Economie & Finance. Société

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Elements d’analyse sur le systeme de retraite français(*)

 

Olivier Davanne

 

 

Conseil d’Analyse Economique

Ce rapport rappelle de façon succinte les estimations disponibles quant aux consequences du vieillissement sur la situation financiere de nos regi-mes de retraite dans la premiere moitie du siecle prochain. On souligne les risques economiques et sociaux d’un scenario « au fil de l’eau » ou l’equi-libre serait realise par une hausse reguliere des prelevements obligatoires. De nouvelles reformes apparaissent ainsi necessaires d’ici la rupture de-mographique de 2005. Celles-ci devront etre soigneusement preparees compte tenu du role fondamental joue par le systeme de retraite dans les equilibres economiques et sociaux d’un pays.

Dans une perspective a tres long terme, on insiste ici sur les merites d’un regime de « repartition provisionnee », systeme ou les regimes pu-blics ont constitue des reserves financieres. Une telle orientation permet en principe de combiner le rendement eleve de la capitalisation et les perfor-mances de la repartition en termes de mutualisation des risques financiers entre generations.

 

(*) Ce rapport constitue pour 1’essentiel une synthèse de: « Le debat sur les retraites: capitalisation contre repartition » et « Analyse Economique de la retraite par r6partition », O. Davanne et T. Pujol, Revue Frangaise d’Economie, hiver 1997. Il n’engage que son auteur.

 

Les desequilibres du systeme franqais de retraite

Les consequences financieres du vieillissement de la population

Sur le plan de la démographie, les analyses récentes de 1’INSEE pei-gnent une situation préoccupante au cours de la premiere moitie du siecle prochain. En effet, avec des hypothèses raisonnables (stabilisation de la fecondité avec un taux de descendance finale de 1,8, leger allongement de 1’esperance de vie et maintien des taux actuels d’immigration) le poids des inactifs s’accroit fortement dans la population. En 2040, dans un scenario qualifie de central, il y aurait 70 personnes de 60 ans et plus pour 100 personnes ayant entre 20 et 59 ans contre seulement 36 en 1990 et 38 en 2005.

1. Structure par age de la population française

En% 1990 1995 2005 2015 2040
0-19 ans

20-59 ans

60-64 ans

65 ans et plus

Ratio + 60 ans / 20-59 ans

Ratio + 65 ans / 20-64 ans

27,8

53,2

5,1

13,9

35,8

23,9

26,3

53,7

5,1

14,9

37,2

25,4

25,0

54,2

4,3

16,5

38,4

28,2

23,4

51,7

6,2

18,7

48,3

32,4

21,1

46,4

5,4

27,1

70,1

52,3

Source: DINH (1995), schnario central.

Deux aspects de ces evolutions demographiques doivent etre presents a l’esprit:

· Contrairement a un sentiment largement repandu, le terme de « bosse demographique » donne une image tres inexacte des difficultes qui appa-rmtront h partir de 2005-2010. Si la population française reste a peu pres stabilisée au cours du siècle prochain, c’est la structure demographique de 2040 qui, loin de ressembler h une bosse, constituera une situation stable. Dans un contexte de vieillissement de la population, la structure actuelle, caractérisée par des taux de ckpendance supportables, est en revanche tran-sitoire et resulte du « baby-boom » des annees cinquante et soixante. Plutot que le passage d’une bosse, les difficultes de la premiere moitie du siecle prochain s’apparentent ainsi a la montee vers un plateau.

· Les previsions demographiques, parce qu’elles decrivent des tendan-ces lourdes, sont relativement precises, meme a un horizon assez eloigne. Ainsi, une hausse meme violente de la natalite ne ferait sentir ses effets sur la population active que vers 2020, lors de 1’entree dans la vie active des generations nees au cours des toutes prochaines annees.

 

Les projections sur les taux d’activité et le dynamisme de l’emploi sont en revanche beaucoup plus incertaines. On peut notamment espérer un recul sensible du chômage à moyen-long terme. En dépit de cela, d’après les projections les plus récentes – Commissariat Général du Plan (1995)"' –, le taux de dépendance (rapport du nombre de retraités au nombre de cotisants) pourrait presque doubler au cours des quarante prochaines années si le départ en retraite est maintenu de façon générale à 60 ans. Le taux de dépendance passerait ainsi de 0,50 actuellement (2 retraités par cotisants) à, selon les scénarios, 0,80 ou 0,90 (à peine plus d’un retraité par cotisant) en 2040. 2005-2006 seront des années charnières dans ce processus : elle marqueront le début des départs en retraite des générations nombreuses du « baby-boom »'".

Les réformes déjà réalisées dans le secteur privé (Régime général en juillet 1993, ARRCO-AGIRC en avril 1996) n'éviteront pas l’apparition de déficits importants à partir de 2005-2010. En ce qui concerne le régime général, les dernières prévisions, effectuées dans le cadre du rapport du Plan déjà cité, indiquaient un déficit de 56 milliards de francs 1993 en 2010 et 107 milliards de francs 1993 en 2015 (soit à cet horizon plus de 25 % des ressources du régime), Il n’existe pas de prévisions aussi précises pour les régimes complémentaires ARRCO et AGIRC. Celles effectuées pour le rapport du Plan ont été rendues caduques par la réforme d’avril 1996 et, de façon plus fondamentale, les paramètres de ces régimes (valeur d’achat du point, revalorisation des pensions...) n’ont pas été fixés par les partenaires sociaux en charge de ces régimes au-delà de l’an 2000.

Dans le secteur public, où aucune réforme n’a encore été réalisée, on ne peut pas à proprement parler de déficit, mais le paiement des pensions constituera à terme une charge considérable pour le budget. Entre 1995 et 2015, en francs constants, les pensions à la charge du budget de l'État seraient multipliées par 2,1, celles à la charge de la CNRACL (agents des collectivités locales, personnel hospitalier) par 3,2.

Les répercussions économiques à long terme

Quelles seraient les conséquences d’un scénario « au fil de l’eau » où l’équilibre serait réalisé par une hausse régulière des prélèvements obligatoires (cotisations retraites et/ou impôts) étalée sur une période longue ? Pour équilibrer le seul régime général, le taux de cotisation devrait être accru d’environ 0,4 point tous les ans à partir de 2006. Pour l’ensemble des régimes, avant les réformes AGIRC-ARRCO de 1996, le rapport du Plan de 1995 estimait nécessaire de porter le taux de contribution sur la rému-

(1) Ce rapport constitue une réactualisation du Livre Blanc de 1991. Vernière (1990a et b) a été un des premiers à décrire les perspectives inquiétantes des retraites en France.
(2) En revanche, au cours des toutes prochaines années, ce sont des classes d’âge creuses, nées pendant la Seconde Guerre mondiale, qui prendront leur retraite.

 

nération brute des actifs"' d’environ 20 % en l’an 2000 à près de 40 % en 2040.

Ce scénario « au fil de l’eau » ferait courir deux types de risque.

D’une part, la hausse des prélèvements serait probablement inflationniste et de nature à ralentir la croissance économique. Les salariés essaieraient vraisemblablement de compenser la hausse des cotisations par des exigences salariales accrues. Il y aurait ainsi un risque de cercle vicieux : un ralentissement de la croissance induit par la hausse du coût du travail ne pourrait en effet qu'accroître les difficultés de financement de la protection sociale.

D’autre part, dans une économie très ouverte, on pourrait assister au refus de payer des jeunes générations qui pourraient préférer partir vers des pays offrant un système de retraite plus efficace. Ce risque serait particulièrement marqué pour les travailleurs les plus qualifiés.

Pour évaluer l’ampleur de ce deuxième risque, il est nécessaire de réfléchir sur la notion de « compétitivité » d’un système de retraite. Les jeunes seront incités à refuser de payer (par leurs votes ou l'expatriation) si les systèmes de retraite des autres pays, qui accordent une plus grande place à l’épargne, sont plus efficaces, c’est-à-dire s’ils permettent d’obtenir le même niveau de pension avec des prélèvements plus modérés pendant la période d’activité.

Le rendement d’un système de retraite s’obtient en comparant, c’est-à-dire en actualisant, la retraite perçue et les prélèvements effectués sur les salaires pendant la période d’activité. Que ces prélèvements soient des cotisations sociales dans le cadre de la répartition ou de l’épargne pour de la capitalisation est sans importance : il s’agit simplement de mettre en rapport ce qui a été soustrait de la consommation pendant la période d’activité à ce qui a été obtenu en retour une fois la retraite prise.

Dans le cas de la retraite fondée sur la capitalisation, le rendement est celui des marchés financiers et dépend des actifs dans lesquels l’épargne-retraite est investie. Sur le long terme, les actions s’avèrent généralement le placement le plus rentable, aussi les fonds de pension britanniques ou américains sont-ils principalement investis en actions. Pour fixer quelques ordres de grandeurs, on peut noter qu’aux États-Unis, depuis un siècle, le rendement réel moyen des actions ressort à 6,5 % par an, contre 3,5 pour les obligations et 1,5 % pour des produits monétaires"'. L’écart de rende-

(3) Brute au sens de la Comptabilité nationale, c’est-à-dire y compris la totalité des cotisations sociales payées par les entreprises.
(4) Pour la France, cependant, le rendement des actions a pu être négatif, même sur de longues périodes. Ainsi, hors dividendes, il tombe à – 3 % en moyenne annuelle sur la période 1910-1938. Cela reflète principalement : a. L’effet des vicissitudes historiques sur les marchés financiers ; b. L’effet négatif de l’inflation sur l’épargne française. Si le passé doit servir de guide, ce qui est douteux en ce qui concerne l’inflation, une diversification internationale des placements a un intérêt tout particulier dans le cas français.

 

ments entre ces actifs s’explique pour partie, par leurs primes de risques qui diffèrent.

Comment ces rendements se comparent-ils aux rendements offerts par la retraite par répartition ? Diverses études ont essayé de mesurer les rendements offerts aux différentes générations de retraités. On peut montrer que dans le long terme, quand le système a trouvé son équilibre et que les taux de cotisation sont stabilisés, le rendement de la retraite par répartition est égal au taux de croissance de l’économie. Ce résultat est assez intuitif : en simplifiant, on peut considérer qu’en échange du paiement de leurs cotisations sociales actuelles, les cotisants d’aujourd’hui acquièrent le droit de se partager dans vingt ou trente ans les cotisations payées par les actifs d’alors.

Or, en régime permanent, cette masse des cotisations croît comme l’économie dans son ensemble. Compte tenu des perspectives démographiques françaises et de la tendance des gains de productivité, la croissance de long terme de l’économie française devrait avoisiner 2 %, voire un peu moins. Ainsi, au-delà de variations de court terme affectant certaines générations, la répartition en France sera donc un système au rendement relativement faible, si on le compare à un portefeuille financier diversifié largement investi en actions.

Parce que l’épargne-retraite correspond généralement à un placement de longue durée, le différentiel de rendement entre systèmes joue avec un extraordinaire effet de levier sur l’épargne nécessaire pour préparer sa retraite : un franc immobilisé pendant trente ans devient 1,8 franc ou 4,3 francs selon qu’il est placé à 2% (rendement du régime par répartition) ou 5 % (ordre de grandeur raisonnable pour le rendement sur longue période d’un portefeuille diversifié). Ainsi, à l’évidence, pour atteindre un même niveau de prestations, un système fondé sur l’épargne est beaucoup moins coûteux (le taux de prélèvement peut être multiplié par plus de trois quand le rendement réel chute de 6 % à seulement 2 %<’>). Ainsi, les cotisations payées par les actifs ont en première analyse un fort contenu en taxes pures puisque des paiements similaires dans des fonds de pension donneraient des revenus futurs sensiblement plus élevés.

Ceci posé, ces arguments ne doivent pas cacher les risques de la capitalisation « pure » qui repose exclusivement sur l’épargne individuelle, sans intervention de la sphère publique afin de mutualiser les risques. Les retraités deviennent alors exposés aux crises financières. Ce risque, sur lequel nous reviendrons, limite l’attrait de la capitalisation et projette une lumière nouvelle sur l’analyse du paragraphe précédent : les générations futures peuvent s’accommoder d’un système au rendement faible mais assez stable, de préférence à un système au rendement plus fort mais très incertain.

(5) Voir Davanne et Pujol (1997a).

 

Au total, il est cependant vraisemblable qu’un système fonctionnant en répartition « pure », c’est-à-dire où les revenus des retraités sont intégralement financés par des prélèvements sur les actifs, n’est pas compétitif". Les générations actuelles s'exposent à un risque non négligeable en tenant pour acquise la solidarité des générations futures et en laissant en l’état le système de retraite. On ne peut exclure que, dans 20 ou 30 ans et dans un contexte de mobilité accrue des salariés, on assiste à une fuite des travailleurs les plus qualifiés vers les pays offrant des systèmes de retraite plus efficaces ou vers des activités ou l’évasion fiscale est plus aisée"'.

Les risques du scénario « au fil de l’eau » apparaissent ainsi clairement. Malheureusement, les réformes déjà réalisées, limitées dans leur champ et leur ambition, n’ont constitué que des ajustements à la marge. Face au vieillissement de la population, Il est souhaitable de retenir une approche plus stratégique et de réfléchir aux moyens de rendre plus compétitif et équitable le système de retraite que nous laisserons aux prochaines générations.

Le mode d’organisation du système de retraite constitue un enjeu de société essentiel. Il a un impact majeur sur les flux de financement et la structure capitalistique de l’économie. Surtout, il structure les relations entre générations.

Quelles réformes?

Le rôle du Conseil d'Analyse Économique n’est certainement pas de livrer une réforme « prête à l’emploi ». Un tel sujet exige des expertises techniques approfondies et un véritable débat national. On peut cependant essayer de donner quelques clefs pour identifier les vraies questions et éva-cuer les faux débats.

Que dit l’analyse économique : capitalisation, répartition ou " répartition provisionnée " ?

Tout le débat sur les retraites est traversé par la controverse entre les deux méthodes aujourd’hui utilisées pour financer les revenus des inactifs. À un extrême, on trouve la « répartition pure », système dans lequel les pensions sont payées, année après année, par un prélèvement sur les revenus des actifs. À l’autre, on trouve la « capitalisation pure », système où les inactifs vivent de l’épargne accumulée pendant leur période d’activité.

(6) Dans la comparaison du couple risque/rendement des deux systèmes, il ne faut pas oublier que les risques associés à la répartition ne sont pas nuls (les générations suivantes peuvent notamment refuser d'honorer les engagements pris en leur nom...).
(7) Cela montre aussi combien il est illusoire d’espérer résoudre par des gains de producti-vité les problèmes de retraites. Avec une productivité plus forte, le gâteau à partager est plus gros : cela ne signifie pas que l’envie de partager soit plus répandue parmi les actifs.

 

Contrairement à ce qui est souvent affirmé, ces deux systèmes ne sont pas équivalents, même dans le très long terme.

D’une part, la capitalisation permet d’encourager l’épargne longue favorable au développement des entreprises. Un capital plus important élève la productivité et donc le salaire des actifs. Ce sujet fait l’objet de débats entre économistes depuis les travaux de Feldstein en 1974. En première analyse, la différence entre répartition et capitalisation est indiscutable. Dans un régime en capitalisation, actifs et retraités possèdent un patrimoine pour assurer leurs besoins futurs. En répartition, ce « patrimoine » est composé de droits sur les régimes de retraite et ces droits n’ont pas pour contrepartie du capital investi dans l’économie. Ces droits sont aussi appelés « dette implicite du système de retraite ». Selon les estimations de l'OCDE, dans le cas français, elle serait supérieure à deux fois le montant du PIB, c’est-à-dire largement plus que le patrimoine financier total des ménages français"’.

2. Estimation de la dette nette des systèmes de retraite

États-Unis Japon Allemagne France Italie En % du PIB Royaume-Uni
43 200 160 216 233 100

Source : Van den Noord & Herd, OCDE, 1994.

Cependant, ces estimations de « dette implicite des systèmes de retraite » ne mesurent que très imparfaitement la perte de capital dans l’économie. Sans entrer dans les détails, il existe des mécanismes de compensation entre différentes catégories d’épargne de sorte qu’une épargne plus importante au titre de la retraite peut s’accompagner d’un repli d’autres catégories d’épargne'". Par ailleurs, une partie du patrimoine supplémentaire issu de régimes fonctionnant en capitalisation sera placée à l’étranger. De fait, si les marchés financiers étaient « parfaits », l’épargne supplémentaire dans un petit pays n’aurait aucun impact sur le stock de capital de ce pays. En effet, les investisseurs seraient décidés non pas en fonction de l’offre locale de financement, mais en fonction uniquement de la rentabi-lité des projets locaux comparée à celle des opportunités d’investissement à l’étranger. Les études disponibles (voir en particulier les travaux de Feldstein) insistent cependant sur la segmentation persistante des marchés de capitaux. Un pays qui dispose d’une épargne plus abondante en gardera une partie importante sur place et aura de ce fait des entreprises mieux dotées en capital (financier aussi bien que physique).

(8) Ces estimations de dette implicite dépendent crucialement du taux d’actualisation retenu. Dans l’article cité, l'hypothèse de rendement réel était de 3,5 %. Un taux plus élevé réduirait fortement le résultat des calculs actuariels.
(9) Dans les années soixante-dix, Feldstein (1974) fut le pionnier d’un certain nombre d’études macroéconométriques sur le lien empirique entre accumulation du capital et retraites.

 

Les systèmes de retraite ne se distinguent pas uniquement par leur capa-cité à générer de l’épargne et du capital. Comme nous l’avons vu, ils diffèrent aussi bien du point de vue du rendement qu’ils offrent aux salariés et aux retraités, que des risques qu’ils leur font supporter. À ce stade, il est utile de revenir sur l’analyse des risques juste esquissée dans la partie précédente.

La crise asiatique nous rappelle opportunément que les risques financiers sont loin d’être négligeables dans nos économies. D’une part, la valeur des actifs financiers se modifie pour refléter les changements des « fondamentaux économiques ». La « stagflation » de la seconde moitié des années soixante-dix, après les deux chocs pétroliers, constitue un bon exemple. Elle s’est traduite par une obsolescence accélérée d’une partie du stock de capital et une nette dégradation de la profitabilité des entreprises. Dans le même temps, l’inflation affaiblissait considérablement le marché obligataire. Dès lors, les salariés, bien protégés par la forte indexation des salaires ont, dans la plupart des pays, connu un sort plus enviable que les « rentiers ». Par ailleurs, les investisseurs peuvent aussi être victimes du « bruit » sur les marchés financiers.

Les évolutions sur les marchés financiers ne reflètent pas simplement l’influence des fondamentaux macroéconomiques observables. Bulles, modification d’anticipations ou changement dans la valorisation des actifs (perception des risques, etc.) se combinent pour accroître la volatilité des marchés et affecter le rendement de l’épargne financière. Beaucoup de ces « bruits » sont des fluctuations de court terme qui ont tendance à s’auto-corriger. De fait, la volatilité des marchés financiers semble très différente selon qu’on la regarde à court ou à long terme : elle est considérablement plus faible dans le second cas. On assiste cependant parfois à de véritables crises financières, telles que le krach de 1929, qui ont des effets durables et peuvent conduire, pour les épargnants, à des pertes de capital considérables.

Il est cependant important de ne pas se contenter d’une analyse un peu naïve de la capitalisation pure et d’analyser précisément comment ces risques financiers sont répartis dans les pays s’appuyant sur des fonds de pension. Historiquement, les risques financiers étaient principalement reportés sur les actionnaires des entreprises, mais la situation est en train de changer : les salariés, ainsi que les retraités, sont de plus en plus en plus concernés.

La majorité des fonds de pension étrangers ne sont pas à cotisations mais à prestations définies. Dans des fonds à prestations définies, les droits des salariés, fixés généralement par référence au dernier salaire, ne sont guère différents dans leur principe de ceux obtenus dans un régime de retraite par répartition. En principe, ils ne dépendent pas du rendement des marchés financiers, contrairement à ce qui se passe dans les fonds à cotisa-

 

tions définies"º'. Ces fonds de pension accumulent des réserves, sous le contrôle d’actuaires extérieurs, destinées à garantir la totalité des engagements pris vis-à-vis des salariés. En cas de krach financier, les entreprises sont appelées à reconstituer les réserves de leurs fonds de pension. Ce sont les actionnaires actuels qui supportent, consciemment ou non, l’essentiel des risques financiers.

Ces fonds sont donc en principe très protecteurs pour les salariés. Cependant, que se passerait-il si une crise financière rendait nécessaire une forte hausse des cotisations versées par les entreprises à leurs fonds de pension ? Il n’est pas sûr que toutes les entreprises puissent y faire face"". Les fonds à prestations définies constituent peut-être le talon d'Achille du capitalisme anglo-saxon et de fait la tendance actuelle est de les transformer en fonds à cotisations définies. Les actionnaires essayent ainsi de renvoyer sur leurs salariés des risques financiers qu’ils avaient acceptés d’assumer dans un passé lointain et dans un contexte radicalement différent en matière d’espérance de vie et de masse des retraites en proportion du revenu national.

La remise en cause du fonctionnement des fonds à prestations définies est probablement inéluctable. Ces fonds vont en effet probablement aujourd’hui trop loin dans le transfert de risque (hors marchés financiers) des salariés-épargnants vers les actionnaires. Dans un régime par capitalisation, du fait du vieillissement de la population, les masses financières gageant les retraites futures deviennent considérables et on ne peut probablement pas éviter une certaine exposition des salariés aux risques financiers. Le développement des fonds à cotisations définies, qui cherchent à gérer au mieux les intérêts de leurs adhérents par l’utilisation de tous les instruments financiers disponibles, traduit cette réalité.

Au total, on observe que la sphère financière est capable d’adaptations et essaye d’allouer au mieux les risques financiers au sein d’une génération. Il n’en reste pas moins que dans les pays ayant fait le choix de la capitalisation, les risques financiers restent très inégalement répartis entre générations. Une hausse des salaires (« choc sur la rémunération des facteurs ») ou un krach boursier, qui offre l’opportunité d’acheter des actifs très dépréciés, bénéficiera aux jeunes générations mais affectera les actionnaires, les retraités et les salariés en fin de carrière détenteurs d’un portefeuille financier important. Or, une économie qui fonctionne bien doit être capable de mutualiser les risques. Si deux personnes ne sont pas soumises avec la même intensité à un risque donné, elles ont une incitation à réaliser un échange de risque mutuellement profitable. La personne la moins

(10) Les fonds à cotisations définies sont proches de ce que nous avons appelé la capitalisation pure.
(11) Aussi, aux États-Unis, les salariés sont-ils protégés contre une faillite de leur entreprise par un système d’assurance publique.

 

exposée peut accepter de supporter une plus grande part du risque en contrepartie d’une prime d’assurance payée par celle qui était initialement la plus menacée. Il est important de souligner que cette mutualisation des risques n’est pas un objectif « social », mais bien une des facettes de l’effi-cacité économique"".

En pratique, cette mutualisation des risques est loin de se produire spontanément dans une économie de marché sans intervention de la sphère publique. Dans le cas de la retraite, certaines des raisons de cette inefficacité sont faciles à comprendre. En principe, dans le cadre d’un système en capitalisation, une négociation devrait s’ouvrir qui verrait les jeunes accepter, contre le versement d’une prime d’assurance, de protéger leurs aînés contre une baisse des marchés financiers dans le futur. En clair, vieux et jeunes s’accorderaient pour partager dans vingt ou trente ans la masse composée, d’une part, des salaires des actifs et, d’autre part, de l’épargne accumulée par ou pour les retraités. À l’évidence, une telle solution présente deux difficultés majeures : les « coûts de transaction » sont élevés parce que la définition des contrats optimaux est complexe ; certains des contractants potentiels ne sont pas encore nés...

Au total, il importe de comprendre et distinguer les deux types de logiques qui peuvent sous-tendre l’intervention des administrations dans le système de retraite : l’assurance et la redistribution.

La logique assurantielle

Les observateurs les plus libéraux oublient trop souvent le fonctionnement spontanément imparfait des marchés de l’assurance. Comme dans d’autres domaines de la protection sociale, l’intervention des administrations en matière de retraite est une réponse nécessaire à la difficulté que rencontre le marché pour mutualiser certaines classes de risques importants. Partons d’une situation de pure capitalisation (épargne individuelle sans mutualisation des risques financiers). Les travailleurs-épargnants actuels désiraient acquérir un instrument financier leur permettant d’échanger une partie de leurs actifs financiers à haut rendement, mais risqués, contre des droits à la retraite moins sensibles aux risques financiers. Dans cette logique, d’échange de risques mutuellement profitable, les administrations, agissant pour le compte des générations jeunes ou à naître, peuvent avoir intérêt à procéder à la transaction inverse, c’est-à-dire accorder des droits du type de ceux que l’on obtient dans les régimes par répartition (retraite en pourcentage du dernier salaire, points indexés sur l’inflation, etc.) en échange d’une reprise des actifs financiers détenus par les « seniors ». En d’autres termes, sur le plan des principes, partant d’une situation de capitalisation pure, il est souhaitable que l'État joue un rôle d’intermédiaire entre générations.

(12) Il est dommage que cet aspect des choses n’ait pas été mieux pris en compte par le célèbre Rapport de la Banque mondiale (1994) qui plaidait pour un système à cotisations définies.

 

La logique redistributive

Les administrations ne sont pas limitées à cette fonction assurantielle. En fait, historiquement, les régimes par répartition visaient prioritairement à éradiquer la pauvreté parmi les populations âgées. Ainsi, les premières générations se sont-elles vues accorder des possibilités d’achats de droits pour lesquels elles n’avaient pas cotisé. Par la suite, de nombreux groupes socioprofessionnels se sont vus accorder des possibilités d’achats de droits à des conditions extrêmement avantageuses. Au total, les fondateurs des systèmes de retraite n’ont pas fait jouer aux administrations un simple rôle d’assureur : ils ont mis en place un système ayant une composante redistributive massive au bénéfice des personnes âgées. Dans le système par répartition tel qu’il fonctionne, les générations futures héritent en effet sans réelle contrepartie de la dette de retraite accordée aux générations actuelles. Les administrations jouent bien un rôle d’intermédiaire entre les générations mais avec un biais peu discutable en faveur des générations présentes.

Du point de vue de l’analyse économique qui vient d’être développée, le système optimal de retraite est celui que nous qualifierons de « répartition provisionnée ». Dans un tel système, les régimes de retraite publics se concentrent sur leur rôle « d’assureurs intergénérationnels » et gèrent des réserves financières importantes. Les jeunes générations héritent ainsi en contrepartie de la dette implicite laissée par leurs parents d’un patrimoine important. Ce patrimoine, productif de revenus, allège le poids des cotisations retraite payées par les actifs. Des régimes de retraite publics accordant des droits en répartition et disposant de réserves importantes cumulent les avantages de la répartition (bonne mutualisation des risques financiers) et ceux de la capitalisation (rendement élevé et offre d’épargne élevée). Il s’agit en principe du système le plus compétitif sur le plan du couple risque-rendement.

La gestion d’un tel système se heurte toutefois à plusieurs difficultés qu’il convient de ne pas sous-estimer.

· Tout d’abord, il faut s’assurer que les réserves soient maintenues au niveau nécessaire pour solvabiliser le système de retraite et non pas utilisées au fil des échéances politiques comme une manne à la disposition des gouvernements. Il faut donc trouver des règles claires quasi constitutionnelles pour définir le taux auquel les régimes de retraite doivent provisionner leurs engagements, c’est-à-dire leur dette implicite. Cela pose deux questions : d’une part, celle du taux actuariel retenu pour évaluer la dette implicite (un franc dû dans vingt ans représente une dette actuelle de 67 centimes avec un taux d’actualisation de 2 % mais de seulement 26 centimes avec un taux d’actualisation de 7 %) et, d’autre part, celle du taux de provisionnement (réserves-dette implicite). Ces règles permettent de définir les objectifs de moyen-long terme qui s’imposent aux gestionnaires des régimes. Il faut aussi fixer les règles de reconstitution de ces réserves en cas de crise financière et, symétriquement, celles de partage des excédents

 

en cas d’évolution très favorable des marchés. De telles règles doivent permettre un haut degré de mutualisation des risques financiers entre différentes catégories sociales et entre générations. Les mouvements de reconstitution des réserves (ou de reversement des excédents) devraient porter sur des périodes longues (plusieurs décennies) et affecter aussi bien les actifs que les retraités (cette mutualisation entre actifs et retraités est mécaniquement réalisée si les retraites sont indexées sur les salaires nets de cotisation). Au total, le provisionnement des régimes de retraite pose un certain nombre de difficultés techniques qui sont cependant loin d’être insurmontables. La pérennité des règles, qui doivent résulter d’un large accord dans la société compte tenu des masses en jeu, doit également être assurée par les mécanismes institutionnels adéquats (bonne définition du rôle de l'État, des partenaires sociaux, d’éventuelles autorités indépendantes...).

· Ensuite, il faut assurer une gestion professionnelle de ces réserves. À l’instar des fonds de pension américains, il paraît nécessaire de déléguer la gestion de ces fonds à des professionnels de la gestion financière, indépendants des organismes de retraite. Il faudrait au préalable déterminer une référence pour ces gestionnaires, c’est-à-dire les orientations stratégiques de cette gestion (poids des actions, des obligations et de l’immobilier, degré de diversification internationale). Une telle délégation réduirait le risque de « socialisation » de l’économie que fait planer un tel projet de réserves. Il faut en particulier éviter que des gouvernements ne soient en mesure d’utiliser ces réserves pour contrôler certaines entreprises, ou les secourir financièrement.

Cinq axes de réforme

Les analyses qui précèdent conduisent à privilégier cinq axes de réforme. Il ne s’agit que de pistes qui toutes appellent débats et expertises approfondies.

Affirmer la solidarité des différents régimes

Au fil de l’histoire, le système français de retraite s’est constitué sur une base corporatiste et le mode de formation des droits diffère d’un régime à l’autre. Certains régimes utilisent un système de points, d’autres définissent les pensions en fonction du dernier salaire sur la base de taux de remplacement qui varient d’un régime à l’autre. Les modalités d’indexation ne sont pas identiques : sur les prix dans le régime général, à la discrétion des partenaires sociaux dans les régimes complémentaires, sur la valeur du point d’indice dans la fonction publique. Non seulement les droits accordés diffèrent, mais la capacité des différents régimes à honorer ces droits dans le futur est également très variable. La solvabilité des régimes dépend notamment de la démographie propre à la profession concernée.

 

Une telle situation est porteuse de graves difficultés pour l’avenir quand, dans un contexte financier très difficile, il faudra déterminer qui a véritablement droit à quoi et qui paye quoi. Les égoïsmes catégoriels risquent d’être insurmontables. Face aux risques issus de ce morcellement, il convient d’affirmer la solidarité des différents régimes par un rapprochement suffisant des règles qui définissent les droits accordés aux futurs retraités. En principe, un franc de cotisation payé aujourd’hui devrait donner droit à une pension future comparable quel que soit le régime.

Quant aux salariés du secteur privé, les partenaires sociaux semblent avoir pris conscience des risques du morcellement actuel pour la retraite par répartition et les accords d’avril 1996 conduiront à un rapprochement significatif des règles de fonctionnement de l'ARRCO et de l'AGIRC.

Rendre possible un prolongement de la vie active

Allonger la durée de la vie active est en principe une des façons les plus efficaces d’éviter que le vieillissement de la population ne se traduise par des déficits considérables ou une forte hausse des cotisations sociales. Dans un contexte d’augmentation marquée de l’espérance de vie et d’amélio-ration considérable du système de santé, les actifs préfèrent certainement travailler un peu plus longtemps plutôt que d’être étouffés par le poids des cotisations sociales.

3. Poids des inactifs selon les scénarios

En%

1990 1995 2005 2015 2040
Ratio + 60 ans / 20-59 ans
Scénario central
Variante haute
Variante basse

35,8

37,2

38,4

48,3


70,1
77,1
64,8

Ratio + 65 ans / 20-64 ans
Scénario central
Variante haute
Variante basse

23,9

25,4

28,2

32,4


52,3
56,9
48,8

Note : (*) Scénario central : Fécondité 1,8 ; Variante haute : fécondité 1,5 ; Variante basse : fécondité 2,1.
Source : INSEE, 1995.

Comme l’indique le tableau 3, on diminuerait à terme de près d’un tiers le ratio de dépendance démographique (inactifs-personnes d’âge actif) si l’on parvenait à déplacer la limite qui sépare l’activité de l’inactivité de 60 à 65 ans (dans le scénario démographique central, en 2040 il y aurait 70 personnes de plus de 60 ans pour 100 personnes ayant entre 20 et 59 ans, mais seulement 52 personnes de plus de 65 ans pour 100 personnes ayant entre 20 et 64 ans).

 

Probablement, la meilleure façon d’obtenir ce résultat consisterait à continuer à accroître la durée de cotisation nécessaire pour bénéficier d’une retraite à taux plein. Celle-ci sera déjà portée de 37,5 ans en 1993 à 40 ans en 2003 dans le régime général et, à terme, il sera probablement nécessaire d’aller au-delà dans ce régime comme dans les autres régimes de retraite"". En incitant les salariés à travailler plus longtemps, une telle orientation contribuerait puissamment à l’équilibre des régimes de retraite.

Il conviendrait cependant de ne pas sous-estimer l’obstacle à un allongement de la durée d’activité que constitue le fonctionnement imparfait du marché du travail. Pour de nombreuses raisons, les travailleurs les plus âgés sont particulièrement vulnérables face au risque de perte d’emploi. On admet généralement que la productivité des salariés baisse après cinquante ou cinquante-cinq ans bien que les travailleurs français soient encore largement habitués à des augmentations de salaires à l’ancienneté. Par ailleurs, en cas de choc technologique, les entreprises peuvent hésiter à réaliser un important investissement en formation pour les travailleurs les plus âgés.

Ainsi, encourager la poursuite d’une activité après 60 ans nécessiterait une réflexion générale sur le rôle et la protection des travailleurs les plus âgés. Il y aurait une certaine hypocrisie à vouloir baisser significativement les taux de remplacement offerts par les régimes de retraite à 60 ans sans réfléchir aux moyens de garantir un accès à l’emploi après cet âge. Ce « droit à l’emploi » après 60 ans pourrait notamment nécessiter à terme une extension et un renforcement des systèmes de préretraites, de façon à protéger les travailleurs de plus de 60 ans contre les risques, notamment de nature technologique, qu’ils supportent"". À terme, probablement autour de 2010, l’augmentation de l’espérance de vie et le vieillissement de la population poseront la question de l’âge légal de la retraite.

Notons cependant que l’âge légal de la retraite détermine aujourd’hui le moment à partir duquel il devient possible de toucher une pension. En cas de relèvement de l’âge de la retraite dans le futur, ce lien poserait problème. En effet, il semble souhaitable de laisser aux individus une certaine flexibilité et de maintenir au cours des prochaines décennies la possibilité de départs anticipés, avec une pension réduite si la durée de cotisation requise n’est pas atteinte. Certains travailleurs pourront ainsi souhaiter faire un important effort d’épargne individuel et arrêter leur activité professionnelle plus tôt que les autres. Il apparaîtrait alors normal qu’ils reçoivent, quel que soit leur âge, une pension calculée en fonction de leurs cotisations

(13) Le Livre Blanc de 1991 recommandait implicitement de porter à 42 ans la durée requise de cotisation pour bénéficier d’une retraite à taux plein. La réforme de 1993 s’est limitée à porter celle-ci à 40 ans à partir de 2003.
(14) Voir Blanchet (1995) pour une analyse des préretraites comme un mécanisme d’assurance.

 

passées (l'abattement sur la pension à taux plein doit alors être calculé actuariellement, en fonction de l’âge de cessation d’activité et de la durée de cotisation, pour tenir compte du coût pour la collectivité d’un départ anticipé).

Retenir des règles claires et équitables pour l’indexation des pensions

Dans un contexte de croissance lente et de montée du chômage, notamment pour les jeunes, l’indexation des pensions sur les prix a probablement été depuis dix ans une mesure tout à fait nécessaire pour contenir le déficit du régime général de Sécurité sociale. Les autres régimes ont d’ailleurs appliqué en général des modes d’indexation aussi, voire plus, restrictifs.

Cependant, au-delà des incontournables contraintes financières de court terme, l’indexation sur les prix ne peut être considéré comme un mode satisfaisant de revalorisation des pensions dans une perspective de moyen-long terme. Dans la durée, elle n’est ni juste, car elle conduit à terme à une dégradation importante de la situation relative des retraités les plus âgés, ni efficace, car elle va à l’encontre du principe de mutualisation des risques qui constitue la raison d’être de la retraite par répartition.

Un choc inflationniste, par exemple un choc pétrolier, affectera les salariés mais pas les retraités dont le pouvoir d’achat est garanti dans le régime général. Les salariés, déjà touchés par l’accélération de l’inflation, peuvent même voir leurs cotisations retraite augmenter pour financer la garantie de pouvoir d’achat accordée aux retraités. Une accélération des gains de productivité aurait l’effet inverse ne permettant une progression plus soutenue des salaires réels mais non des retraites"".

Certes, la réforme de 1993 prévoit que les retraites puissent bénéficier de coups de pouce, non spécifiés, en cas de forte croissance. Cette possibi-lité peut être utilisée de façon ponctuelle mais elle n’est pas sans effets pervers. Elle constitue en effet un encouragement à la formation d’un lobby représentatif des retraités, à l’image du « grey power » américain, qui cherchera à obtenir des hommes politiques, notamment en période électorale, une revalorisation généreuse des pensions. Pour le bon fonctionnement de la démocratie, il faut être méfiant face à des règles d’évolution des revenus trop imprécises.

Dans une optique de mutualisation efficace des risques, la référence de long terme ne devrait donc pas être les prix mais plutôt les salaires nets. Retraités et salariés sont alors soumis aux mêmes aléas. L’utilisation des salaires nets comme référence ne signifierait pas nécessairement une charge supplémentaire pour les actifs.

(15) De façon générale, une indexation des prix signifie que le statut relatif des salariés qui vivent le plus longtemps se dégrade. Elle fait donc disparaître une sorte d’assurance contre la vieillesse.

 

D’une part, il serait probablement nécessaire de jouer sur d’autres paramètres du système pour réaliser des économies équivalentes (par exemple, accroître certaines cotisations sociales payées par les retraités). D’autre part, l’indexation pourrait être du type « salaires nets – l % », comme c’est le cas dans les accords ARRCO-AGIRC de 1996 (pour une période limitée à 1996-2000). Une telle règle est de loin préférable à une indexation sur les prix. Pour les retraités, elle devrait s’avérer un peu plus généreuse sur longue période (compte tenu de gains de productivité du travail en moyenne au voisinage de 2 %, la croissance des salaires nets, même diminuée de l %, devrait en moyenne dépasser l’inflation). Pour les salariés, elle aurait l’avantage d’associer les retraités aux aléas de la conjoncture.

Notons cependant que l’évolution des salaires nets ne mesure qu'impar-faitement le niveau de vie des salariés. Celui-ci dépend aussi de leur exposition au risque de chômage. Plus généralement, il serait utile d’organiser un suivi fin de la situation relative des salariés et des retraités par une institution apolitique composée de représentants indiscutables de la société civile. Ce « Conseil » aurait la possibilité de transmettre à titre exceptionnel des recommandations au pouvoir politique en matière de revalorisation des pensions, en cas d’évolution manifestement divergente de la situation des différentes générations.

En ce qui concerne les régimes complémentaires, ce sont les partenaires sociaux qui jugent en toute liberté des revalorisations équitables à accorder aux retraités. Le système a fonctionné tout à fait correctement dans le passé, mais on peut se demander ce que réserve l’avenir, dans un contexte de fortes tensions financières. Les revalorisations pourraient alors résulter davantage des rapports de force entre générations au sein des organisations syndicales et professionnelles que d’un jugement serein sur l’évolution équitable des revenus des actifs et des retraités. L'ARRCO et l'AGIRC gagneraient probablement à réfléchir à des règles claires et durables en matière d’évolution des pensions.

Provisionner progressivement une partie des engagements pris par les régimes publics

Nous avons vu que sur le plan des concepts, un système de retraite efficace reposait largement sur le principe de la « répartition provisionnée ». Dans un tel système, les droits à retraite restent fixés selon les règles de la répartition et sont largement découplés du rendement des marchés financiers, mais la solvabilité et l’efficacité du système sont garantis par la constitution de provisions financières importantes.

Il y a deux façons de faire évoluer très progressivement un système de « répartition pure » vers un système de « répartition provisionnée ».

En premier lieu, on peut décider dans tout ou partie des régimes d’intrduire, comme au Japon ou aux États-Unis, une surcotisation dont le produit est mis en réserve. Cette surcotisation est d’abord croissante, atteint un pic,

 

puis diminue. À un certain stade, elle devient négative car les produits financiers générés par les réserves contribuent positivement au financement des retraites.

Cette constitution de réserves est d’autant plus facile et bénéfique que le rendement du capital est élevé relativement au taux de croissance de la masse salariale.

Une partie des revenus financiers doit en effet être réinvestie pour stabiliser le ratio réserves-masse salariale. Le taux de rendement doit ainsi être supérieur au taux de la croissance de la masse salariale si l’on souhaite utiliser une partie des produits financiers pour payer les pensions. On peut supposer que sur longue période l’écart entre le rendement du capital et le taux de croissance de la masse salariale se situe entre 4 et 5 % (2 % pour la masse salariale réelle, entre 6 et 7 % pour le rendement de placements prioritairement tournés vers les actions).

Le tableau 4 décrit différents scénarios de constitution de réserves selon l’écart entre rendement du capital et croissance de la masse salariale. Dans tous ces scénarios, de façon conventionnelle la surcotisation apparaît en 1999, elle augmente jusqu’en 2005, puis diminue pour disparaître entre 2015 et 2020. Tous ces scénarios illustratifs sont calibrés de sorte qu’en 2040, et les années qui suivent, les taux de cotisation retraite soient réduits de 10 points relativement au scénario au fil de l’eau sans réserves.

4. Scénarios de constitution de réserves financières

Écart entre le rendement du capital et la croissance de la masse salariale

Réserves à partir de 2040

(en % de la masse salariale)

Hausse annuelle des taux de surcotisation entre 1999 et 2005 (points)

Taux de surcotisation (en %)

2005 2015 2025

2040 et au-delà

4%
5%
6%

250
200
170

+ 1,3
+ 1,0
+ 0,8

9,1
6,9
5,4

3,6
2,0
1,0

– 1,8
–2,8
– 3,4

– 10
– 10
– 10

Au-delà de ses mérites de long terme, une telle politique de constitution de réserves permettrait aussi de lisser l’évolution des taux de cotisation au cours des prochaines décennies. Les hausses de cotisation nécessaires sur la période 2005-2015 seraient en fait mieux réparties sur la période 1999-2015, et donc plus facilement supportables par l’économie.

L’introduction d’une telle surcotisation temporaire, en dépit de tous ses avantages, ne serait pas sans poser de nombreux problèmes. Elle pourrait être difficilement acceptée par les actifs s’ils y voient une hausse des prélèvements obligatoires sans véritable contrepartie.

 

Une autre option consisterait à programmer une baisse à terme des taux de remplacement offerts par les régimes fonctionnant en « répartition pure » et introduire en contrepartie un nouvel étage respectant les principes de « répartition provisionnée » dans les régimes de retraite complémentaire. Cela nous renvoie à la question générale de l’épargne salariale.

Revoir en profondeur les mécanismes d’épargne salariale

L’épargne-retraite est une épargne tout à fait spécifique, d’une part, du fait de son horizon de gestion très long qui favorise les placements en actions et, d’autre part, du fait de son objectif final : l’obtention d’une rente. Il s’agit d’une épargne très difficile à gérer de façon optimale car elle nécessite en permanence des choix financiers complexes pour optimiser le couple rendement-risque.

Dans ce contexte, les partenaires sociaux ont un rôle clef à jouer pour offrir aux actifs un cadre d’épargne à la fois sûr et performant. L’union fait la force : la bonne épargne-retraite résulte d’un contrat collectif entre les représentants des salariés, les entreprises et les institutions financières susceptibles de gérer l’épargne et capables d’offrir des rentes viagères. Les syndicats peuvent avoir dans ce domaine un rôle éminent de défense des intérêts des salariés. De la même façon, les entreprises peuvent faire bénéficier leurs salariés de leur bonne connaissance générale des mécanismes financiers.

Il serait donc utile de réfléchir au cadre juridique et fiscal de nature à encourager le développement de plans d’épargne salariaux à long terme orientés vers la préparation de la retraite. Il s’agit d’un sujet qui pose de nombreux problèmes techniques, notamment pour garantir la solvabilité de ces plans et permettre la mobilité des salariés. Par ailleurs, les solutions doivent être cohérentes avec les choix faits quant au rôle des régimes de retraite complémentaire. Dans le domaine de l’épargne-retraite, il serait en effet dommage que ceux-ci soient totalement exclus compte tenu de leurs trois avantages comparatifs :

· Ils couvrent la totalité des salariés du privé. Un système géré par les régimes complémentaires n'entraverait pas la mobilité des salariés. Les droits d’un salarié ne seraient nullement affectés par un changement d’entreprise.

· Bien implantés dans le monde du travail, gérés par les partenaires sociaux, ces régimes bénéficient de la confiance des salariés et des entreprises.

· Leur surface financière est sans équivalent car ces régimes ont la maîtrise des taux de cotisation payés par les salariés et les entreprises. D’une certaine façon, leurs fonds propres sont constitués de la masse future des cotisations reçues ! En conséquence, ils semblent en mesure de concevoir un dispositif d’épargne conforme aux principes de la « répartition provisionnée », c’est-à-dire très protecteur vis-à-vis des risques financiers

 

tout en étant particulièrement attractif du point de vue du rendement, ce dernier pouvant tenir compte de l’évolution des salaires nets (voir l’annexe pour une tentative de définition des grandes caractéristiques d’un tel produit d’épargne).

Malheureusement, la réflexion des partenaires sociaux ne semble pas très active sur les moyens de mobiliser au bénéfice des salariés les avantages comparatifs des régimes complémentaires ARRCO et AGIRC en matière d’épargne-retraite.

Conclusion

Le système français de retraite se trouve aujourd’hui dans une situation de profond déséquilibre. Les travailleurs d’âge actif, tout particulièrement ceux dont l’âge se situe autour de 45 ou 50 ans, n’ont guère de visibilité. Ils savent seulement qu’avec 53 personnes de plus de 60 ans pour 100 personnes ayant entre 20 et 59 ans en 2020 (autour de 70 en 2040), les générations suivantes ne seront probablement pas en mesure de financer des taux de remplacement élevés à 60 ans. Mais ils ignorent les ajustements qui seront décidés. Ils ignorent également s’ils auront la possibilité, compte tenu de l’état du marché du travail, de travailler plus longtemps pour compléter leurs revenus.

C’est un peu en aveugle qu’ils doivent déterminer l’effort d’épargne à réaliser pour compléter leur pension future. De plus, ils sont pour la plupart confrontés à une situation marquée par l’absence de produits d’épargne spécifiquement tournés vers la préparation de la retraite. C’est d’ailleurs une situation un peu paradoxale compte tenu par ailleurs de la richesse, voire de la complexité, de l’offre disponible en matière d’épargne longue (PEP, PEA, PEL, assurance-vie, épargne salariale...).

À l’issue des nécessaires débats et expertises, il faudra reconstruire un système soutenable sur le long, voire le très long terme. Il est bien sûr impossible de supprimer toute incertitude, notamment en ce qui concerne l’état du marché du travail, mais les engagements pris par les différents régimes obligatoires à un horizon 2020 ou 2030 devraient être beaucoup plus clairs et crédibles. Cela demande une réforme concertée des différents régimes, qui pourrait être complétée par un effort de provisonnement des engagements pris, c’est-à-dire la constitution d’une façon ou d’une autre de réserves financières plus importantes dans les régimes de retraite complémentaires.

Parallèlement à cette consolidation des engagements pris, il apparaît souhaitable de simplifier l’offre de produits d’épargne et de répondre mieux qu’aujourd’hui à la demande des ménages pour des produits spécifiquement orientés vers la préparation de la retraite. Cela nécessite probablement une réflexion approfondie sur les mécanismes d’épargne salariale.

 

Références bibliographiques

Blanchet D. (1995) : Retirement and Preretirement as Unemployment Insurance, Mimeo.

Davanne O. et T. Pujol (1997a) : « Analyse économique de la retraite par répartition », Revue Française d'Economie, vol. XII.

Davanne O. et T. Pujol (1997b) : « Le débat sur les retraites : capitalisation contre répartition », Revue Française d'Économie, vol. XII.

Dinh Q.c. (1995) : « Projections de population totale pour la France métropolitaine », INSEE Résultats, 412.

Feldstein M. (1974) : « Social Security, Induced Retirement and Aggregate

Capital Formation », Journal of Political Economy, 82 (5).

Livre blanc sur les retraites (1991) : La Documentation française.

Van der Noord P. et R. Herd (1994) : « Estimating Pension Liabilities: A Methodological Framework », OECD Economie Studies, n· 23, hiver.

Vernière L. (1990a) : « Les retraites pourront-elles être financées après l’an 2000 », Économie et Statistique, nº 223.

Vernière L. (1990b) : « Les retraites : l’urgence d’une réforme », Éco-nomie et Statistique, nº 223.

World Bank (1994) : Averting the Old Age Crisis: Policies to Protect the

Old and Promote Growth, Oxford University Press.

 

 

Annexe

 

Les avantagescomparatifs des régimes complémentaires en matière d'épargne-retraite

 

Les régimes de retraite complémentaires pourraient gérer un régime supplémentaire obligatoire dont les cotisations seraient proportionnelles aux salaires au premier franc, et dont la prise en charge serait répartie entre employeurs et salariés par accord d’entreprise ou de branche. Plusieurs classes de cotisation seraient offertes, dont une très basse de façon à garder certains avantages d’un système facultatif. Le choix du taux de cotisation résulterait également d’un accord d’entreprise ou de branche. Du fait de son caractère obligatoire, ce régime pourrait bénéficier des avantages sociaux et fiscaux de droit commun"'.

Pour mesurer les droits acquis, les régimes de retraite complémentaire ouvriraient des comptes dits en francs similaires dans leur principe aux contrats d’assurance-vie que la grande majorité des français connaissent. Les comptes progresseraient grâce aux versements obligatoires réalisés par les salariés et leurs employeurs, dans le respect des accords, et sous l’effet de la revalorisation annuelle accordée à l’épargne accumulée (comme dans les contrats d’assurance-vie). La mutualisation des risques financiers et économiques entre tous les salariés serait réalisée grâce à des règles de revalorisation stables qui seraient très différentes des règles retenues par

(1) Il semble par ailleurs possible de concevoir un système comportant suffisamment d’élé-ments de solidarité pour ne pas être remis en cause par la Cour de Justice européenne au nom de la libre compétition.

 

l’assurance-vie : le taux de revalorisation annuel des sommes versées aux comptes pourrait être « salaires nets + 2 % (ou 3 %) ». Par ailleurs, les périodes de chômage pourraient donner lieu à l’acquisition de droits sans paiement de cotisations.

Au moment du départ en retraite, le capital serait transformé en rente viagère indexée sur les salaires nets"'.

La déconnexion entre le rendement fixé a priori de ces contrats et la performance réelle des placements financiers exigerait des règles claires de répartition des bénéfices, en cas de forte hausse des marchés financiers, ou de reconstitution des réserves, en cas de difficultés financières majeures.

Sur longue période des placements en actions rapportent environ 6 % en termes réels, alors que sur la base « salaires nets + 2 ou 3 % » les contrats que nous envisageons ici rapporteraient environ 4 % en termes réels : en moyenne sur longue période, un régime ainsi constitué devrait donc dégager des excédents financiers appréciables tout en faisant bénéficier les salariés d’un faible niveau de risque et d’un bon rendement, notamment dans les périodes économiques favorables où les salaires nets progressent rapidement.

Pour réaliser une bonne mutualisation des risques entre générations, la répartition des gains ou des pertes serait échelonnée sur une période très longue. Imaginons que le choix se porte sur trente ans : un krach boursier nécessiterait alors une hausse très modérée des cotisations appelées par ce système supplémentaire obligatoire"‘.

Les avantages d’un tel régime supplémentaire relativement aux fonds de pension prévus par la loi Thomas sont les suivants : simplicité et visibi-lité pour les salariés, solidarité, bonne mutualisation des risques écono-miques et financiers, et, au final, meilleur couple risque-rendement pour les épargnants.

Par ailleurs, pour optimiser la gestion financière et éviter le risque de « socialisation » de l’économie, il paraîtrait essentiel de déléguer la gestion au jour le jour des fonds recueillis à des professionnels indépendants des organismes de retraite.

(2) Également sur la base d’un taux de rendement « salaires nets + 2 ou 3 % ». Sous certaines conditions, on peut imaginer qu’une (faible) fraction du capital puisse également être disponible immédiatement.
(3) De façon à recueillir 1/30 des sommes perdues dans le krach boursier. Le coût de celui-ci serait parfaitement mutualisé grâce à la règle d’indexation sur les salaires nets à la base du système (pour la revalorisation de l’épargne accumulée comme de celle des rentes viagères versées). Une hausse de cotisation a le même impact sur toutes les générations.

 

 

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