Bem-vind@ - Benvenuto - Bienvenido - Bienvenue - Velkommen - Welcome - Welkom - Willkommen

  

Attacbouton.jpg (1599 bytes)

Capitalisme financier et Taxe Tobin

Jean Marie Harribey

Texte paru sur la liste attac-talk - novembre 1998

Jean-Marie Harribey est professeur de sciences économiques et sociales à l’Université Bordeaux IV, auteur de "L’Economie économe", L’Harmattan, 1997

Ce texte a donné lieu à conférence à la demande de la Ligue des Droits de l’Homme et des Amis du Monde diplomatique - Gradignan, le 13 novembre 1998

    Les choses sont allées vite : à peine une décennie pour revenir sur terre, pour que la grande illusion se dégonfle comme une baudruche. On nous avait promis une éternité de capitalisme avec le bonheur de l’humanité en prime. Et voilà que l’horreur du capital apparaît au grand jour : chômage croissant, pauvreté dans le monde entier, pillage de la planète et menaces sur les écosystèmes. La mondialisation de l’économie du capital aboutit à un fiasco que même les plus critiques n’avaient osé imaginé.

    Ce fiasco a pris un visage financier à travers l’effondrement soudain des bourses depuis un an et demi.

    Pour savoir d’où vient ce fiasco, il est nécessaire de remonter un peu en amont et rappeler comment fonctionne le capitalisme. Ensuite le fonctionnement des marchés financiers pourra mieux se comprendre et on pourra s’interroger sur ce qu’il conviendrait de faire.

1. Le fonctionnement du capitalisme

On peut caractériser le capitalisme par deux séries d’éléments

  • Il repose sur le clivage entre ceux qui détiennent le capital et ceux qui n’ont que leur force de travail pour vivre. Ce clivage définit le rapport social salarial qui permet au capital de s’accaparer une part de la valeur ajoutée par le travail, cette part que Marx a appelé plus-value qui se transforme en profit monétaire quand les marchandises sont vendues et qui est réintroduite sous forme d’investissement pour accumuler du capital.
  • Le capitalisme est une économie monétaire. Bien sûr, la monnaie sert à échanger les marchandises les unes contre les autres. Mais elle sert surtout à l’accumulation du capital. C’est l’un des points les plus importants à saisir. D’un point de vue macroéconomique, s’il n’y avait pas création de monnaie, l’accumulation serait impossible. Pourquoi ? Parce qu’au cours d’une période le capital ne peut récupérer en vendant les marchandises que les avances faites sous forme de salaires et de moyens de production. Pour qu’il puisse réaliser un profit accumulable il faut que soit mise en circulation une quantité de monnaie supérieure à celle qui correspond aux avances précédentes. C’est le rôle du crédit bancaire sans lequel le capitalisme ne pourrait fonctionner, i.e. accumuler : le système bancaire anticipe le profit en mettant en circulation une quantité de monnaie supplémentaire représentant le travail vivant approprié par le capital.

Ce qui fait que le capitalisme ne peut pas se passer de financement. La finance est inhérente au capitalisme.

1.2. L’accumulation est une gigantesque foire d’empoigne

    La volonté d’accumuler ne connaît pas de limite. Elle exige de remodeler sans cesse le processus productif pour dépasser les concurrents. Les équipements sont déclarés obsolètes avant même que l’argent investi ait été récupéré, ce qui n’est possible qu’en contractant les coûts salariaux et en licenciant. Mais comme c’est la main d’œuvre qui crée la valeur nouvelle et donc les profits, périodiquement le capitalisme connaît une crise de suraccumulation de capital par rapport aux profits espérés, ce qui se traduit par une crise de surproduction par rapport aux capacités d’écoulement des marchandises sur les marchés, capacités qui dépendent principalement de la distribution des gains de productivité aux salariés mais laquelle entre en contradiction avec le profit immédiat qui lui-même dépendrait de la vente, etc. Contradiction inéluctable. En d’autres termes, il y a trop de capitaux par rapport aux conditions de leur mise en valeur jugées suffisantes par leurs propriétaires.

    Ce mécanisme revient périodiquement mais il n’est pas permanent. Parce que le capitalisme a des parades. Celles qui sont à l’œuvre depuis vingt ans sont de deux ordres :

  • Pour remédier à une rentabilité du capital insuffisante dans un contexte de croissance faible, la politique libérale a consisté à modifier le partage de la valeur ajoutés, des revenus donc, entre les salaires et les profits. Le moyen fut le chômage devenu variable d’ajustement, et permettant de tourner le rapport des forces à l’avantage du capital, ce qui équivaut à accroître le taux d’exploitation des salariés. Cela enclenche un mécanisme infernal car plus le taux d’exploitation augmente, plus cela indique aux capitalistes que le taux de profit qu’ils peuvent espérer est élevé. La norme de profit s’élève donc progressivement, ce qui conduit les actionnaires à exiger toujours plus de dégraissage, de licenciements, mais, avec au bout du compte, une sanction inévitable : le profit étant créé par le travail, la logique de rentabilité financière bride l’accumulation d’ensemble du capital et la possibilité de créer de la plus-value nouvelle. D’où la férocité des luttes pour s’accapare la plus-value existante.

Le taux de rendement des fonds propres est = Bénéfice net/Fonds propres.
Le taux de rentabilité du capital est = Bénéfice net/Capitalisation boursière = 1/PER (Price Earning Ratio).
Le prix de l’action sera égal à environ au dividende multiplié par le PER. C’est donc la rentabilité qui détermine la valeur de l’action.
Plus le taux de rentabilité du capital augmente, plus le PER diminue et inversement. Donc, plus le cours des actions monte, plus la rentabilité diminue ; d’où la pression pour accroître les bénéfices par tous les moyens. Si cela s’avère impossible, l’entreprise peut choisir de laisser baisser le prix des actions ou de les rachete
r.

  • Parallèlement, les activités industrielles et de services ont été redéployées à l’échelle mondiale pour profiter des coûts salariaux moindres dans les pays encore peu industrialisés. Pour profiter de ces écarts, le capital a exigé et obtenu que tous les obstacles à la liberté de circuler pour les capitaux soient progressivement levés.

    Ces deux phénomènes ont abouti à un énorme gonflement des marchés financiers.

2. Le fonctionnement des marchés financiers

    2.1. La circulation des capitaux

    Pourquoi diable la liberté de circulation du capital est-elle si importante pour les maîtres du monde ? Non pas parce qu’ils font de l’argent à partir de rien, comme on l’entend partout, mais parce que cette liberté équivaut pour eux à la capacité de s’accaparer sur les marchés financiers la valeur ajoutée qui reste et restera toujours produite par le travail humain.

    Un marché financier est un marché particulier où l’on peut acheter sans avoir d’argent et où l’on peut vendre ce que l’on ne possède pas. C’est possible parce qu’il s’agit le plus souvent d’un marché à terme :

  • j’achète aujourd’hui 1000 F d’actions en m’engageant à payer dans 10 jours parce que je parie à la hausse des cours ;
  • le 10° jour, je revends mes actions 1100 F ayant fait un bon pronostic : j’ai fait un bénéfice de 100 F sans jamais avoir eu un sou en poche.

    Mais pourquoi mon acheteur n’a-t-il pas fait comme moi, me promettre de me payer dans 10 jours ? Si, justement, il a fait comme ça.

    Résultat : la somme correspondant aux actions, et qui s’enfle au fur et à mesure que les jours passent, ne sort pas du circuit spéculatif. Sauf si l’un des participants décide de réclamer sa liquidité, de « prendre ses bénéfices ». La spéculation à la hausse s’arrête alors. Si tout le monde veut toucher sa liquidité en même temps, le mouvement inverse se déclenche. S’il n’y avait pas de marchés à terme sur lesquels on échange des produits réels, des titres financiers ou des produits dérivés, il y aurait immédiatement un gagnant et un perdant. Avec les marchés à terme, tout financier peut espérer raisonnablement être gagnant, et ce d’autant plus que les titres changent souvent de mains. Sur de tels marchés, tous les opérateurs promettent de payer plus tard et chaque fois qu’ils vendent des titres, ils n’encaissent pas le montant et remettent en jeu leur argent en quelque sorte virtuel.

    Lorsqu’on entend dire que plusieurs centaines de milliards de dollars se sont évaporés, sont partis en fumée, ou ont été perdus lors d’un krach boursier, c’est une imbécillité. Parce que, pour leur plus grande part, ces opérations de spéculation n’ont pas besoin de monnaie ou se déroulent dans une monnaie virtuelle qui n’a été émise par aucune banque, même si la spéculation se nourrit également du crédit bancaire, certains opérateurs empruntant pour réaliser leurs achats. D’ailleurs, le peu de création de monnaie qui existe encore part davantage en placements sur des titres déjà émis qu’en nouveaux investissements productifs.

    Autrement dit, dans un krach, l’essentiel de ce qui se dégonfle, c’est le grossissement fictif précédent : pas plus que celui-ci ne représentait un accroissement réel des richesses matérielles, le dégonflement ne représente un appauvrissement réel. Sauf si le mouvement de dégonflement, entraîné par la spirale, descend au-dessous de la valeur représentative des richesses réelles et provoque l’appauvrissement de trop de capitalistes qui décident alors de fermer leurs industries et leurs commerces et de licencier en masse.

    Cependant, il y a donc bien, pendant tout le temps de la spéculation ascensionnelle, cohabitation d’une monnaie réelle garantie par les Etats et d’une monnaie virtuelle, ce qui nous amène à une autre question : la finance est-elle autonome ?

    Comment se fait-il qu’en 15 ans le Down Jones ait augmenté de 700% alors que la production américaine n’a augmenté que de 60% ? Comment se fait-il que le CAC 40 ait augmenté de 29% en 1997 et de 30% pendant les six premiers mois de 1998, alors que la production française n’augmente que de 2 à 3% par an ?

    Si j’achète des actions aujourd’hui et que je les revends demain plus cher après avoir parié à la hausse, c’est que quelqu’un m’a vendu ce même jour soit parce qu’il a parié à la baisse d’ici demain, soit parce qu’il avait parié hier à la hausse et qu’il a bien parié. Dans le premier cas, l’un va gagner ce que l’autre va perdre, dans le deuxième cas, mon vendeur a gagné entre hier et aujourd’hui et moi je gagnerai entre aujourd’hui et demain si la hausse se poursuit.

    Comment est-il possible que tous les capitalistes gagnent à la fois et que leur enrichissement grandisse plus vite que la production, en plus de l’agrandissement fictif qui se dégonfle à l’éclatement de la bulle spéculative, donc comment se fait-il qu’ils puissent s’enrichir réellement tous à la fois à certaines périodes plus rapidement que n’augmente la production ? Y aurait-il un miracle du capital qui engendrerait de lui-même à l’échelle du monde un capital encore plus grand ? Non, rien ne tombe du ciel sauf des pluies acides.

    La seule réponse est que la répartition de la valeur ajoutée dans le monde, dont les titres boursiers sont les représentants à long terme indépendamment des soubresauts quotidiens, s’est modifiée à l’avantage du capital et au détriment du travail. Quand Renault ferme Vilvorde, les coûts salariaux sont comprimés, donc, pour une même production, la part qui va aux profits augmente et l’action monte en Bourse. Ce n’est pas la preuve comme le croit Viviane Forrester que le capital fait du profit sans travail, c’est la preuve qu’il partage encore plus à son avantage le gâteau créé par le travail de plus en plus productif.

    Conclusion : le capital est libre de ses mouvements, mais il n’est en aucune manière autonome vis-à-vis du travail qui seul crée de la valeur ajoutée nouvelle.

    Voilà pourquoi les multinationales se proposaient par l’Accord Multilatéral sur l’Investissement de ligoter les Etats pour court-circuiter toute remise en cause du rapport de forces capital/travail, rapport de forces qui est à l’avantage du capital grâce au chômage.

    Voilà pourquoi l’idéologie tend à nous faire croire que le travail a disparu en tant que créateur de richesses : alors, on peut mieux justifier un partage inégal des richesses à l’avantage des rentiers. La « productivité du capital » n’existe que dans l’imaginaire capitaliste. C’est le travail qui devient de plus en plus productif, sous l’effet du savoir de plus en plus grand et des outils de plus en plus performants. Et c’est bien de la réappropriation collective de cette productivité dont il s’agit lorsqu’on réclame une forte réduction du temps de travail. Et c’est ça que l’AMI visait à empêcher : la répartition collective des richesses créées par le travail humain.

2.2. La crise financière

En comprimant les coûts salariaux, le capital dégage des profits et donc des capacités d’accumulation plus importants. D’où les crises de surproduction qui reviennent périodiquement : l’écoulement des marchandises ne procure plus assez de profit proportionnellement au capital accumulé. C’est exactement ce qui se passe actuellement. On nous dit : c’est la crise asiatique, japonaise, ou russe, bientôt brésilienne. Crise asiatique, non ; crise capitaliste, oui, qui a simplement démarré en Asie. Pourquoi en Asie ? Parce que, depuis deux décennies, les vieux pays industriels, surtout européens, connaissaient une croissance médiocre et qu’au contraire de nouveaux pays voyaient leur production croître de plus de 10% par an. Tour à tour, les quatre dragons (Hong Kong, Taiwan, Singapour, Corée du Sud), puis les tigres (Malaisie, Indonésie, Philippines, Thaïlande) suivirent l’exemple du Japon. Les multinationales s’étaient implantées dans ces pays pour utiliser une main d’œuvre payée au lance-pierre et avaient attiré dans leur sillage banques, investissements productifs, placements spéculatifs, affairistes fréquentables comme aigrefins, sous le couvert d’Etats souvent corrompus. Le tout dans un contexte de circulation effrénée des capitaux et de propagation de l’idéologie libérale : le sud-est asiatique était le nouvel eldorado, l’exemple à suivre par tous les pays en développement, dont toutes les bourses du monde profitaient à qui mieux mieux.

    Cela n’a duré que le temps de l’euphorie : peu à peu, les entreprises situées dans des pays capitalistes encore plus neufs en Asie ou en Europe centrale ont montré le bout de leur nez. Dès lors, la surproduction périodique a refait son apparition (automobile, semi-conducteurs, électronique grand public, chimie, acier) dans des pays où le marché interne est faible à cause des salaires encore faibles, et les potentialités de croissance se sont réduites.

De son côté, le Japon, deuxième puissance économique du monde, est en récession depuis 1991 et a laissé se déprécier le yen par rapport au dollar à partir de 1995. Comme les autres monnaies asiatiques étaient arrimées au dollar pour attirer les capitaux, elles se sont automatiquement réévaluées par rapport au yen. Les produits japonais devenaient bon marché par rapport à ceux de ses voisins. Insupportable pour la Thaïlande (d’autant plus que les détenteurs d’avoirs en monnaies asiatiques anticipèrent la chute de celles-ci) qui dévalua le bath en juillet 1997 et pour les autres dont les monnaies s’effondrèrent comme des dominos.

    L’engrenage de la crise se met en branle par trois canaux de transmission :

  • la plupart des entreprises industrielles sont obligées de contracter leur activité avec pour contrecoup en amont la chute des cours des matières premières ;
  • les banques qui avaient prêté à tour de bras se retrouvent avec des créances douteuses… sur les bras justement ; dans un premier temps, elles se protègent en élevant les taux d’intérêt, ce qui accroît les tendances récessionistes , et en exigeant la prise de contrôle de l’appareil productif contre le rééchelonnement des dettes.
  • contagion mondiale de la chute boursière avant peut-être contagion de la dépression.

    Ça sent donc le roussi depuis le milieu de l’année 1997, mais la spéculation à la hausse sur les bourses américaine et européennes s’est quand même poursuivie jusqu’au milieu de 1998. Les financiers seraient-ils aveugles ? Non, mais ces bourses étaient des positions de repli. Notamment pour les hedge funds, ces fonds spéculatifs de « couverture », dans lesquels on n’entre que si on est milliardaire, qui empruntent aux banques pour placer vingt fois plus et faire flamber la bourse et qui reviennent quémander quand ça va mal (3,65 milliards de dollars pour renflouer le Long Term Capital Management, principal hedge fund américain, après que celui-ci s’est ruiné à spéculer en Russie et en Indonésie).

    Mais derrière la position de repli, il n’y a plus rien. Les spéculateurs ont beau spéculer puisque c’est leur métier, rien ne tombe du ciel : l’accroissement des richesses réelles provenant du système productif ne suit pas au même rythme et la bulle financière éclate, tôt ou tard.

    Mais alors pourquoi les capitalistes ne se contentent-ils pas de faire produire tranquillement des marchandises à des salariés qu’ils payeraient juste assez pour que ceux-ci puissent tout acheter ? Seul Marx avait compris : d’une part, les capitalistes s’enrichissent sur le dos des salariés et, d’autre part, ils se font aussi la guerre entre eux. Ils se disputent l’équivalent monétaire de ce que les salariés ont produit ou produiront par l’intermédiaire de la bourse casino en faisant monter les enchères. Comme ça, chacun espère un bénéfice maximum sans avoir à négocier avec des travailleurs toujours mécontents.

3. Que faire : reréguler le capitalisme ou transformer les rapports sociaux ?

    La faillite du capitalisme induit la faillite de son idéologie, le libéralisme, qui stipule que les mécanismes de marché permettent d’atteindre la meilleure situation possible pour tous les agents économiques, à condition qu’aucun obstacle, i.e. aucune réglementation, ne vienne entraver le fonctionnement de ces marchés. Les libéraux nous assuraient que les marchés étaient efficaces, et que dans la mesure où la spéculation était un bon indicateur de l’état du marché, il fallait la laisser faire.

3.1. La taxe Tobin

    Son principe

    En 1972, James Tobin (futur Nobel en 1981) proposa de « jeter un peu de sable dans les rouages de la finance » et de rétablir ainsi une forme de contrôle des changes supprimé lors du démantèlement du SMI de Bretton Woods par Nixon l’année précédente.

    La proposition de Tobin consiste à taxer d’un faible taux (0,1 à 0,5%, voire 1%) les transactions de change entre les monnaies de façon à décourager la circulation financière purement spéculative.

    Mais comment différencier les transactions spéculatives de celles destinées à l’investissement, à l’échange de marchandises ? Par leur répétition. Si des capitaux sont investis dans des équipements nouveaux, de l’emploi nouveau, etc., ils ne seront pas reconvertis dans la minute d’après, mais ils resteront immobilisés des années durant. La taxe qui leur serait imposée serait dérisoire. En revanche, la taxe qui frapperait des mouvements mille fois répétés dans la journée aurait un effet dissuasif.

J’ai 1 $ que j’échange contre 6 F ; si j’échange aussitôt ces 6 F, c’est, à moins d’être idiot, pour en tirer plus de 1 $ ; et ainsi de suite. Si 1000 transactions sont ainsi opérées, si la taxe de 0,1% est appliquée, 1 $ de taxe sera prélevée au total, non pas sur le $, en ce sens il n’y aura pas expropriation complète comme le laisse entendre Daniel Cohen, « les mirages de la "Tobin Tax" », Libération, 29 juin 1998, mais sur les 1000 opérateurs pour les dissuader de tenter de faire monter les enchères en jouant le franc contre le dollar.

    Son application

    Elle suppose que les détenteurs de capitaux n’anticiperaient pas un gain sur le marché des changes qui serait supérieur à la taxe.

    Elle exige une concertation internationale de façon à éviter les paradis spéculatifs. Pour cela, il faudrait qu’une instance mondiale soit chargée de veiller à sa bonne application partout. Or, pour l’instant aucune n’a cette mesure entrant dans son domaine de compétence : ni l’OMC, ni le FMI.

    Par ailleurs, il règne un flou sur l’assiette de la taxe : s’agirait-il uniquement des transactions de change, ou y inclurait-on les transactions sur les marchés à terme, i.e. portant sur les titres ou même les produits ?

    Enfin, elle implique de prévoir l’utilisation du produit de la taxe. La CNUCED a estimé à 720 milliards de $ le montant de ce produit par an. Elle propose qu’il soit partagé en deux : la moitié pour les Etats où serait collectée la taxe, l’autre versée à un fonds de redistribution pour les pays pauvres.

3.2. Suffit-il de réguler le capitalisme ?

    La plupart des objections des libéraux contre la taxe Tobin sont irrecevables et la hargne qu’ils mettent pour la discréditer suffirait à la rendre sympathique. Ils ont parfaitement compris qu’en gênant la circulation spéculative des capitaux, la taxe entravait le processus fondamental d’appropriation de la plus-value, i.e. des richesses réelles, dans le monde.

Ce processus d’appropriation présente deux formes :
- la circulation des capitaux tend à égaliser les conditions de rémunération du capital dans le monde,i.e. le taux de profit ; il s’ensuit que les prix qui se fixent surrécompensent les secteurs très capitalistiques modernes et sanctionnent les secteurs moins modernes parce que le taux de profit s’applique à la masse de capital investie dont la structure entre moyens de production et salaires varie d’un secteur à l’autre ; il y a donc déjà là une appropriation de l’équivalent monétaire d’une quantité de travail supérieure à celle incorporée dans les marchandises correspondant aux secteurs capitalistiques, et au contraire, un abandon d’une partie de l’équivalent monétaire du travail incorporé dans les marchandises des secteurs archaïques ;
- ensuite, la circulation des capitaux, par le biais d’achats de titres mobiliers, vise à s’approprier les résultats de l’activité économique des groupes les plus performants ; c’est cette deuxième forme que vise à limiter la taxe Tobin

Mais il ne faut pas se voiler la face : la taxe Tobin n’est pas à elle seule susceptible de faire passer d’un monde de guerre, ne fût-elle qu’économique, à un monde de coopération et de paix. Isolée, elle pourrait même aboutir à un coup d’épée dans l’eau si les détenteurs de capitaux imaginaient de tourner la difficulté en déterritorialisant complètement leurs transactions de change, par exemple en échangeant uniquement sur Internet, supprimant de fait l’usage des marchés des changes.

Outre qu’elle nécessite de réorienter l’action de tous les organismes internationaux, la taxe Tobin devrait pour être efficace s’insérer dans un plan d’ensemble des choix gouvernant l’avenir de la planète :

transformer la fiscalité par un allègement de la fiscalité pesant sur les revenus du travail, et par une harmonisation de la fiscalité sur le capital, tant sur le patrimoine que sur les revenus ; il serait dérisoire de taxer la vitesse de passation de la propriété tout en laissant la propriété et ses revenus eux-mêmes exonérés ; aussi la taxe Tobin pourrait être combinée avec une taxation des investissements directs à l’étranger et avec un impôt unitaire sur les bénéfices des sociétés multinationales ;

associer à une taxe sur les mouvements de capitaux une pénalité pour les banques qui se prêtent au jeu de la spéculation en prêtant les sommes qui seront ensuite le véhicule de cette spéculation : par exemple, en obligeant les banques à un dépôt non rémunéré auprès de la banque centrale ;

se prémunir contre les comportements spéculatifs des banques centrales elles-mêmes en mettant fin immédiatement à cette ignominie libérale qui a consisté à les rendre indépendantes du pouvoir politique démocratiquement élu, dans l’unique but d’assurer la pérennité du pouvoir capitaliste financier, tel sera le but de la banque centrale européenne.

3.3. Transformer les rapports sociaux

    D’une certaine manière, la taxe Tobin constitue paradoxalement une reconnaissance du droit de spéculer, un peu comme les permis de polluer, bientôt négociables sur des nouvelles bourses ad hoc, sont des reconnaissances du droit de polluer.

    La taxe Tobin ne peut donc être considérée comme une panacée. Elle est un outil qui peut s’avérer utile pour parer à l’urgence : enlever au capital son droit de faire la pluie et le beau temps économique.

    Plus fondamentalement, si elle est l’occasion pour les citoyens et surtout pour les salariés de rouvrir la discussion sur un projet de société moins aliénant, moins injuste, alors la mobilisation à son sujet ne sera pas vaine.

    Discuter de la taxe Tobin n’a d’intérêt que pour renouer avec le débat sur des alternatives au capitalisme. La nouvelle crise de celui-ci peut être un moment favorable à cela.