arrivent droit sur nous. Il faut les affronter. Il n’y a pas d’autre choix viable. Il faut éviter de construire des mirages ou de semer l’illusion qu’on peut négocier le changement ”.

 

Ses “ recommandations ”, le groupe de pression GATE les formule à l’occasion de conférences internationales annuelles. Celle de 1998 a eu lieu à Paris. Parmi les orateurs invités, Diana G. Oblinger, représentante d’IBM, a souligné que dans un monde où “ l’éducation est la clé de la compétitivité économique ”, on observait inéluctablement une “ forte croissance de l’éducation privée et “for-profit” ” (par opposition à “ non-profit ”)[xxvii]. La conférence 1999 de GATE vient quant à elle d’avoir lieu à Melbourne (du 29/9 au 1/10). Son thème : “ Accès ou exclusion : le commerce transnational des services d’éducation ”. La conférence était co-organisée par l’UNESCO et l’OCDE et l’un des principaux orateurs était Dale Honeck, membre de la division “ Commerce des services ” à l’OMC. Titre de son exposé : “ Services 2000: éducation et formation ” Tout un programme…

 

 



[i] Site internet de l’OMC : http://www.wto.org/wto/french/minf/ustrf.htm

[ii] Voir, à ce sujet, le site du Third World Network : http://www.twnside.org.sg/souths/twn/title/shut-cn.htm

[iii] Les Echos n° 17564, 15 janvier 1998, p. 46

[iv] Idem

[v] Apprendre dans la societe de l'information, Plan d'action pour une initiative européenne dans l’éducation (1996-98) Communication au Parlement européen et au Conseil au Comité Economique et Social et au Comité des Régions.

[vi] Education services, Background Note by the Secretariat, Council for Trade in Services,WTO, 23 septembre 1998, S/C/W/49 (98-3691). (http://www.wto.org/wto/services/w49.doc)

[vii] Ibidem

[viii] Ibidem

[ix] Martin Khor, L'OMC, fer de lance des transnationales. Un gouvernement mondial dans l'ombre, Le Monde Diplomatique - mai 1997 - Page 10 (http://www.monde-diplomatique.fr/1997/05/KHOR/8161.html)

[x] Results of SERVICES 2000, A Conference and Dialogue on Global Policy Developments and U.S. Business, Friday October 16, 1998 at the U.S. Department of Commerce (http://www.ita.doc.gov/sif/2kfullreport.htm)

[xi] Ibidem

[xii] Ibidem

[xiii] Ibidem

[xiv] Défis que le système commercial mondial devra relever pendant le nouveau millénaire, Mike Moore, Directeur général de l'Organisation mondiale du commerce, discours prononcée le 28 septembre 1999  devant le Council on Foreign Relations à Washington, OMC, D.C. PRESS/139 (http://www.wto.org/wto/ddf/fp/D4/D4021f.doc)

[xv] Rapport d’information déposé par la délégation de l'Assemblée Nationale pour l'Union Européenne sur la préparation de la conférence ministérielle de l’OMC à Seattle et présenté par Mme Beatrice Marre, le 30 septembre 1999 (http://www.assemblee-nationale.fr/2/sae/rap-info/i1824.pdf)

[xvi] Services 2000, op.cit.

[xvii] Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen : Approche de l'UE en vue du cycle du millénaire (http://europa.eu.int/comm/dg01/0807nrfr.pdf)

[xviii] L’OMC et le cycle du millénaire : les enjeux pour l’éducation publique,  Questions en débat n°2, mai 1999 (http://www.ei-ie.org/educ/french/fedQD2-mai99.htm)

[xix] Défis que le système commercial mondial devra relever pendant le nouveau millénaire, Mike Moore, Directeur général de l'Organisation mondiale du commerce, discours prononcée le 28 septembre 1999, OMC, D.C. PRESS/139 (http://www.wto.org/wto/ddf/fp/D4/D4021f.doc)

[xx] Geza Feketekuty, A framework for global trade in services, Services 2000, op. cit.

[xxi] Approche de l'UE en vue du cycle du millénaire, op. cit.

[xxii] Voir : http://www.edugate.org

[xxiii] Voir : http://www.jonesinternational.edu/

[xxiv] Voir : http://www.e-education.com/

[xxv] Address given to GATE Conference, Paris, September 30, 1998 (http://www.edugate.org/conference_papers/gate_address.html)

[xxvi] Ibidem

[xxvii] Diana G. Oblinger, Global Education: Thinking Creatively, Paris, septembre 1998 (http://www.edugate.org/conference_papers/global_education.html)

 

Nico Hirtt

Animateur, en Belgique, de l’association “ Appel pour une école démocratique ”, auteur de L’Ecole sacrifiée (EPO, 1996) et de Tableau Noir (avec Gérard de Selys, EPO 1998). Il publiera prochainement Les nouveaux maîtres de l’Ecole, L’enseignement européen sous la coupe des marchés

 

 

 

 

 

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