Propositions - Spéculation

Réfléxions autour de la taxe Tobin - Texte paru sur la liste "Attac-talk" au mois de mars 1999.

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Réflexions autour de la taxe Tobin


L’objet de ces réflexions est d’essayer d’analyser les problèmes soulevés par l’instauration d’une taxe destinée à freiner les flux spéculatifs comme celle proposée dès 1972 par James Tobin, prix Nobel d’économie, à savoir :

  1. Une contrainte fiscale visant à freiner les flux spéculatifs est-elle favorable ou néfaste au développement du bien-être ?
  2. Si elle est favorable, est-il possible et souhaitable de la mettre en œuvre par une application locale ou est-il nécessaire, pour qu’elle soit viable, d’obtenir un consensus universel ?
  3. De quelle manière utiliser les ressources qu’elle dégagerait pour améliorer le bien-être des populations d’une manière efficace et équitable ?

Exposé de la méthodologie utilisée


Pour répondre aux questions posées, on propose un modèle selon lequel l’espace économique est divisé en deux zones dont l’une est astreinte à une taxe de type Tobin, et l’autre ne l’est pas. Il y a alors concurrence entre les deux zones. Si la taxe Tobin est bénéfique à l’économie, la zone astreinte à la taxe Tobin devrait avoir un développement plus harmonieux que celle qui ne l’est pas. Ce modèle, s’il s’avère théoriquement viable, pourrait être transposé dans le réel.

1.1 Définitions

Dans la suite de l’exposé, on considère que l’espace économique est constitué par :

1- des entrepreneurs qui gèrent l’épargne investie vers le long terme pour la faire fructifier,

2- des consommateurs-investisseurs qui ont le choix d’orienter le fruit de leur travail vers une consommation immédiate ou vers l’épargne pour bénéficier plus tard d’un flux de consommation venant de la rentabilité de cette épargne à travers l’investissement. Ils peuvent éventuellement protéger leur intérêt par des opérations d’arbitrage contre les erreurs de gestion des entrepreneurs ou d’évaluation des autres investisseurs,

3- des spéculateurs qui épient les erreurs d’évaluation des investisseurs pour prélever des revenus sur le court terme, c’est à dire la journée, voire l’heure. Vu sous cet angle, on ne considère pas comme spéculation les opérations d’arbitrage des investisseurs. On constate cependant qu’on ne peut différencier une transaction d’arbitrage d’une transaction spéculative que par la différence de leur fréquence d’apparition.

4- Par ailleurs, la puissance publique essaye de contrôler la bonne marche de l’économie par des réglementations.

Quitte à risquer de jeter une suspicion d’impartialité, on qualifie " d’économique pur ", tout ce qui est en relation avec des transactions nécessitées par l’activité des consommateurs, des investisseurs et des entrepreneurs, par opposition à ce qui est en relation avec l’activité des spéculateurs. Comme remarqué plus haut, et illustré plus bas, il y a là une difficulté majeure quant à la définition de la frontière qui sépare l’arbitrage de la spéculation. La solution adoptée ici est que cette définition n’est pas nécessaire, puisque le principe même de la taxe Tobin pénalise d’autant plus les flux qu’ils s’éloignent de l’investissement et se rapprochent, par la fréquence de leur apparition, de la spéculation. Contrairement, semble-t-il, à l’idée d’origine de James Tobin, on examine les conséquences de la taxation non seulement sur les flux d’échange sur les monnaies, mais également sur les flux d’échanges des valeurs mobilières.

On désigne ici par " zone économique " tout sous-ensemble de l’espace économique caractérisé par ses contraintes économiques spécifiques. Dans notre modèle, l’espace économique est composé de deux zones économiques différenciées par le fait que l’une, contrairement à l’autre, tente de freiner les flux spéculatifs au moyen d’une contrainte fiscale, désignée ici comme la taxe Tobin, quelle que soient sa nature (taxe ou dépôt non rémunéré type Avermaete) et ses modalités d’application (assiette appliquée à la transaction ou au sous-jacent selon les observations de Jean Pierre Avermaete sur le fonctionnement des produits dérivés). Pour simplifier la compréhension du problème, on les désigne respectivement par " zone T " (comme Tobin) et par " zone A " (comme " Anti Tobin "). Toutes deux sont composées d’agents spéculateurs et d’agents économiques purs (selon la définition exprimée plus haut).

1.2 Analyse du fonctionnement des flux spéculatifs

Les agents économiques purs produisent, consomment et échangent des biens et services réels. L’indépendance de leurs décisions pouvant modifier temporairement les points d’équilibre des marchés, les flux d’arbitrage ont pour rôle de stabiliser le cours de ces biens et services. Mais n’y a-t-il pas un effet pervers dans le mécanisme d’arbitrage ? En effet, un excès, éventuellement provoqué, pouvant produire un effet de levier moutonnier ? Une illustration de cet effet moutonnier provoqué peut être trouvée dans une des origines de la fortune des Rothschild qui, connaissant au su de tous le résultat de la bataille de Waterloo grâce à l’exploitation de pigeons voyageurs, vendaient ostensiblement leurs valeurs mobilières pour faire croire à la défaite des Anglais, et rachetaient en sous main à la baisse. On dira que les flux d’arbitrage tendent à devenir des flux spéculatifs lorsque, au lieu de stabiliser les cours ils les déstabilisent par leurs excès provoquant, par effet moutonnier, une instabilité autour du point d’équilibre. En l’absence d’effet moutonnier, les spéculateurs se battraient entre eux dans un jeu financier à résultat nul. Si le jeu de la spéculation est positif, ce qui semble vérifié par leur croissance, cela prouve qu’il y a effet moutonnier et que le gain des spéculateurs est prélevé sur les investisseurs et les arbitragistes. L’existence de flux spéculatifs, qu’on ne confond pas avec les flux d’arbitrage, est néfaste à l’économie d’une zone économique car ils provoquent une déstabilisation de l’équilibre des marchés qui leur permet de prélever un revenu, sans justification économique, au détriment de l’investissement productif.

La déstabilisation des flux économiques pouvant entraîner la déstabilisation des cours de sa monnaie, la puissance publique de chaque zone économique, qui n’a d’action directe que sur sa zone économique propre, charge sa banque centrale, liée aux autres banques centrales par les accords du SMI, Système Monétaire International, de défendre sa monnaie contre les excès de la spéculation. Le fonctionnement du SMI veut que les banques centrales interviennent sur leur marché dès que leur monnaies s’écartent d’un cours fluctuant au-delà d’une marge de m%. Si une banque centrale n’a pas les moyens de maintenir la parité de sa monnaie dans les limites de la marge, la puissance publique de sa zone économique doit renégocier la dépréciation de sa monnaie.

1.3 Incidence de la croissance des flux spéculatifs

Les spéculateurs, en prise directe avec le marché à travers des outils performants que sont les traitements de données et les transmissions de données en temps réels (le qualificatif " en temps réel " s’appliquant à la fois au traitement et à la transmission) et les marchés des produits dérivés, visent et obtiennent une rentabilité, sans justification économique, supérieure à celle produite par les lois de l’économie, car si la rentabilité des flux spéculatifs était inférieure à celle des flux économiques purs, ils n’auraient pas de raison d’être. Leur croissance, 70 Milliards de dollars journaliers dans les années 70 contre 20 fois plus aujourd’hui prouve cette meilleure rentabilité. En effet, alors que la croissance des flux économiques a été, pendant les trente dernières années de l’ordre de quelques pour cent, il faudrait une croissance de l’ordre de 10% pour que la croissance des flux financiers soit de 20 sur ces mêmes trente années

Comme on sait que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel, on peut se demander si on va vers un équilibre qui pourrait provenir des limitations de leur propre croissance, ou si, comme en 1929, en 87 ou plus récemment à l’occasion de la crise asiatique, il cela ne conduit pas systématiquement à des krachs périodiques qui entraînent l’économie à la suite des errements des marchés financiers. Cette croissance des flux spéculatifs pose donc le problème de l’urgence de leur limitation. L’instauration d’une taxe Tobin, en limitant l’avantage que les spéculateurs tirent de leur technicité et en équilibrant l’espérance de gain entre l’investissement et l’arbitrage, d’une part, et la spéculation d’autre part, devrait permettre de les freiner pour éviter les krachs périodiques. Dans ces conditions, les flux spéculatifs se confondraient avec les flux d’arbitrage.

L’exposé précédent a pour objectif, non seulement de montrer le rôle néfaste des flux spéculatifs, mais l’urgence de l’instauration d’une taxe destinée à les freiner. Dans cet esprit, l’instauration d’une taxe locale, vis à vis d’une instauration par consensus universel pourrait être une option stratégique. Le tableau suivant montre l'évolution d'une grandeur en fonction de son taux de croissance. Il montre que pour que les flux économiques aient cru de 1 à 20 en trente ans, ils ont bénéficiés d'un taux de croissance supérieur à 10% alors que les taux de croissance sur les trente dernières annéés n'ont pas dépassé les 4%, provoquant un accroissement en volume d'un facteur 3 au lieu de 20 pour les flux spéculatifs (70 milliards de dollards dans les années 70 à 1500 de nos jours). Ceci démontre l'aspect parasitaire des flux spéculatifs par rapport aux flux économiques purs.

Figure 1 : Tableau montrant l'accroissement des volumes en fonction du taux annuel moyen de croissance.

En horizontal le taux de croissance, et en vertical le nombre d'années écoulées. Les deux valeurs en grisé représentent l'accroissement de volume au bout de la trentième année pour des taux de croissance de 4%, qui serait un très bon taux pour des flux économiques purs, et un taux de 11% nécessaires pour obtenir, dans le même laps de temps, un accroissement de 20 fois, entre l'époque où James Tobin a proposé sa taxe, et aujourd'hui.

Taux

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

15

Année

                       

1

1,01

1,02

1,03

1,04

1,05

1,06

1,07

1,08

1,09

1,10

1,11

1,15

2

1,02

1,04

1,06

1,08

1,10

1,12

1,14

1,17

1,19

1,21

1,23

1,32

3

1,03

1,06

1,09

1,12

1,16

1,19

1,23

1,26

1,30

1,33

1,37

1,52

4

1,04

1,08

1,13

1,17

1,22

1,26

1,31

1,36

1,41

1,46

1,52

1,75

5

1,05

1,10

1,16

1,22

1,28

1,34

1,40

1,47

1,54

1,61

1,69

2,01

6

1,06

1,13

1,19

1,27

1,34

1,42

1,50

1,59

1,68

1,77

1,87

2,31

7

1,07

1,15

1,23

1,32

1,41

1,50

1,61

1,71

1,83

1,95

2,08

2,66

8

1,08

1,17

1,27

1,37

1,48

1,59

1,72

1,85

1,99

2,14

2,30

3,06

9

1,09

1,20

1,30

1,42

1,55

1,69

1,84

2,00

2,17

2,36

2,56

3,52

10

1,10

1,22

1,34

1,48

1,63

1,79

1,97

2,16

2,37

2,59

2,84

4,05

11

1,12

1,24

1,38

1,54

1,71

1,90

2,10

2,33

2,58

2,85

3,15

4,65

12

1,13

1,27

1,43

1,60

1,80

2,01

2,25

2,52

2,81

3,14

3,50

5,35

13

1,14

1,29

1,47

1,67

1,89

2,13

2,41

2,72

3,07

3,45

3,88

6,15

14

1,15

1,32

1,51

1,73

1,98

2,26

2,58

2,94

3,34

3,80

4,31

7,08

15

1,16

1,35

1,56

1,80

2,08

2,40

2,76

3,17

3,64

4,18

4,78

8,14

16

1,17

1,37

1,60

1,87

2,18

2,54

2,95

3,43

3,97

4,59

5,31

9,36

17

1,18

1,40

1,65

1,95

2,29

2,69

3,16

3,70

4,33

5,05

5,90

10,76

18

1,20

1,43

1,70

2,03

2,41

2,85

3,38

4,00

4,72

5,56

6,54

12,38

19

1,21

1,46

1,75

2,11

2,53

3,03

3,62

4,32

5,14

6,12

7,26

14,23

20

1,22

1,49

1,81

2,19

2,65

3,21

3,87

4,66

5,60

6,73

8,06

16,37

21

1,23

1,52

1,86

2,28

2,79

3,40

4,14

5,03

6,11

7,40

8,95

18,82

22

1,24

1,55

1,92

2,37

2,93

3,60

4,43

5,44

6,66

8,14

9,93

21,64

23

1,26

1,58

1,97

2,46

3,07

3,82

4,74

5,87

7,26

8,95

11,03

24,89

24

1,27

1,61

2,03

2,56

3,23

4,05

5,07

6,34

7,91

9,85

12,24

28,63

25

1,28

1,64

2,09

2,67

3,39

4,29

5,43

6,85

8,62

10,83

13,59

32,92

26

1,30

1,67

2,16

2,77

3,56

4,55

5,81

7,40

9,40

11,92

15,08

37,86

27

1,31

1,71

2,22

2,88

3,73

4,82

6,21

7,99

10,25

13,11

16,74

43,54

28

1,32

1,74

2,29

3,00

3,92

5,11

6,65

8,63

11,17

14,42

18,58

50,07

29

1,33

1,78

2,36

3,12

4,12

5,42

7,11

9,32

12,17

15,86

20,62

57,58

30

1,35

1,81

2,43

3,24

4,32

5,74

7,61

10,06

13,27

17,45

22,89

66,21

 

Incidences de l’instauration d’une contrainte fiscale de type Tobin


La mise en œuvre d’une taxe Tobin s’appuie sur l’hypothèse qu’il est possible de définir une contrainte fiscale qui soit contraignante pour les flux spéculatifs et affectent peu les flux économiques purs. Comme il n’est pas possible de différencier une transaction financière d’investissement et d’arbitrage d’une transaction spéculative, la différence de contrainte provient de la fréquence d’application, la transaction spéculative effectuant de nombreux aller et retours, tous affectés par la taxe Tobin lorsque les autres n’effectuent qu’un nombre limité de transactions affectées également par la taxe Tobin, mais une seule fois pour la transaction d’investissement, et un nombre restreint de fois pour la transaction d’arbitrage. On désigne par t la contrainte en % due à la taxe Tobin, c’est à dire la perte perçue par la transaction due à l’application de la taxe. On exonère de la taxe les transactions de change qui ont une contrepartie industrielle ou commerciale ainsi que celles générées par la banque centrale.

2.1 Incidence du taux d’efficacité de la contrainte fiscale

Quelle que soit sa nature, l’instauration d’une contrainte fiscale destinée à freiner les flux spéculatifs consiste à prélever une portion du bénéfice escompté sur une transaction financière de type " aller-retour ". Nous désignerons par taux d’efficacité, souvent raccourci sous le terme " taux ", représenté par t, ce prélèvement en valeur relative par rapport à son assiette. L’importance de la définition de l’assiette est évidente dès que l’on prend en compte l’incidence des produits dérivés. Il est évident que l’efficacité de la taxe nécessite, dans le cas de l’existence des produits dérivés, que l’assiette soit la valeur du sous-jacent de la transaction, et ,en tous les cas, ne soit pas le profit obtenu par la transaction aller-retour. Tant que les fluctuations n’excèdent pas le taux d’efficacité, les flux spéculatifs sont inhibés, mais lorsqu’elles l’excèdent, leur rendement se trouve fortement amputé. Alors se pose une question importante : Si l’efficacité des flux spéculatifs est due à l’importance de l’effet moutonnier, n’y a-t-il pas un risque que l’instauration d’une taxe de taux t ne crée, par effet rétroactif, une augmentation des fluctuations ? Cette question adresse directement l’opportunité de l’instauration universelle de la taxe, et indirectement une instauration locale.

2.2 Incidence sur les flux d’investissements

Toutes les transactions étant également affectées du taux d’efficacité, t, de la dite taxe, cela a pour conséquence de renchérir de t% les investissements dans la zone T. En conséquence, le marché mondial pénaliserait les dites valeurs mobilières de la zone T qui seraient, par le jeu du marché, dépréciées de t%. Bien que nous ayons convenu de ne rien préjuger sur la nature de la taxe Tobin, on peut cependant faire la remarque suivante sur ses modalités d’applications : une application dissymétrique consistant à exonérer de la taxe les achats des valeurs mobilières et la doubler sur les ventes permettrait d’avantager les investisseurs par rapport aux arbitragistes et aux spéculateurs. Par ailleurs, il paraît logique de ne pas taxer les flux de changes qui s’adossent à un flux économique pur ni ceux des banques centrales de la zone T.

2.3 Incidence sur la parité des monnaies

La dépréciation des valeurs mobilières à laquelle s’ajoute un effet psychologique, a nécessairement une incidence sur la parité des monnaies en raison du reflux des capitaux spéculatifs de la zone T vers la zone A. C’est cet aspect, que l’on désigne comme la contrainte extérieure, qu’il faut étudier pour s’assurer de la viabilité d’une application locale de la dite contrainte financière.

 

Incidences de l’instauration locale d’une contrainte fiscale


3.1 Objectifs et stratégie de la zone T

L’objectif réel de la zone T est de freiner les flux spéculatifs en les rendant, au plus, aussi attractifs que les flux d’investissement. Il sera montré plus loin que cela n’est possible que si la puissance économique de la zone T est suffisamment importante par rapport à la spéculation qui, elle, est mondiale. Il y a donc, pour la zone T une nécessité de prosélytisme vers la zone A. Dans une première phase, comme dans une opération militaire qui nécessite d’établir une tête de pont, la zone T doit résister à l’influence des flux spéculatifs et démontrer l’avantage tiré de la taxe pour son économie, comme, par exemple, dans les expériences chilienne et malaisienne. Dans un deuxième temps, dans un scénario du type domino, les avantages qu’elle en tire doivent convaincre d’autres sous-ensembles de la zone A à la rejoindre en optant pour la taxation.

3.2 Analyse de la contrainte extérieure

3.2.1 Fonctionnement normal des échanges inter zones

Les agents économiques de la zone T ont recours à des opérations de change pour faire face à leurs transactions économiques avec la zone A. On supposera d’abord qu’il n’y a pas de déséquilibre industriel structurel entre les zones, ce qui n’exclut pas des déséquilibres temporels. Par exemple, si la Zone T vend des avions à la zone A, mais lui achète des équipements électroniques pour équiper ces avions, et que la zone A vend des voitures à la zone T mais lui achète du minerai nécessaire à leurs fabrications, il peut exister des décalages temporels dans les échanges commerciaux qui nécessitent un équilibrage dans le flux des monnaies. L’équilibre structurel entre les deux zones fait que statistiquement, les besoins de monnaie alternent dans un sens et dans l’autre, les banques centrales s’efforçant de maintenir, chacune dans sa zone, la parité des monnaies à l’intérieur de la marge m. Elles doivent intervenir si les excès du marché poussent les parités hors de la fourchette m. L’intérêt des spéculateurs, en opposition avec celui des banques centrales, est de déstabiliser les marchés pour obtenir une rémunération provenant de la volatilité des cours. On suppose que, par le jeu des spéculateurs et la réaction des banques centrales, les parités fluctuent dans une fourchette dont la valeur moyenne est f, f étant bien entendu inférieure à m.

3.2.2 Incidences de l’application d’une taxe dans la zone T

Que se passe-t-il lorsque la zone T décide unilatéralement d’appliquer une taxe Tobin ?

En ce qui concerne l’aspect positif, la zone T espère stabiliser les flux économiques, pousser les flux spéculatifs vers l’investissement ou l’arbitrage, et sur l’aspect négatif, elle craint que le déplacement des flux spéculatifs vers la zone A n’affectent ses flux d’investissements et, en conséquence, ne détériore la parité de sa monnaie au-delà de la marge m tolérée par le SMI.

3.2.2.1 Analyse des paramètres liés à ce problème

1- P, ratio des puissances économiques relatives de la zone T par rapport à l’espace économique, P=T/(A+T). T et A mesurant la puissance économique respectivement de la zone T et de la zone A. Ce paramètre P est important pour l’influence réciproque d’une zone sur l’autre, c’est à dire l’influence négative que peut exercer A sur T, d’une part, et l’effet domino (ou tache d’huile) que peut avoir T sur A.

1ère incidence : Il existe une valeur de P en dessous de laquelle une application locale dans la zone T n’a aucune incidence sur l’espace économique.

(Voir l’interview de James Tobin dans le Monde du 17 novembre disant qu’il suffirait qu’une vingtaine de pays commence à appliquer sa taxe)

2- Dans le calcul de P, il faut prendre en compte le volume relatif des liquidités dont disposent les spéculateurs, en y incluant les crédits et les effets de levier par le biais des produits dérivés, comparées à celles de la banque centrale de la zone T. Si elles sont importantes, les spéculateurs ont plus de possibilités de déstabiliser les marchés des changes en provoquant la volatilité des cours qui se manifeste par la fourchette de fluctuation, f, qui peut se rapprocher d’autant plus de m que ces liquidités sont importantes. Ce paramètre est important vis à vis de la contrainte extérieure parce qu’il définit la possibilité des flux spéculatifs de forcer les décisions du SMI ; à noter que l’absence de taxe Tobin crée un accroissement exponentiel du volume des flux spéculatifs et tend à accroître la puissance des spéculateurs alors que l’application de la taxe Tobin a un effet d’équilibrage, puisqu’il diminue le profit des spéculateurs et augmente les disponibilités de la puissance publique.

2ème incidence : S’il n’existe aucune contrainte destinée à freiner les flux spéculatifs, ceux-ci vont croître exponentiellement et déséquilibreront le facteur P d’une manière défavorable à la zone T.

Ceci illustre l’urgence de s’attaquer à la spéculation pour enrayer la tyrannie des flux spéculatifs.

3-Écart relatif entre la contrainte, t, générée par la taxe Tobin et les fourchettes de parité des changes tolérées par le SMI, m. Ce paramètre est important car il influe sur l’alternative offerte aux spéculateurs d’adopter un comportement rationnel ou psychologique. A noter que m a été réel dans le système monétaire européen (serpent monétaire européen), mais virtuel dans le SMI (voir la fluctuation du dollar, du yen, du rouble et de bien d’autres monnaies par rapport aux monnaies européennes) en ce sens que l’on suppose qu’il existe une marge m considérée comme tolérable pour les économies et au-delà de laquelle une zone, incapable d’assurer la parité de sa monnaie, est forcée de négocier avec le SMI une dévaluation comme celles pratiquées récemment sur la lire italienne et la livre anglaise.

3ème incidence : Il existe une valeur de la contrainte t suffisamment petite pour que les spéculateurs ne réagissent que d’une manière rationnelle face aux aléas du marché et une valeur suffisamment grande pour qu’ils réagissent d’une manière psychologique consistant à expatrier leurs liquidités sans attendre des opportunités de profit.

4-Le quatrième paramètre est une fonction binaire : en cas de débordement par l’action des spéculateurs des fourchettes de tolérance du SMI, attitude de la puissance publique de la zone T sur la décision ou non de laisser flotter sa monnaie au-delà de la fourchette m.

4ème incidence : S’il se produit un rapport de force entre les spéculateurs et la puissance publique de la zone T, celle-ci a l’alternative de défendre sa monnaie ou de la laisser flotter.

Ceci est bien décrit par Soros dans son dernier livre : " La crise du capitalisme mondial " lorsqu’il analyse les causes de la crise asiatique. On peut lire, page 28 : La crise est survenue plus tard que nous ne l’avions prévu parce que les autorités monétaires ont continué à soutenir bien trop longtemps leur monnaie…Ce retard a contribué à accentuer la gravité de la crise. "

3.2.2.2 Incidence du taux de la taxe

3.2.2.2.1 1er cas : Taux de la taxe très faible (t<<f<m)

On peut avancer sans risque de se tromper qu’il existe une contrainte t, suffisamment peu contraignante devant f (et à fortiori devant m) pour qu’elle n’inquiète pas les spéculateurs, et permette aux banques centrales de rester maître de la situation des changes. S’il est exact que la présence de flux spéculatifs est néfaste à l’économie, les mesures prises devraient être favorables à l’investissement sur le long terme. Sur le cours terme, tant que la fourchette de fluctuation reste inférieure à t, la spéculation ne peut pas intervenir rationnellement sur le marché T car son coût d’intervention serait supérieur à son espérance de gain. La banque centrale de la zone T doit disposer de suffisamment de liquidités pour faire face aux besoins instantanés de la balance des transactions courantes de manière à pouvoir contre balancer la fuite des capitaux.

5ème incidence : Une zone qui appliquerait seule une taxe Tobin de contrainte t% très faible par rapport aux fluctuations normales f du marché verrait ses valeurs mobilières se déprécier de t% et prendrait le risque de voir les fluctuations de sa monnaie se décaler dans un sens ou dans l’autre d’une valeur au plus égale à t% mais resterait en mesure de maintenir la parité de sa monnaie. Comme t est très inférieur à f, on peut estimer que l’incidence est sans conséquence tant sur les valeurs mobilières que sur la parité de sa monnaie.

Dans ce cas, l’effet de la taxe est quasiment nul, mais la puissance publique collectera le fruit de la taxe dont elle pourrait faire usage pour améliorer, d’une manière qui reste à définir, le bien-être de la zone T. Il faut cependant noter que la collecte serait diminuée du coût d’instauration de la taxe.

3.2.2.2.2 2ème cas : Taux de la taxe Tobin très fort (f<m<t)

En sus de la dépréciation de t% des valeurs mobilières, le facteur psychologique aidant, il va se produire une évasion monétaire de T vers A d’où une dépréciation de la monnaie T créant des opportunités d’exportations aux entreprises de la zone T, et une réduction de ses importations. Ceci crée un facteur de revalorisation à terme des valeurs mobilières dont l’attractivité est accentuée par la chute de sa monnaie. Comme les spéculateurs agissent rationnellement, il est évident qu’il existe un seuil d’attractivité qui les pousseraient à revenir sur le marché malgré la taxe Tobin. La condition est que la contrainte t, due à la taxe T, soit inférieure à l’attractivité des valeurs mobilières. Il y a donc un phénomène rétroactif auto stabilisateur.

Dans le cas où les spéculateurs estimeraient que la taxe Tobin est trop contraignante, la monnaie T va être violemment attaquée, dès le début par la migration des capitaux spéculatifs. La taxe Tobin crée une modification temporelle grave dans l’équilibre monétaire des deux zones. Il se produit un bras de fer entre la banque centrale de la zone T et la spéculation qui essayera de la forcer, soit pour engranger des bénéfices (voir Soros et la dévaluation de la livre), soit pour faire renoncer à la taxe Tobin. Si les liquidités de la banque centrale sont supérieures aux ressources des spéculateurs, elle pourra maintenir la parité à l’intérieur des fourchettes, sinon deux cas doivent s’envisager :

1- Renoncement à la taxe Tobin dans la zone T qui rentre dans l’ordre préétabli.

2- Abandon du SMI et élargissement de la fourchette jusqu’à ce que la spéculation plie ou dévaluation rapide en concertation avec le SMI.

Seul le deuxième cas nous intéresse. La chute de la monnaie T donnerait un avantage économique aux entrepreneurs de la zone T contre un désavantage à ses consommateurs puisqu’ils payeront plus chers les marchandises soumises à une concurrence externe. Si le poids de la zone T est suffisamment important, la banque centrale de la zone A ne pourrait que s’allier à celle de la zone T pour faire front à la spéculation. Mais le cours de la monnaie T et de ses valeurs mobilières souffriraient nécessairement de la situation.

6ème incidence : Si la contrainte de la taxe Tobin est importante par rapport à la fourchette de tolérance du SMI, la zone T devra négocier avec le SMI, et accepter une éventuelle dévalorisation de sa monnaie, donnant un avantage structurel à ses entrepreneurs et un désavantage à ses consommateurs.

3.2.2.2.3 3ème cas : Taux de la taxe Tobin intermédiaire (f<t<m)

Dans ce cas, l’effet de la taxe est de diminuer d’une manière sensible l’espérance de gain des flux spéculatifs au profit d’abord de la puissance publique qui bénéficie du fruit de la taxe. Indirectement, les flux d’investissement et d’arbitrage devraient en bénéficier sur le long terme. Concernant la contrainte extérieure, la spéculation profitera de toutes les opportunités pour migrer vers la zone A de manière à maximiser ses opportunités de gain. Mais l’exiguïté de la contrainte par rapport à la fourchette m l’empêche de migrer brutalement au risque d’accuser une perte sévère, la puissance publique pouvant s’adosser à la limite basse de la marge m. Supposons une contrainte équivalente à la moitié de la valeur maximale de la fourchette de tolérance du SMI. Que se passerait-il alors sur le marché des changes ? L’évasion monétaire, si la banque centrale peut y faire face, devrait rester dans la limite tolérée par les accords monétaires internationaux tolérés par le SMI, soit m%. La chute de la monnaie créant une attractivité des valeurs mobilières supérieure à la contrainte définie par la taxe T, il pourrait y avoir un reflux des spéculateurs qui acquitteraient la taxe T pour engranger un bénéfice à court terme plus important que le coût de contrainte de la taxe T.

Il semble donc que si la fourchette tolérée pour les fluctuations normales de la monnaie sont supérieures à la contrainte t de la taxe, il ne se passe rien d’autre qu’un petit avantage des pouvoirs publics qui perçoivent le fruit de la taxe Tobin avec, en contrepartie une baisse de sa monnaie qui, par ailleurs avantagera légèrement ses entrepreneurs et désavantagera ses consommateurs. Elle devrait donc avantager donc l’investissement dans la zone T (note de l'auteur : pas évident car l’investissement dépend autant de la consommation que des importations).

Il y a cependant un problème difficile à évaluer. Il est évident que l’instauration d’une taxe de taux d’efficacité t inhibe toute possibilité d’intervention arbitragiste ou spéculative dans une fourchette de t%. Cela élimine donc ceux que l’on pourrait désigner comme les " spéculateurs courts " qui visent des aller-retour dans le très court terme. En revanche, cela n’avantage-t-il pas les " spéculateurs long " qui visent des aller-retour sur des marges importantes ? Ne sont-ce pas ceux-là qui ont intérêt à provoquer un effet moutonnier ? Autrement dit, une telle mesure n’aurait-elle pas pour effet de poser aux " spéculateurs courts " le dilemme de devenir arbitragistes ou " spéculateurs long " ?

Il faudrait étudier expérimentalement l’efficacité et le rendement de la taxe en fonction de son taux. Un taux plus élevé augmenterait le rendement sur les transactions sur les valeurs mobilières et le diminuerait sur le marché des changes puisqu’il découragerait les transactions sur le marché T au bénéfice du marché A.

7ème incidence : Il existe un taux tm qui maximalise l’efficacité de la taxe, et un taux t’m qui maximalise son rendement. L’objectif de la zone T est d’approcher expérimentalement aussi près que possible de tm.

3.2.2.2.4 4ème cas : A l’intérieur de l’Euro

Est-il envisageable pour un pays d’appliquer seul une taxe Tobin dans le club de l’Euro ?

La marge m sur les devises est 0% puisque toutes les monnaies sont accrochées rigidement à l'Euro, mais cela ne change rien au fait que les aléas du marché continuent à provoquer des fluctuations sur les valeurs mobilières. La contrainte extérieure ne se poserait plus en terme de défense de la monnaie, mais seulement en terme de fuite des capitaux et de son effet sur l’investissement. Ainsi que noté plus haut, l’application d’une contrainte de taux t aboutirait à une dépréciation de t% des valeurs mobilières de la zone T et d’une désaffection du marché des changes qui se ferait exclusivement hors de la zone T. Quelle serait alors l’importance de la fuite des capitaux ? Il est évident que tout dépendrait de l’importance de t, non plus par rapport à m qui est de 0%, mais par rapport à f. Il faut également analyser les trois cas selon que t est très petit par rapport à f, très grand par rapport à f, ou de l’ordre de grandeur de f.

Jean Pierre Gaillard nous a habitué à des fluctuations journalières des valeurs mobilières de l’ordre du %. Il est évident qu’une contrainte t supérieure au % serait suicidaire et conduirait probablement à un déséquilibre de la balance des transactions courantes inacceptables. Or, même les plus chauds partisans de la taxe Tobin; n’ont jamais invoqué une contrainte de cet ordre de grandeur. Le même raisonnement que celui invoqué plus haut permet de déclarer qu’il existe une contrainte suffisamment petite pour que son application soit insensible par rapport aux fluctuations normales du marché. Il semble donc que, même au sein de l’Euro, il soit possible d’envisager une taxe Tobin locale. Il faut cependant ajouter qu’il y a peu de chances qu’elle ait des répercussions positives sur l’économie du pays qui l’appliquerait s’il n’y a pas un mouvement politique pour entraîner les partenaires.

 

Utilisation du produit de la taxe


Dans le cas de l’instauration locale d’une taxe Tobin, il paraît logique que le prélèvement soit effectué par la puissance publique qui en disposerait pour conforter sa position contre la spéculation en la mettant à la disposition de sa banque centrale pour lui permettre de se renforcer vis à vis de la spéculation. Par la suite, si on arrive à maîtriser la spéculation, les sommes engrangées pourraient être utilisées pour lutter contre la misère. On peut cependant espérer que le seul fait de juguler la spéculation pousserait les flux économiques vers l’investissement à long terme, en particulier vers les populations considérées aujourd’hui comme non solvables. Il est important de noter que ce que les économistes désignent sous le terme de non solvables sont les zones économiques dans lesquelles l’investissement est moins rentable.

Qu’est-ce qui fait renoncer ?


Il est surprenant que le concept de la taxe Tobin, formulé depuis presque trente ans, et très mollement réfuté depuis, n’ait jamais été mis en application. On peut se poser la question de savoir si c’est le risque causé par la contrainte extérieure ou la crainte d’inefficacité de la taxe qui en est la cause.

Conclusions


La lutte contre les flux spéculatifs est une nécessité et une urgence car tout retard permet à la spéculation de se renforcer par rapport aux flux économiques purs, consommation, investissement et arbitrage et augmente le risque de krachs financiers périodiques. L’application locale d’une contrainte fiscale contre les flux spéculatifs constitue une option stratégique en raison du fait qu’une application universelle serait plus longue à mettre en œuvre et donnerait plus de possibilités à la spéculation d’accentuer les avantages qu’elle a déjà sur les flux économiques purs.

L’instauration d’une contrainte très faible ne présente pas de danger important pour la zone économique qui la mettrait en œuvre, mais il importe que son poids économique soit significatif pour espérer obtenir un effet domino sur les autres zones. Il est possible que la zone Euro, qui a su déjà s’acclimater à une discipline inter zone aurait un poids suffisant pour servir de base de départ si elle en avait la volonté politique.

L’instauration locale d’une telle taxe, même à taux 0, constituerait un acte politique qui aurait en outre l’avantage de mettre en place un outil permettant de contrôler la transparence des transactions financières, de lutter contre la corruption, et elle ne coûterait pas très cher à mettre en œuvre en raison de l’importance du chômage actuel. Il est en effet préférable d’appointer des personnes à assainir les circuits financiers que de les rémunérer en tant que chômeurs.

Il faudrait d’abord définir les formes de la contrainte fiscale (taxe ou dépôt), ses modalités (lutte contre les marchés dérivés, dissymétrie entre la vente et l’achat). Il est surprenant que l'idée d'avantager l'achat par rapport à la vente au moyen d'une disymétrie de la taxation n'ait jamais été évoquée.

A partir d’une taxe très faible, il faudrait ensuite l’augmenter progressivement tout en contrôlant son efficacité contre les flux spéculatifs et son incidence sur l’économie en s’assurant de ne pas aller trop vite et trop loin pour ne pas se trouver en porte à faux par rapport à la puissance des flux spéculatifs. Le produit de la taxe, dans cette phase revêt une importance secondaire. Il devrait être exclusivement réservé à la lutte contre la spéculation. La seule destination humanitaire serait sa contribution à la diminution du chômage des personnes embauchées pour la mise en place de la taxe. Dans la deuxième phase, si, par effet domino, la taxe devient universelle, on peut alors songer à utiliser le produit récolté cumulé à des fins exclusivement humanitaires. Les modalités de la taxe (en particulier le taux de contrainte) devront être ajustées pour obtenir une meilleure efficacité. Un taux faible gênerait peu la spéculation et produirait peu pour l’humanitaire. Un taux trop élevé appliqué universellement ne rapporterait pas grand chose en raison de l’anéantissement, non seulement des flux spéculatifs, mais également des flux d’arbitrages et d’investissement. Il existe donc un taux optimal pour freiner les flux spéculatifs, mais il faut remarquer qu’il ne coïncide pas nécessairement à une maximalisation du produit de la taxe.

Robert Arouete

Extrait de discussions autour du thème de ce texte : application locale de la taxe Tobin...

 

 

 

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