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Pour un usage non patrimonial de la monnaie

Bernard FRIOT
maître de conférences en économie à l'Université H. Poincaré (IUT de Longwy), chercheur au Groupe de recherche sur l'éducation et l'emploi (ESA 7003)
GREE-CNRS, 23 boulevard Albert 1er, 54000 Nancy

Texte paru sur la liste "Attac-talk" - Décembre 1998

L’objet de ce texte est d'attirer l'attention sur une dimension des fonds de pensions insuffisamment examinée, à savoir le type d'usage de la monnaie qu'ils induisent. La thèse défendue sera la suivante : parce qu'ils font retour à un usage patrimonial de la monnaie au service d'une récupération métropolitaine de richesses créées en périphérie, les fonds de pensions relèvent du néo-mercantilisme (cf. seconde partie) et sont justiciables de la critique qu'a faite du mercantilisme A. Smith (cf. première partie). A ce retour pré-smithien au patrimoine, la troisième partie oppose les perspectives d’un usage non patrimonial de la monnaie offertes par le salaire.

 

1. La critique du mercantilisme chez Adam Smith

Le mercantilisme, on le sait, est la poursuite du pillage des vaincus par d'autres moyens. Comme dans le cas des guerres et dans celui de la colonisation, il s'agit d'accumuler dans le pays un trésor fait des métaux précieux ponctionnés sur les pays étrangers, mais cette fois d'une manière pacifique. Au tribut exigé du vaincu, au pillage des ressources de la colonie, se substitue l'excédent de la balance commerciale, générateur d'un afflux d'or et d'argent. Et la "richesse des nations" est ainsi mesurée à l'accumulation monétaire qui s'en suit. C'est à la critique de cette croyance que sont consacrées les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, la somme dans laquelle Adam Smith récapitule les acquis des Lumières et fonde, voici plus de deux siècles, l'économie politique.

Quelle est la critique d'Adam Smith ? Que l'illusion savante vient ici doubler l'illusion courante selon laquelle " la richesse consiste dans l’abondance de l’or et de l’argent ". Dans le chapitre premier du livre quatre consacré à l’exposé " du principe sur lequel se fonde le système mercantile " (Smith 1991, tome 2, p. 13 à 25), il montre qu’en vertu de cette idée populaire les nations ont cherché d’abord à accumuler l’or et l’argent par l’interdiction de sortir ces métaux du pays. Puis, " quand ces pays furent devenus commerçants, cette prohibition parut, en beaucoup d’occasions, extrêmement incommode aux marchands ", qui firent campagne contre elle et réussirent à convaincre les autorités. Alors " les gouvernements, débarrassés tout à fait du soin de surveiller l’exportation de l’or et de l’argent, tournèrent toute leur attention vers la balance du commerce, comme sur la seule cause capable d’augmenter ou de diminuer dans le pays la quantité de ces métaux. Ils se délivrèrent d’un soin fort inutile pour se charger d’un autre beaucoup plus compliqué, beaucoup plus embarrassant et tout aussi inutile. " Inutile pourquoi ?

 

" Il serait vraiment trop ridicule, répond Smith, de s’attacher sérieusement à prouver que la richesse ne consiste pas dans l’argent ou dans la quantité des métaux précieux, mais bien dans les choses qu’achète l’argent et dont il emprunte toute sa valeur, par la faculté qu’il a de les acheter. L’argent, sans contredit, fait toujours partie du capital national ; mais on a déjà fait valoir qu’en général il n’en fait qu’une petite partie, et toujours la partie de ce capital qui profite le moins à la société. " Et quelle est la valeur de ces choses qu’achète l’argent ? Il faut la chercher du côté du travail : on sait que si c’est avec Ricardo seulement que sera élaborée la théorie de la valeur-travail, toute l’œuvre de Smith, en polémique contre la transposition savante, dans le mercantilisme, des illusions du " langage ordinaire " sur l’identification entre richesse et argent, est une affirmation du primat du travail. C’est dans cette affirmation qu’est l'enjeu de l'oeuvre : s'interrogeant sur "la nature et les causes de la richesse des nations", l'auteur répond dès les premiers mots de son ouvrage : "Le travail annuel d'une nation"...

A Smith rejoint ainsi les physiocrates, mais en critiquant, outre leur priorité à l'agriculture, leur choix d'un gouvernement despotique de la liberté des échanges. Car c'est de la libre initiative de chacun sur les marchés des produits, liée à l'assurance qu'il aura de vendre librement sa production, qu'A. Smith attend au contraire l'accroissement de la richesse nationale : produire pour vendre fait reculer l'autoconsommation et la production domestique, augmente la division du travail et donc sa productivité.

Le travail qu'exalte A. Smith est donc celui qui trouve sa reconnaissance publique sur le marché comme rencontre de petits producteurs échangeant le produit de leur travail. S'il porte ainsi une appréciation positive sur le travail, c'est d'abord sur sa fraction qui, s'objectivant dans une marchandise, se détache des travailleurs. Il réservera ainsi le caractère de "productif" au travail donnant lieu à marchandise : seule celle-ci peut coaguler le travail vivant dépensé pour la produire et sa vente sera l'occasion de transmettre au cycle suivant la valeur créée au cycle précédent. L'utilité des autres travaux n'est pas en cause, mais leur improductivité les relègue au second plan ; ainsi de tous les travaux de service aux personnes, de l'administration, etc... : "leur ouvrage à tous s'évanouit au moment même qu'il est produit" (Smith 1991 t.1 p.418). C'est l'amélioration qualitative et quantitative du travail productif qui est le critère d'évaluation de toutes les situations. Tout doit être subordonné à cette priorité du travail productif entendue comme la valorisation marchande de l'activité des petits producteurs et de leurs ouvriers.

C’est ainsi que la monnaie n'a de sens que comme instrument de souplesse et d'élargissement du marché : elle y contribue en tant, et en tant seulement, qu'elle est une expression la plus diaphane possible des marchandises. La monnaie n'existe pas comme stock, elle est pur flux, reflet du flux des marchandises. Contre l'obsession mercantiliste d'accumulation de devises, A. Smith multiplie les sarcasmes, souvent bien troussés comme la parabole de l'accumulation des "poêlons et casseroles" dans une cuisine ... vide d'aliments au chapitre 1 du livre IV. Purs "ustensiles, tout aussi bien que les ustensiles de cuisine" (tome 2, p. 25), l'or et l'argent sont la seule composante du capital circulant qui ait un coût à déduire du revenu brut (livre II, chapitre 2), qui donc est pris "nécessairement sur la masse de richesse qui nourrit, vêtit et loge le peuple, qui l'entretient et qui l'occupe". D'où l'intérêt de ne pas les accumuler a priori (ce fut la cause de la ruine de l'Espagne : "augmentez le service qu'ils ont à faire, augmentez la masse des marchandises qui doivent être mises en circulation par eux, disposées par eux, préparées par eux, et infailliblement vous verrez qu'ils augmenteront aussi de quantité ; mais si vous voulez essayer d'augmenter leur quantité par des moyens extraordinaires, alors tout aussi infailliblement vous diminuez le nombre des services qu'ils ont à rendre et même leur quantité", tome 2, p. 25). D'où l'intérêt aussi du papier-monnaie, qui permet de transformer "un grand chemin qui, tout en servant à faire circuler et conduire au marché tous les grains et les fourrages du pays, ne produit pourtant pas lui-même ni un seul grain de blé ni un seul brin d'herbe" en "une espèce de grand chemin dans les airs", donnant "ainsi au pays la facilité de convertir une grande partie de ses grandes routes en bons pâturages et en bonnes terres à blé" (tome 1, p. 406-407). Ou la monnaie contribue à l'accroissement de la quantité et de la productivité du travail, ou elle est nuisible.

L'épargne aussi doit être subordonnée à la priorité du travail productif. Elle n'a de fondement que comme déplacement de la consommation de la "classe fainéante" vers les travailleurs productifs. Nulle mention d'une accumulation pluriannuelle sous forme monétaire : "Ce qui est annuellement épargné est aussi régulièrement consommé que ce qui est annuellement dépensé, et il l'est aussi presque dans le même temps ; mais il est consommé par une autre classe de gens" (tome 1, p. 425). Il faut insister sur le fait que le capital n'est justifié chez A. Smith que relativement au travail : le capital est "le fonds qui est destiné à fournir de la subsistance au travail productif" (tome 1, p.422). Le capital, au demeurant, n'apparaît qu'au livre second, second parce que la richesse "dépend plus de la première" condition ("l'habileté, la dextérité et l'intelligence qu'on (...) apporte généralement dans l'application du travail", objet du livre I) que de la seconde ("la proportion qui (se) trouve entre le nombre de ceux qui sont occupés à un travail utile et le nombre de ceux qui ne le sont pas", les premiers étant "en proportion de la quantité du capital employé à les mettre en oeuvre, et de la manière particulière dont ce capital est employé", introduction de la Richesse).

"L'économie", que l'auteur oppose à la "prodigalité", est ainsi l'art de déplacer le partage du produit national du "revenu" (profit et rente) vers le "capital" (entretien et activité des travailleurs productifs), lequel est donc pris sur le profit ou la rente et non pas sur le travail. Tant il est vrai que " partout où les capitaux l’emportent, c’est l’industrie qui domine ; partout où ce sont les revenus, la fainéantise prévaut. "

Evidemment, la critique marxienne du contresens de l’analyse d’un " capital " pris sur le " revenu " et voué aux travailleurs est exacte. Sans doute aussi y a-t-il dans la réduction de la monnaie à un pur et simple instrument technique de circulation des marchandises une méconnaissance de l’épaisseur de l’institution monétaire. Mais ceux qui aujourd’hui, à l’instar d’Aglietta (Aglietta et Orléan 1998), reprochent aux classiques cette approche réductrice de la monnaie le font … parce qu’ils ont entrepris une réhabilitation de la monnaie-patrimoine, celle-là même qui fait l’objet de la part de Smith d’une critique justifiée. La polémique de Smith avec les mercantilistes le conduit à une conception particulièrement diaphane de la monnaie, discutable du fait de sa myopie sur le rôle instituant de la monnaie. Mais la leçon smithienne sur l’inutilité de l’accumulation monétaire et de l’épargne intertemporelle mérite d'être à nouveau méditée à notre époque où le néo-mercantilisme triomphe avec un retour aux errements de la patrimonialisation de la monnaie.

 

2. Le néo-mercantilisme des fonds de pensions

On mesure en effet combien le geste fondateur d'Adam Smith, par lequel il substitue le travail à l'accumulation financière dans le fondement de la richesse, reste d'actualité si l'on considère que la préconisation des fonds de pensions dans les pays qui, comme le nôtre, les ignorent, repose sur une argumentation de type mercantiliste. Dans ses deux dimensions, d'identification de la richesse au patrimoine et d'accumulation financière par ponction sur les pays de la périphérie. Nous les examinerons successivement.

 

A/ l'identification de la richesse à l'accumulation financière

L'argument le plus souvent développé en faveur des fonds de pension est démographique : la détérioration du rapport entre cotisants et bénéficiaires met en péril les régimes en répartition, et nous devons anticiper le recul du travail par une épargne qui pourra être utilisée le moment venu, pour compenser ce recul. Soit : puisqu'il y aura moins de travail, accumulons de l'épargne.

Un autre argument relève de la même logique. Il consiste à comparer de rendement de l'épargne et la croissance de la masse salariale est de conclure, du constat que le premier grandit ou grandira plus vite que le second, qu'il vaut mieux faire fonds sur le taux d'intérêt (ou les dividendes) que sur le salaire pour financer les retraites. Les pouvoirs publics doivent encourager fiscalement l'épargne en vue de la retraite, et non pas intervenir dans les rapports de travail pour y encourager l'augmentation des salaires. Là, l'épargne est préconisée de préférence à la reconnaissance sociale du travail. Soit : déplaçons vers l'épargne les encouragements que feu les trente glorieuses avaient prodigués au salaire.

Toujours dans la même veine, nous trouvons l'argument du fameux "déjeuner gratuit" de la répartition. Faute qu'il y ait eu une épargne préalable, la retraite de la première génération d'un système en répartition serait prise sur les ressources de la génération suivante, alors que dans la capitalisation, la question d'une "dette intergénérationnelle" ne se pose pas, puisque chaque génération financerait sa propre retraite . Soit : c'est l'épargne, et non pas le travail vivant, qui finance la retraite.

Or, comme le rappelle fort opportunément Jean-Marie Harribey, "on ne finance jamais sa propre retraite (...), quel que soit le système, les retraites représenteront toujours une partie du produit national de la période où elles seront versées". Tant du point de vue des marchandises consommées par les retraités que du revenu permettant de les acheter. En 2015, les dépenses des retraités seront produites par le travail de 2015. Parce qu’on ne peut pas congeler des repas d’une génération à l’autre, ni des coupes de cheveux, ni des voyages à l’étranger, ni des paires de chaussures. Si le travail de 2015 ne produit pas ce dont les retraités auront alors besoin, leur patrimoine ne leur servira à rien. Mais il en est de même pour leur revenu. Le revenu que les retraités tireront de leur patrimoine en 2015 ne sera pas du revenu non dépensé en 1999 et épargné pour être utilisé 16 ans plus tard : s’ils vendaient leur patrimoine pour en tirer un revenu, les cours s’effondreraient et leur patrimoine ne vaudrait rien. Les retraités de 2015 tireront un revenu de leur épargne non pas en s’en séparant mais grâce au rendement de leurs placements. Et ces rendements reposeront sur les richesses créées en 2015 par les travailleurs des entreprises du portefeuille. Par quelque bout qu’on prenne le problème, ce sont toujours les actifs du moment, et eux seuls, qui produisent les richesses qui tout à la fois alimentent les revenus des inactifs et satisfont leurs besoins de consommation. S’il n’y a plus d’actifs demain, il n’y aura ni source de rente ni biens de consommation pour les rentiers. Sur le fond, la démographie pose le même problème à la répartition et à la capitalisation, car il ne peut y avoir d’accumulation intertemporelle ni du revenu ni des biens et services de consommation.

Les arguments en faveur des fonds de pension du type : épargnons, parce que les perspectives démographiques sont mauvaises, ou parce que la part des salaires va diminuer, ou parce que c'est à chaque génération de financer sa retraite, sont donc tout simplement ridicules, et on s'étonne de devoir redire ces évidences. Le problème n’est d'ailleurs pas tant la rhétorique ainsi déployée : on sait depuis les sophistes que la vérité est rhétorique. Le problème est qu’une argumentation aussi pauvre soit crue et se pose comme " moderne ", alors même qu’elle a été depuis la fin du 18ème siècle l’objet d’une critique fondatrice de l’économie politique : la richesse n’a pas sa source dans l’accumulation intergénérationnelle d’épargne mais dans le flux permanent du travail vivant.

Aussi bien, conscients que cette argumentation vulgaire en faveur des fonds de pension est intenable, leurs promoteurs sont-ils en train de déplacer par exemple leur rhétorique démographique. Ce n’est plus la peur du vieillissement qui justifie les fonds de pensions, c’est sa cohérence avec le nouveau "régime de croissance" (Duval 1998, Aglietta 1998). Les ménages des pays les plus développés, vieillis et n’ayant plus besoin d’investir dans le logement alors qu'ils ont davantage de revenus, se tournent vers l'épargne financière, d'autant plus attractive que le financement des entreprises est passé du crédit bancaire à l'appel au marché des capitaux. Ce mouvement de patrimonialisation de la monnaie est un fait irréversible qu’il s’agit non pas de combattre mais d’aménager au profit des salariés en faisant des syndicats les copropriétaires des fonds de pension et donc des entreprises en particulier multinationales. "Autant le fordisme avait été l'époque de l'intégration des salariés par la possession de biens durables, autant le nouveau régime de croissance repose sur la progression du patrimoine financier des ménages. (...) La demande globale qui soutient la croissance dépend positivement des dividendes versés et de la hausse de la bourse qui permet aux ménages de l'endetter pour consommer avec leurs titres pour garantie. Ce régime de croissance est en train de s'imposer dans les pays européens" (Aglietta 1998, p. 152). Avec les fonds de pensions, "il existe un pouvoir virtuel des salariés en tant que propriétaires collectifs du capital. Pour qu'il devienne réel, il faudrait que la gouvernance des entreprises se traduise par des normes qui expriment les intérêts collectifs de ces salariés ; or aujourd'hui ils sont passifs face à la logique de concurrence financière" (Aglietta 1998, p. 155).

Là, le raisonnement est à la fois spécieux et irresponsable.

Spécieux parce que l’épargne des ménages est non pas un fait de nature mais une réaction (au demeurant illusoire) à l’incertitude dans laquelle ils sont en matière d’emploi et de salaire. Prendre acte du recul du salaire et de l’emploi pour encourager une épargne née de ce recul ne pourra que l’aggraver encore, car qui dit épargne dit ponction supplémentaire de la rente sur les richesses créées et donc, comme nous en faisons l’expérience massive depuis que la main est passée des emprunteurs aux prêteurs, mise en cause des emplois et des salaires. Les salariés doivent choisir entre la rente ou le salaire, ils ne peuvent choisir les deux.

Irresponsable car des syndicats qui choisiraient les fonds de pension dans l’espoir naïf qu’une bonne finance permettra une bonne gouvernance des entreprises à laquelle ils seront ainsi associés en tant qu’actionnaires (Aglietta 1997, 1998) encourageraient un retour en arrière, une relance absurde, à partir de la rémunération du travail, d’une accumulation financière que précisément le salaire a rendue heureusement inutile.

 

B/ la ponction sur les pays de la périphérie

L'autre ligne argumentaire, substitut parfois de la précédente chez ceux qui sont conscients de ses apories, mais le plus souvent complémentaire, est une transposition de la proposition mercantiliste d'une balance commerciale excédentaire. Ici, il s'agit de contrebalancer la sortie de capitaux, que constitue la ponction de la rente opérée sur le produit du travail en France par les fonds de pension étrangers ayant investi dans des entreprises du territoire national, par une rentrée de capitaux, grâce à une opération symétrique de ponction sur le produit de pays étrangers. Si les fonds de pensions français réussissent à prélever sur la richesse créée à l'étranger plus que ne prélèvent, sur la richesse créée en France, les fonds de pension étrangers, alors le prélèvement net sera positif. Comme l'écrit un député socialiste nouvellement converti, "le véritable apport des fonds de pensions, c'est de permettre de prélever une partie de la croissance extérieure" (Boulard 1998).

La nécessité des fonds de pension en France tient ainsi dans le fait qu'ils existent à l'étranger et qu'ils investissent dans notre pays. "Si nous ne bougeons pas, dans dix ans, à travers ces fonds de pensions, une part de la croissance intérieure financera les pensions des non résidents, alors que nous n'aurons que notre propre croissance pour financer nos propres pensions. (...) Un pays développé et démographiquement vieillissant comme la France doit impérativement élargir l'assiette du financement de ses retraites. En participant par exemple au financement de la croissance d'un pays comme la Chine, les fonds de pension prélèveront sur la production intérieure brute chinoise", poursuit Jean-Claude Boulard, qui récuse d'avance toute accusation de "néo-impérialiste" pour une idée qui est simplement, comme il l'écrit, "logique". Logique bien connue des vieux messieurs argentés qui "financent la croissance" de jeunes gens sans le sous.

Qu'à terme le cadre national soit dépassé pour le financement des retraites comme pour tant d'autres phénomènes économiques, voilà qui ne fait aucun doute. Mais, comme nous le verrons au point suivant, cela peut se faire par la construction d'un territoire international du salaire, qui mondialise la reconnaissance sociale du travail au niveau où elle a été instituée dans l'Europe continentale. Au lieu de quoi, fascinés par la monnaie et dédaigneux des travailleurs comme l'étaient les mercantilistes, les avocats de l'introduction de fonds de pensions dans notre pays en sont à nous promettre en interne "un cadre paritaire communautairement géré hors de l'emprise du système financier" (sic) protégé en externe par "de nouvelles et puissantes régulations" (resic) (Boulard 1998). On peut voir là la rouerie politicienne, un peu niaise, des libéraux de gauche chargés de convertir l'opinion à cette imposture que sont les fonds de pensions "à la française", mais les penseurs du projet de régulation du capitalisme de patrimoine, qui, plus modestement, préconisent "des règles incitatives empêchant une gestion des placements à trop court terme ou spéculative" (Aglietta 1998, p. 156), ne peuvent masquer la violence à l'encontre des travailleurs des pays de la périphérie dont est porteuse la volonté de régulation internationale de la finance. Témoin ce propos dont l'euphémisme technocratique n'ôte rien à la brutalité : "Les populations de ces pays sont jeunes, mais le taux de natalité a suffisamment baissé pour que ces jeunes soient des actifs. A travers l'investissement des fonds de pension dans le monde entier, on construit des droits de propriété sur la création de richesses dans d'autres parties du monde. Les salariés producteurs et jeunes de ces régions sont donc en relation avec les futurs retraités des grands pays vieillissants. Par conséquent, pour que ce lien puisse se manifester, il faut trouver un système financier capable de garantir la continuité des créances sur la longue période que nécessitent les droits à la retraite. Cela représente un enjeu considérable, par ailleurs incompatible avec l'instabilité financière des deux dernières décennies. Le besoin de sécurité du système pour éviter le développement des crises sera sans doute de plus en plus prégnant au fur et à mesure que les investissements financiers dans les pays émergents rechercheront une stabilité de long terme. Un problème de solidarité mondiale se pose à travers celui des transferts intergénérationnels car, derrière ce qui apparaît comme des investissements directs d'entreprises ou comme des placements d'institutions financières, se trouvent des droits sociaux qui cherchent à se valoriser en prélevant la valeur qui est produite ailleurs" (Aglietta 1998, p. 158).

Cherchons un peu d'air.

 

3. Eloge du salaire socialisé

S’est-on avisé que ce n’est qu’à propos des retraites qu’on prétend savoir ce qui se passera en 2015, quand ce n’est pas en 2040 ? Pourquoi sommes-nous sensibles à une futurologie aussi inepte qui nous laisserait de marbre s'agissant de n'importe quel autre question économique ou politique ? Sans doute parce que sur ce terrain du vieillissement et de la mort nous avons du mal de faire le deuil de la prétention à savoir ce que sera l’avenir. Or de ce qui se passera en 2015, nous ne savons rien. Y compris sur le plan démographique : les projections démographiques se sont toujours révélées par le passé d’une singulière fausseté, parce qu’elles font comme s’il n’y avait pas d’histoire. Dans le long terme, nous serons tous morts : l’adage keynésien nous rappelle que l’horizon de l’économie est très court.

Parce qu'elle s'inscrit dans le long terme, la gestion des retraites porte donc en son coeur l'aléa, indépassable. Nous savons depuis A. Smith que s'en prémunir par l'accumulation intertemporelle est une impasse. Nous n'avons pas envie de retourner aux solidarités communautaires de proximité, avec la négation de l'individu qu'elles supposent. Reste le salaire socialisé, tel que l'ont pragmatiquement construit les pays continentaux de l'Europe au cours de ce siècle. C'est assurément sur cette tradition, extrêmement innovante comparée à celle des pays ayant adopté le modèle du Royaume-Uni, qu'il s'agit de s'appuyer pour faire face à l'avenir des retraites. Ayant longuement présenté la confrontation entre ces deux modèles dans "Puissances du salariat" et dans "Et la cotisation sociale créera l'emploi" (Friot 1998 et 1999), j'y renvoie le lecteur.

Dans le modèle britannique, salaire et emploi sont relativement peu formalisés. Conformément à la tradition héritée des Lumières, la ressource de référence est la propriété lucrative liée au travail et on assiste à une homogénéisation du marché du travail autour du self-employment. Le contrat, individualisé, est la forme dominante de relations professionnelles, avec régulation judiciaire. La politique de l’emploi est surtout consacrée à la certification professionnelle. Le salaire a une place réduite pour assurer tant les situations de travail que celles du hors-travail (maladie, formation, retraite, chômage) et la coupure entre travail et hors travail tend à disparaître au bénéfice d’une dualisation des travailleurs :

- d’un côté, les catégories populaires de la population, pour lesquelles un revenu de solidarité fiscale (assurance publique et assistance) assure non seulement les ressources des personnes dans le hors-travail, mais aussi une part croissante des personnes au travail (temps partiel en particulier) ;

- de l’autre la fraction masculine, qualifiée et travaillant ou ayant travaillé à temps plein : en situation de travail, le salaire recule au bénéfice de formes patrimoniales de rémunération (actions, épargne d’activité, etc...), et le hors emploi est assuré par des rentes tirées de fonds de placements collectifs comme les fonds de pensions.

C'est ce modèle qui préside à la réforme de la protection sociale entreprise par le gouvernement Rocard et poursuivie avec une grande continuité depuis dix ans : fiscalisation du régime général, patrimonialisation des régimes complémentaires. On assiste ainsi à un recul du salaire socialisé, avec apparition, encore marginale, de la rente dans les catégories d’encadrement (épargne salariale, premiers fonds de pensions) et, plus massive, de la fiscalité dans les catégories populaires (emplois aidés, exonérations de cotisations patronales sur le SMIC, minima sociaux).On notera que les idéologues de cette réforme, fidèles d'ailleurs à une tradition hégémonique de valorisation des systèmes beveridgiens dans les milieux académiques français (Friot 1996), préconisent à la fois l'allocation universelle et les fonds de pension (Aglietta 1997, Bourguignon et Chiappori 1997).

Cette réforme régressive prend à rebours la dynamique des pays continentaux de l'Europe, où salaire et emploi sont des institutions centrales qui ont dépassé le binôme fisco-financier de l'Europe anglo-scandinave. La ressource de référence est le salaire, socialisé de deux points de vue :

- d’une part, une fraction notable (40% en France) va à la protection sociale et assure les situations de hors emploi quelle que soit la qualification de la personne et la durée de son emploi

- d’autre part, les barèmes (de salaire direct ou de cotisations-prestations sociales) définissent le salaire à un niveau largement interprofessionnel.

Dans une telle configuration, les partenaires sociaux ont du poids, avec un champ très extensif de la délibération politique et plutôt faible du contrat (les conventions collectives ne sont pas de nature contractuelle). Le hors-travail (chômage et vieillesse mais aussi famille, maladie) est assuré par le salaire, avec un poids relativement faible tant de la fiscalité que de l’épargne d’activité.

La caractéristique essentielle du salaire socialisé tient dans le fondement non patrimonial de la sécurité des ressources. La seule péréquation du salaire sur une vaste échelle, actuellement nationale, et selon un taux très élevé (le quart environ des salaires) fonde l'acquisition de droits personnels à pensions : personnels puisque les pensions sont proportionnelles au salaire d'activité. Ainsi les droits sont individuels comme en cas de propriété, à la différence de droits fondés sur l'impôt, qui assurent un forfait. Mais c'est sans recours à l'accumulation financière : pour la première fois, une sécurité individualisée est assurée sans patrimoine et sans solidarité communautaire, sinon dans le cadre de la communauté politique à construire, à partir du droit de salaire, au niveau européen pour commencer. Ce traitement intra-temporel de l'aléa de long terme, qui ne fait jamais qu'expliciter, contre les illusions intertemporelles de l'épargne, que ce sont toujours les richesses créées par les actifs de la période qui financent, et elles seules, les ressources des inactifs, présente par ailleurs une nouveauté considérable.

D'une part le salaire socialisé donne un tout autre statut à la solidarité. Dans le binôme fisco-financier, les droits acquis par la propriété sont privatifs de droits d’autrui : la rente tirée du fonds de pension met en péril les salaires et l’emploi des salariés des entreprises du portefeuille. L’impôt de solidarité versé par le salarié-propriétaire est alors en quelque sorte le contrepoint (marginal) de cette privation d’autrui de ses droits. Dans un régime financé par une cotisation proportionnelle au salaire direct, la pension est évidemment tirée également du travail des actifs, mais ceux-ci se constituent des droits dans l’acte même où, finançant la pension des retraités, ils manifestent leur solidarité. L’aporie propriété/solidarité est levée, la péréquation du salaire entre employeurs construit une solidarité au cœur même de la distribution des richesses produites. La distinction entre "ressources contributives" et "ressources non contributives" n'a pas de sens, et personne ne peut dire : ma pension de retraite est la contrepartie de mon travail tandis que ton RMI n'est la contrepartie de rien du tout. Dans une délibération politique constante, le salaire repose sur l'autorité du lien social et en même temps la nourrit.

D'autre part démonstration est faite de l'inutilité d'un usage patrimonial de la monnaie : c'est la distribution courante des fruits courants du travail courant, sans aucune accumulation intertemporelle, qui assure le flux des pensions de retraite, lesquelles sont un élément du salaire. Le droit de salaire peut se substituer au droit de propriété lucrative. Il s'agit en particulier de poser le cadre politique de la mutualisation de l'investissement sur le modèle de la mutualisation du salaire. En effet, si la propriété lucrative; jusqu'alors nécessaire pour assurer des engagements de long terme, a pu être avantageusement remplacée en matière de retraite par une large mutualisation des flux des richesses courantes, cela vaut évidemment pour l'investissement, qui engage des sommes équivalentes (un peu plus de mille milliards de francs dans le cas français) pour des durées d'amortissement très inférieures et qui pourra donc être avantageusement assumé, lui aussi, par une mutualisation sans accumulation privative et sans taux d'intérêt : obligation pour les producteurs de cotiser à un fonds d'investissement sur lequel ils auront des droits de tirage gratuit, tout comme la cotisation sociale donne droit personnel à prestation. La propriété lucrative ayant perdu toute nécessité, tant pour la sécurité des personnes que pour le financement de l'investissement, elle pourrait être interdite et serait ainsi constitutionnalisé ce qu'a aujourd'hui encore d'expérimental le caractère a-patrimonial de la sécurité qui ôte à la monnaie engagée dans la sécurité sociale toute dimension de réserve de valeur.

Insistons pour finir sur deux points : l'efficacité et la viabilité du salaire socialisé.

Son efficacité tout d'abord.

Elle tient au fait qu'il inaugure une gestion explicitement intra-périodique de l’aléa. Il dépasse l'obtention par l'inflation de la nécessaire euthanasie du rentier. Par délibération politique, il distribue en permanence aux travailleurs une (encore trop petite) partie du fruit courant du travail courant. A supposer même que nos sociétés soient vouées au vieillissement, le salaire est la meilleure préparation à celui-ci, parce que la cotisation sociale pose clairement que le fondement du financement des retraites est dans le travail courant : elle tort le cou à l’illusion selon laquelle l’accumulation intertemporelle est source de richesse. La socialisation du salaire opère une permanente mobilisation intra-temporelle sinon de toutes les richesses créées, du moins de celles qui retournent aux travailleurs. Bref, se préparer au mieux à affronter les difficultés démographiques de demain c'est étendre la distribution politique du salaire aujourd'hui, transformer en salaire une part croissante de ce qui se présente aujourd'hui comme profit et comme rente, et non pas l'inverse ! La comparaison entre le mouvement de la rente et celui de la masse salariale, argument de vente des fonds de pensions, ou entre celui du profit et celui de la masse salariale, argument de vente d'un changement d'assiette des cotisations patronales, est précisément ce qui les condamne. On ne prépare pas l'avenir radieux par la récession qu'entraîne aujourd'hui le recul du salaire au bénéfice de l'épargne salariale ou de la fiscalité redistributive. Demain sera à la mesure de notre présent, toute rétraction du salaire d'aujourd'hui réduit les capacités à faire face aux aléas demain. De quoi dépendra la mobilisation du travail vivant demain ? De sa mobilisation aujourd'hui. C'est le pari le plus raisonnable que nous puissions faire sur l'avenir.

Or, finançant le hors-emploi par l'emploi, la socialisation du salaire travaille la contradiction entre valorisation financière du capital et production de la valeur. Qu'il s'agisse des "plans sociaux" pour le confort des actionnaires, de la récupération rentière des gains de productivité par "dégraissage", de l'imposition des normes managériales par la peur, pour prendre les formes aujourd'hui les plus répandues de gestion de la "ressource humaine" (sic), toute élimination du travail vivant a sa sanction dans l'obligation pour le patronat de compenser les gains de salaire direct ainsi obtenus par une hausse des cotisations en matière de chômage, de retraite ou de famille. La création d'emplois, la baisse de la durée du travail, le haut niveau du salaire total (direct plus cotisations) sont ainsi en permanence au centre du débat politique. Le salaire socialisé rend possible le retour aux salariés des gains de productivité du travail : ce sont les cotisations sociales versées par les employeurs en sus du salaire direct qui financent les situations de hors-emploi de plus en plus importantes du fait de la réduction du travail d'emploi. C'est pourquoi il est pour le patronat d'un enjeu stratégique de récuser toute hausse des cotisations et d'exiger la fiscalisation ou la patrimonialisation des ressources du hors-emploi sur le modèle beveridgien : la fiscalisation du régime général permet un transfert vers les contribuables (c'est-à-dire essentiellement les salariés eux-mêmes) de la charge de ceux que le patronat pose comme "inutiles", "pauvres", "inemployables", tandis que la patrimonialisation des régimes complémentaires permettra une relance de l'accumulation financière à partir de la rémunération des travailleurs les plus "insérés". Mais cette solution est régressive. La dualisation de nos sociétés développées prend son parti de l'impuissance dans lequel y est le capital de mettre la population au travail, impuissance que l'histoire nous enseigne être le début du déclin, tandis que la fuite en avant patrimoniale nous joue la petite musique des lendemains qui chantent après un effort d'épargne. Parce que le salaire socialisé est un barrage contre la ponction rentière, parce qu'il exhibe en permanence la contradiction entre valorisation du capital et reconnaissance sociale du travail, il met en permanence nos économies en situation d'affronter correctement le présent, seule façon de se préparer à l'avenir.

Sa viabilité ensuite.

Sur quelle adhésion s'appuie l'actuelle entreprise de fiscalisation des ressources des "relégués" et de patrimonialisation de celles des "insérés" ? Sur une adhésion obtenue par la peur et la résignation. Cette entreprise ne rencontre aucun soutien populaire, la gesticulation communicationnelle y tient lieu de politique. Elle n'a pour elle que le pouvoir, ce qui n'est pas rien mais pas tout. Faute de cette adhésion populaire, elle n'est pas viable. Evidemment, étendre le champ du salaire socialisé jusqu'au salaire universel assumant toutes les situations de travail , qu'il soit salarié ou indépendant au sens juridique du terme, et de hors-travail, suppose une action politique d'envergure dans laquelle les salariés se constitueront en salariat et l'emporteront contre la marchandisation tant de la force de travail que de la monnaie. Mais cet espoir est moins absurde que celui de la classe dirigeante de trouver le salut dans la régulation d'un "capitalisme de patrimoine".

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Que faire contre le retour à la lampe à huile, quand il se pare des plumes du futur ? Que dire à ceux qui considèrent comme dépassé le salaire et qui préconisent la propriété rentière ? Aux hommes de pouvoir, industriels de la finance, dirigeants d’entreprises, gouvernants, journalistes, intellectuels d’Etat, rien bien sûr qui puisse les convaincre puisqu’ils le sont déjà et ne tiennent leurs discours, de gauche ou de droite, que sur une base de classe déterminée : ils savent les potentialités destructrices de leur pouvoir que porte le salaire et ils sont résolus à lui opposer un refus appuyé sur la première rhétorique patrimoniale venue, déjà mise en pièces voici plus de deux siècles.

Mais aux autres, à ceux qui ont tout à perdre du recul du salaire et qui sont pourtant si vulnérables aux discours qui le légitiment ? Rien qu'ils puissent entendre s'ils acceptent leur aliénation. Cette aliénation tient à deux choses.

La première est le fait de lire le salaire avec les lunettes de la rente. La radicale nouveauté du salaire est pensée dans les catégories de la propriété. Aliénation spontanée : j'ai insisté ailleurs (Friot 1999) sur le contresens du "salaire différé" et sur la légitimité que rencontre toute réforme de la protection sociale qui, sur le modèle beveridgien, durcit le lien entre travail et propriété lucrative tout en étendant la sphère de la fiscalité redistributive, détruisant par là même le ressort du salaire. Aliénation savante : on pense aux travaux qui font comme si le salaire fonctionnait sur le modèle de l'accumulation et qui dressent ainsi les comptes imaginaires des débits et crédits intergénérationnels des régimes en répartition (Casamatta et Pestieau 1998 , Bichot 1992) alors que le propre du salaire est précisément d'en finir avec les illusions de l'épargne intertemporelle pour assumer les aléas de long terme. La substitution du droit de salaire au droit de propriété lucrative, substitution dont les systèmes salariaux de retraite, comparés aux systèmes beveridgiens, font entrevoir toute la fécondité, passe par le rejet de cette aliénation. Il faut donc donner à cette invention du siècle qu’a été l’institutionnalisation du salaire en Europe continentale les cadres conceptuels qu’elle mérite.

Mais une telle œuvre de raison se heurte à l’autre dimension de l’aliénation, celle non pas de la connaissance mais de l’action. Sur ce point, le récent ouvrage de Christophe Dejours, Souffrance en France, nous livre une clé. La souffrance est celle des victimes, des collaborateurs et des témoins muets de la réduction du champ du salaire par des "dégraissages" massifs, par une intensification du travail d’emploi et par une mise en cause du droit du travail et des principes de la sécurité sociale. Faute d’être à l’offensive sur l’emploi et le salaire socialisé dont ils sentent bien pourtant, intuitivement, toute la charge de nouveauté, les victimes, les collaborateurs et les témoins muets de cette "oeuvre de mort" ont un besoin éperdu, pour supporter leur souffrance, de croire le discours de ceux qui la leur infligent. Quel qu’il soit. Nos maîtres ont raison. Il faut qu’ils aient raison, sinon comment vais-je supporter ma démission, ma honte, mon malheur ? Alors j’adhère à la réécriture de l’histoire par les vainqueurs, pire : je choisis leur camp, j’adopte un profil de "gagneur", je me transforme délibérément en force de travail libre, libre parce que soutenue par les miettes de patrimoine qui me sont laissées en partage, je ne suis plus seulement un dévot accablé de la religion des Marchés, je deviens le propagandiste actif de ses dogmes, le prêtre de ce dieu auquel nous immolons tant de nos enfants.

 

Bibliographie

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Aglietta, M. (1998). Nouveau régime de croissance et progrès social. Entretien avec B. Perret et O. Mongin. Esprit, novembre, 142-163.

Aglietta, M. et Orléan, A. (1998). La monnaie souveraine. Paris : Odile Jacob.

Bichot, J. (1992). Economie de la protection sociale. Paris : Armand Colin.

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Casamatta, G. et Pestieau, P. (1998). Retraites par répartition et droits acquis. Communication au XLVII° Congrès annuel de l'Association française de sciences économiques, Paris, 24-25 septembre.

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Friot, B. (1996). La cotisation sociale dans l'emploi à la française. In : B. Friot et J. Rose dir., La construction sociale de l'emploi en France des années soixante à aujourd'hui, Paris, L'Harmattan, 161-176.

Friot, B. (1998). Puissances du salariat : emploi et protection sociale à la française. Paris : La Dispute, 315 p.

Friot, B. (1999). Et la cotisation sociale créera l'emploi. Paris : La Dispute.

Harribey, J.-M. (1998). Répartition ou capitalisation, on ne finance jamais sa propre retraite. Le Monde (supplément économique), 3 novembre.

Smith, A. (1991). Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Paris, Flammarion, deux tomes (première édition anglaise 1776).