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AVERTISSEMENT Ce texte est susceptible d'être modifié dans les semaines à venir. Il est en ce moment soumis à réflexion dans le cadre du Conseil scientifique en préparation de sa propre réunion sur le sujet. *
Chercheur
au CNRS (CREDES - Centre de recherche d'étude et documentation en économie
de la santé, 1 rue Paul Cézanne, 75008 Paris)
menahem@credes.fr De
1991 à 1998, la France a consacré plus de 9% de son Produit Intérieur
Brut à ses dépenses de santé, ce qui la maintient au quatrième rang
mondial en ce domaine[1].
Un tel effort, conjugué avec le progrès des savoirs médicaux, devrait
conduire inéluctablement vers l'allongement de la vie en bonne santé[2].
La réalité n'est pourtant pas aussi riante pour tous. Une minorité
croissante de la population vit dans des conditions précaires et voit son
état sanitaire se dégrader de façon continue[3].
D'un autre coté, selon des sociologues et médecins du travail, la
flexibilisation des conditions de travail se traduit par l'augmentation
des maladies professionnelles et des accidents du travail des catégories
précaires de travailleurs[4]. Ainsi, selon la dernière
enquête nationale de l'INSEE sur la santé, travailler sous un contrat à
durée déterminé (CDD) ou en intérim est associé à des augmentations
de +60% à +220% des signes de stress vis-à-vis de la situation des
salariés en contrat sans limitation de durée. D'où des probabilités
plus grandes de maladies et de comportements à risque. Comment expliquer
le développement de ce mal être d'une fraction importante des individus
alors que les moyens disponibles pour vivre en bonne santé n'ont jamais
été aussi abondants ? De
premières pistes de compréhension nous sont fournies par l'analyse des
liens des transformations des conditions de travail et du mode de vie avec
les logiques économiques dominantes à l'heure actuelle. Logiques dites
"libérales" parce qu'elles se fondent sur la liberté de
circulation et d'échange des capitaux, de la main d'œuvre et des biens
et services. Pour mémoire, rappelons que la phase actuelle du libéralisme
a démarré avec la mise en place de la libre fluctuation des monnaies,
initiée en 1971 avec la rupture du dollar et de l’or proclamée par
Richard Nixon. Elle a été poursuivie dans les années 1979-1980 par les
mesures de déréglementation impulsées par les gouvernements de Ronald
Reagan et Margaret Thatcher, puis étendues dans les années 80 aux autres
marchés par les gouvernements européens les plus importants. Ce sont la
sphère financière et son moteur principal, la course aux profits, qui
dynamisent ce mouvement et, pour ainsi dire, le propulsent en avant. En ce
sens, son caractère est principalement financier. Cette libéralisation
de l'économie et de la finance se traduit par la déstabilisation des
conditions de travail et des modes de vie de larges parties de la
population, laquelle s'exprime dans leur plus mauvais état de santé. Un
tel constat est valable même si nous nous limitons aux conditions de vie
d'un des quatre pays les plus développés du monde, la France. La
production "à flux tendus" et la flexibilisation des conditions
de travail entraînent un surcroît de maladies professionnelles et
d'accidents du travail
La
domination du libéralisme financier s'exerce directement au niveau des
entreprises et donc des salariés qu'elles emploient. Le poids croissant
des intérêts des actionnaires internationaux se manifeste d'abord dans le
règne du court terme : tout est fait pour privilégier la
rentabilité immédiate des capitaux, par rapport aux besoins des
salariés et à l'environnement. Comme nous, qui entendons sans cesse sur
les ondes les échos des fluctuations des taux de change et des marchés
financiers, les cadres des entreprises sont rappelés à l'ordre à chaque
instant par des informations concernant les évolutions respectives des
cours, en particulier de celui des titres de leur firme. Or, pour les
dirigeants, "le verdict des marchés" peut être très grave et
annoncer la mise en question de leur pouvoir, soit à travers des
sanctions de leur conseil d'administration, soit dans d'éventuels
"raids" ou O.P.A. venues de l'extérieur. Les inquiétudes
correspondantes sont sans cesse accentuées par les exigences de
rentabilité des fonds de pension et par la concurrence acharnée que se
livrent les opérateurs de la sphère financière. D'où un flux continu
d'initiatives des firmes pour réorganiser et accélérer la production
afin d'augmenter le rendement des capitaux investis, quitte à mette en péril
la sécurité. Production
"à flux tendu" et augmentation des niveaux de stress : Un
premier moyen employé par les entreprises pour accroître le rendement
des capitaux investis a consisté à mettre en place des formes
d'intensification de la production expérimentées au Japon. Ces modes
d'organisation dits "en flux tendu", ou de production "en
juste à temps", ont pour l'entreprise l'intérêt d'éliminer les
gaspillages, de limiter au minimum le niveau des stocks immobilisés en
fabrication et d'accroître la productivité des chaînes, la pression
s'accentuant sur les salariés pour chasser les temps morts et les obliger
à réagir au plus vite à tout incident afin d'assurer la continuité du
flux de produits. À la limite, si l'entreprise atteint son idéal d'une
"production synchrone", un niveau de stock minimum et une main
d'œuvre réduite à l'extrême lui permettent de réaliser un flux
continu de biens et services satisfaisant "juste à temps" les
besoins de sa clientèle. Dans
la réalité, une telle augmentation de la productivité de l'entreprise
se paye dans une surcharge d'urgences et de contraintes que doivent
supporter les différents membres du collectif de travail. Selon une étude
qu'a réalisée le Centre de Sociologie des Organisations sur plusieurs
firmes de l'automobile en France, "si la fluidité du process
est l'objectif ultime visé par le système de flux tendu, la réalité
est celle d'un fonctionnement discontinu provoqué par les pannes"[5].
Et "la panne" prend "une dimension d'autant plus
dramatique" qu'elle a des répercussions simultanées sur l'aval et
l'amont de l'organisation. Tous les niveaux de la hiérarchie sont ainsi
touchés, des opérateurs aux chefs d'équipe, contremaîtres et
directeurs de production, jusqu'aux dirigeants des firmes et holdings
quand une chaîne de sous-traitants alimentent en "juste à
temps" une série d'unités de montage elles-mêmes interdépendantes.
La gestion de la production devient alors la gestion d'une série
d'urgences. La dimension des niveaux de stress supportés par les différents
acteurs tout au long d'un épisode de production, lequel peut durer une
journée, une semaine voire davantage, s'accroît ainsi à la fois avec
l'interdépendance des unités de fabrication, avec la complexité de
l'organisation qu'elle mobilise et avec la multiplicité des aléas qui
peuvent en mettre en cause le déroulement. La
flexibilisation de la main d'œuvre se traduit dans un surcroît
d'accidents du travail et de maladies professionnelles : Afin de limiter le plus possible le coût de
leur main d'œuvre, les entreprises limitent "au plus juste" les
effectifs de leur personnel permanent. Dès que la demande augmente, que
des objectifs saisonniers deviennent prioritaires, dès que survient un
besoin extraordinaire ou qu'une absence "imprévue" menace
d'interrompre le processus de production, il devient nécessaire pour
elles de faire appel à des contrats à durée déterminée (CDD) ou à
des sociétés d'intérim. Ce recours souple à des moyens de travail ne
date pas d'aujourd'hui : il a commencé dans les années 70, s'est
amplifié dans les années 80 et s'est accéléré dans les années 90
jusqu'à concerner 10% à 15% des salariés[6].
Mais actuellement, la majorité des embauches des non cadres se fait par
des CDD ou des contrats précaires aidés par les mesures publiques. Cette
flexibilisation de la main d'œuvre, que l'on embauche pour un jour, une
semaine, un mois et que l'on rejette ensuite, puis que l'on rappelle,
avant de la mettre à pied à nouveau, correspond là aussi avec le souci
d'augmenter toujours plus la rentabilité du capital investi dans la force
de travail. Un tel souci d'adaptation à des besoins sans cesse fluctuants
est accentué par le développement de la sous-traitance, lui-même accéléré
par la systématique "externalisation" hors des entreprises de
toutes les activités qui, ne ressortant pas directement de leur spécialité,
sont un peu moins productives et donc moins rentables. Des travailleurs précaires
assurent ainsi non seulement le nettoyage des vitres et des bureaux, mais
aussi la saisie informatique et l'édition des rapports, voire même
parfois la maintenance. Dans le système Toyota, initié au Japon il y a
deux décennies et inspirant l'organisation du travail dans la filière
automobile en France, seulement 10% du personnel est employé par l'usine
de montage final car celle-ci n'est que le point de rassemblement d'un réseau
hiérarchisé de 4 500 entreprises sous-traitantes[7]. À mesure que l'on s'éloigne
du centre coordinateur, les salaires baissent, les protections s'effritent
et les conditions de travail s'intensifient, ce qui contribue à maximiser
le profit d'un tel ensemble. Dans
un tel système de mobilisation des efforts de chacun, tout se passe sous
les signes de l'urgence et de la précarisation du travail. Des missions
sont décidées au dernier moment et au plus vite, avec des personnels hâtivement
sélectionnées, pour effectuer des travaux souvent complexes et
dangereux. Quand la peur du chômage autorise tous les risques pour ceux
qui cherchent un emploi, ceux qui en proposent s'embarrassent moins
souvent de précautions ou de rappel des consignes de sécurité. Par
exemple, à Forbach, trois intérimaires, ignorant qu'ils travaillaient
dans une zone radioactive, ont été gravement irradiés[8].
Quand l'insuffisance de formation d'agents sous-payés se conjugue avec
l'urgence, le risque de survenue d'accidents du travail ne peut
qu'augmenter et la probabilité d'oubli des règles de protection des
salariés ou de leur non prise en compte ne peut que croître. C'est ce
double processus qui se traduit dans les niveaux plus élevés des taux
d'accidents du travail et de maladies professionnelles des personnels précaires.
Ainsi, selon les dernières statistiques professionnelles, les
travailleurs temporaires connaissaient en France et en 1996 un taux
d'accidents du travail 2,2 fois plus élevé que la moyenne de tous les
salariés, et un taux d'accidents mortels au travail 2,1 fois plus élevé[9]. Les
développements du stress des salariés sont associés à des surcroîts
de maladies.
Vivre en permanence dans l'urgence ou dans l'angoisse des aléas se
traduit par une surcharge psychique qui se manifeste dans des surcroîts
de nervosité, dans des angoisses apparemment "sans cause" ou
dans une irritabilité plus importante. Plusieurs sources statistiques
permettent d'évaluer en France de telles associations entre la précarité
du statut et le développement du stress. En particulier, selon les données
de l'INSEE, travailler sous un contrat à durée déterminé (CDD) ou en
intérim est associé à plusieurs signes caractéristiques du stress[10] : ·
le risque de "se faire du souci pour des choses
pas graves" s'accroît de 62% (si CDD) et de 103% (si en intérim)
par rapport à la situation des salariés en contrat sans limitation de
durée ; ·
le risque de déclarer "se sentir nerveux et
tendu" augmente de 68% (si CDD) ; ·
le risque de "se fâcher pour des choses sans
importance" augmente de 125% (si CDD) ; ·
le risque de déclarer "se sentir sans espoir en
pensant à l'avenir" s'élève de 137% (si en intérim) ; Or
vivre dans le stress accroît le risque de souffrir de nombreuses maladies :
des pathologies cardio-vasculaires[11],
ou des affections périarticulaires associées à des gestes répétitifs[12].
Elle augmente aussi la probabilité de fumer[13],
ce qui est un facteur de risque pour de nombreuses autres pathologies.
Comme celui qui travaille en CDD ou en intérim court toujours après le
temps et comme il craint plus de contrarier son employeur, il hésite
d'autant plus à passer du temps à l'infirmerie pour se soigner et à
prendre un congé d'une journée pour aller à l'hôpital en cas de
maladie, de blessure ou de petit accident. Ce dernier, tardant plus
souvent à se soigner, voit ses problèmes de santé s'aggraver fréquemment.
De plus, ayant des revenus et une position instables, les travailleurs précaires
ont moins de possibilités d'être couverts par une mutuelle, ce qui accroît
les coûts des soins et augmentent d'autant plus leurs dispositions à
renoncer à se soigner[14].
Cette combinaison de facteurs, surcharge psychologique, manque de temps
pour se soigner et moindre protection sociale, contribue à expliquer que
ces couches de travailleurs précarisés se retrouvent dans des conditions
de santé défavorables. En
définitive, l'ouverture et la dérégulation des marchés des capitaux et
du travail accentue et élargit encore les pressions pour intensifier la
production, pour rentabiliser l'organisation du travail et adapter étroitement
aux besoins des logiques financières cette marchandise qu'est devenue la
main d'œuvre. Et ces adaptations de la force de travail aux nécessités
de la rentabilisation des capitaux ne se font pas sans souffrances ni sans
augmentations des maladies et du mal-être des principaux intéressés. L'insécurité
financière des consommateurs est associée à une plus grande probabilité
de troubles psychiques et de problèmes de santé
La
concurrence nationale et internationale des produits est une autre
manifestation de la logique libérale. Le consommateur est ainsi envahi
par une débauche d'offres d'autant plus alléchantes qu'elles sont
souvent accompagnées de propositions de crédit paraissant très facile
à obtenir. Les "achetez aujourd'hui, vous paierez demain !"
rendent moins visible l'échéancier des remboursements que l'acheteur
doit régler ensuite. De nombreux ménages sont alors entraînés dans la
spirale des achats et des crédits, puis des remboursements d'emprunts
alourdis par le poids des intérêts. Avoir ainsi à payer une succession
d'échéances rentre en contradiction avec la satisfaction d'autres
besoins, charges auxquels certains sont si mal préparés qu'ils tombent
malades d'avoir à supporter tant de privations, de stress et d'urgences. L'enfer
de la vie à crédit. Les plus vulnérables, parce que les plus frustrés et les plus
impatients de goûter aux promesses de la société de consommation, sont
aussi les moins préparés aux disciplines de la gestion des budgets. Ce
sont eux qui sont les plus exposés aux pièges de "la vie à crédit".
Ce sont eux qui prendront alors de plein fouet les contrecoups de la
spirale d'endettement qu'elle génère, spirale que l'on peut schématiser
en six moments : ·
premiers
achats d'impulsion générés par la multiplication des offres ; ·
engagement
dans des remboursements successifs souvent à la limite des budgets ; ·
démarches
pour satisfaire les échéances, pénalités de retard et coûts supplémentaires
pour se libérer des mainlevées imposés par les huissiers ; ·
accroissement
des stress et des vulnérabilités psychiques des emprunteurs, ce qui
augmente leurs difficultés professionnelles ou domestiques et les expose
davantage aux risques de chômage, de maladies ou d'accidents ; ·
souvent,
en cas de "pépin" ou d'urgences, recours à d'autres emprunts,
à d'autres cartes de paiement, moyens illusoires car générateurs d'intérêts
et de coûts financiers supplémentaires ; ·
enfin,
saisie ou vente du mobilier, voire expulsion du logement, restriction du
train de vie, et repli sur un mode de consommation minimum. En fin de compte, la pression croissante générée par la sphère
financière entraîne également dans la sphère de la consommation une
spirale d'urgences et de stress dont les individus qui s'y sont engagés
sortent rarement indemnes. Selon deux enquêtes de l'INSEE en population générale
effectuées en 1987 et 1994, le fait de s'engager dans des dépenses
excessives pour son budget est lié significativement avec un plus grand
risque de connaître des maladies supplémentaires. Lorsque nous prenons
en compte les liaisons avec les différences d'âge, de sexe, de revenu et
de milieu social, nous constatons que plus un individu a un nombre
important de difficultés de paiement, "plus sa probabilité de déclarer
des maladies augmente (de +30% pour les maladies cardio-vasculaires à
+60% pour les maladies respiratoires) et plus ses interruptions
d’activité pour raisons de santé sont fréquentes (de +70%)"[15]. Ces relations expriment pour une part le fait que ceux qui connaissent
des problèmes de paiement sont aussi fréquemment ceux qui prennent plus
de risque, aussi bien en ce qui concerne leur consommation de tabac,
d’alcool, ou l'exposition à des accidents graves. L'inflation des
offres de crédit liée aux développements du libéralisme financier
contribue à faire trébucher puis chuter ces personnes plus vulnérables,
ce qui est lié aux dégradations de leur état de santé. Une
société plus concurrentielle et plus inégalitaire génère plus de
maladies
Partout
le libéralisme et l'ouverture mondiale des marchés des capitaux sont
associés aux développements de l'inégalité des revenus et, plus
encore, des fortunes. Un expert en la matière, l'ambassadeur à l'OCDE
d'un des pays du G7, le Canada, a dressé un "bilan statistique
approximatif de la mondialisation" dans lequel il écrivait :
"dans l'ensemble, elle [la mondialisation] a enrichi environ 30% de
l'humanité. Les 70% restants n'ont pas encore été conviés au banquet
et se trouvent marginalisés et exclus. La mondialisation s'est donc avérée
un excellent moteur de croissance, mais un assez mauvais instrument de
distribution de ses fruits"[16].
La revue Futuribles illustrait cet article avec les chiffres du
PNUD concernant la distribution du revenu mondial, et indiquait que,
"au cours des trente dernières années", l'écart de revenus
entre les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres a ainsi doublé,
passant de 30/1 à 61/1". Ainsi, "les inégalités se sont creusées
entre les pays et au sein de la plupart d'entre eux". En France, les
disparités de revenus se sont aussi accentuées : toujours en 1994,
le rapport entre les 10% les mieux rémunérés et les 10% les moins bien
pourvus étaient de 5,7 quand on considérait tous les revenus, du
capital, de la propriété et du travail, et de 3,2 lorsqu'on ne considérait
que les salaires[17].
L'augmentation
des écarts de niveaux de vie s'ajoute aux divers moteurs de la précarisation,
processus dont nous avons vu qu'il faut les associer, au moins en partie,
aux développements du libéralisme financier. Ces évolutions se concrétisent
dans le fait que des personnes de plus en plus nombreuses en sont réduites
à des revenus d'assistance. Or la pauvreté n'a jamais favorisé la santé.
Au contraire, elle augmente la probabilité des maladies du fait des
difficultés de logement et d'accès à l'hygiène, mais aussi en raison
des plus fréquentes expositions des individus les plus précaires aux
risques de contagion, d'alimentation déséquilibrée, voire de violence
ou d'agression, facteurs encore aggravés par les stress qui y sont associés.
Il n'est donc pas surprenant de constater des corrélations entre la fréquence
des troubles de santé et les inégalités[18]. Les
écarts de revenus ont aussi des conséquences indirectes souvent
importantes. Un grand nombre de personnes en situation de misère ou de précarité
ont de fortes consommations d'alcool et de tabac, que ce soit "pour
tenir face aux difficultés", "pour oublier", ou simplement
parce qu'il s'agit d'un des rares plaisirs bon marché auxquels elles
puissent se livrer, ce qui les conduit souvent à en devenir fortement dépendantes[19].
Ces consommations toxiques se traduisent dans des écarts importants de la
mortalité "prématurée" (elle est dénommée ainsi par les démographes
parce qu'elle concerne les personnes de moins de 65 ans). Entre 1988 et
1992, le risque de mourir d'un ouvrier de 25 à 54 ans était 2,7 fois
plus élevé que celui d'un cadre supérieur de la même tranche d'âge.
Encore plus précisément, la mortalité prématurée des ouvriers et
employés est 10 fois plus importante que celle des cadres supérieurs
pour les cancers des voies aéro-digestives supérieures (liés au tabac
et à l'alcoolisme)[20].
De plus, les différences de richesse relative, qui impliquent des
frustrations psychologiques non négligeables, ont un effet important sur
les taux de mortalité. C'est ce qu'a montré l'étude menée par
Wilkinson sur les relations entre inégalités de revenus et niveaux de
mortalité dans une douzaine de pays développés[21]. À
la différence des précédents processus que nous avons passés en revue,
concernant respectivement les conséquences de la réorganisation du
travail et de l'expansion du crédit à la consommation, la responsabilité
du libéralisme financier n'est pas principale dans le développement de
ces coûts de l'inégalité sociale. Les disparités de niveau de vie
entre couches sociales ont toujours existé. Mais il faut néanmoins
souligner à quel point les développements de la circulation des capitaux
contribuent à l'accentuation des inégalités, entre classes sociales
comme entre inclus et exclus ou entre précaires et non précaires, même
si ses fondements correspondent davantage aux caractères de
l'organisation sociale. La
course aux profits dans les entreprises de biotechnologies empêche de
contrôler les effets à terme de leurs productions sur la santé
En accélérant la course aux profits, le libéralisme financier
contribue à des développements du capitalisme dangereux pour la santé.
Quand aux États-Unis, en Europe ou en Chine, des firmes comme Monsanto ou
Novartis combinent dans des végétaux des "gènes tueurs
d'insectes" et des gènes codant pour des protéines végétales,
associations dont elles n'ont pas testé toutes les conséquences sur la
chaîne alimentaire, elles visent d'abord l'augmentation de la rentabilité
de leurs capitaux. Elles ne se sont pas souciées de leurs conséquences
sur la santé humaine parce qu'aucun risque de sanction ne les incite à
le faire. Nous ne connaissons pas encore les conséquences de telles expérimentations
très insuffisamment contrôlées, mais nous pouvons prévoir que
certaines de leurs retombées seront tout à fait imprévues, sinon
nocives. Ainsi, dans les années 80, les activités d'orpaillage en Amazonie ont
entraîné l'évacuation de rejets dans la mer sans se soucier des conséquences
de la concentration du mercure réalisée par le plancton, les mollusques
puis les poissons dont se nourrissaient les populations côtières.
Jusqu'au moment où de nombreux constats de malformations de foetus
humains ont obligé à remonter la chaîne alimentaire pour mettre en
cause les responsabilités des industriels[22].
Aujourd'hui, de façon analogue, nous pouvons observer le développement
de certains cancers, du sein ou de la prostate, que certains chercheurs
associent à la présence d'hormones dans les aliments de synthèse utilisées
par les éleveurs industriels de porcs ou de poulets. De même, la
responsabilité de certaines allergies peut être attribuable à
l'incorporation d'un caractère isolé dans des plantes pourtant non
allergéniques comme le soja qui, absorbées en grande quantité dans
l'alimentation du bétail, entraîne ensuite la concentration de cet élément,
du fait de chaînes biologiques, dans le foie de veau livré sur les étalages.
Quelles seront demain les associations que les épidémiologistes découvriront
entre les aliments incorporant des associations de gènes bricolées dans
des laboratoires industriels et les allergies ou réactions pathologiques
de ceux qui les auront absorbés ? Nous ne le savons pas encore, mais
elles participeront à l'ensemble de ces menaces sur la santé que nous
pouvons faire correspondre à l'accélération de la course libérale aux
profits financiers. Conclusion :
il faut contrôler et freiner le rythme du libéralisme financier
Nous
pouvons résumer les analyses précédentes à travers une métaphore
ferroviaire. Lors des premières étapes de leurs parcours, les trains du
capitalisme mondial ont filé leur petit bonhomme de chemin à une vitesse
de croisière qui laissait déjà un bon nombre d'éclopés sur le
ballast. Progressivement, l'imposition de réglementations protectrices
par les syndicats des travailleurs et la mise en place d'organisme de
secours sociaux par les États ont peu à peu limité ces dégâts. À
partir de 1971, cependant, la domination croissante du libéralisme
financier s'est conjuguée avec la dématérialisation d'une grande partie
des échanges pour entraîner le desserrement d'un grand nombre d'entraves
à la fluidité du commerce mondial, ce qui a permis aux trains
capitalistes de prendre de plus en plus de vitesse, tirés en avant qu'ils
étaient par les locomotives des profits des firmes mondialisées. D'où
une augmentation encore plus rapide de la proportion des éclopés et
handicapés qui chutent des wagons, faute de pouvoir suivre un rythme de
plus en plus infernal. La part des laissés pour compte du progrès tend
ainsi à augmenter du fait de la vitesse et des exigences croissantes de
l'économie mondiale, et ceci d'autant plus que les infrastructures
ferroviaires, entretenues de façon très inégale, laissent subsister de
nombreux obstacles et imperfections qui ponctuent de chocs et sursauts
imprévisibles l'avancée irrésistible des trains capitalistes. De
plus, l'hétérogénéité des wagons ‑ les uns très vieux et
obsolètes et les autres plus modernes ‑ qui sont accrochés
derrière les "champions de l'excellence" du G7 contribue à la
croissance des coûts de ce progrès. De temps en temps, par exemple, un
wagon mexicain ou un autre thaïlandais verse ou déraille. D'autres ne
peuvent s'arrêter à temps et, comme à Paddington, encastrent leurs
passagers sous d'autres trains car les impératifs de la rentabilité immédiate
des capitaux privés investis dans le réseau ferroviaire ont par trop
limité les crédits consacrés à sa sécurité. Peu importe, les
machines à accumuler continuent sur leur lancée. La logique libérale
tendant à limiter les coûts d'entretien et de maintenance, les perdants
qui sont tombés des trains sont de plus en plus poussés à l'écart.
Ainsi s'accroissent les inégalités entre les gagnants qui ont réussi à
garder un emploi dans les trains du capitalisme et ceux qui l'ont perdu.
Quel sera l'avenir de cette course d'enfer ? Les gérants du réseau
ferroviaire mondial comprendront-ils la nécessité de soustraire leurs
infrastructures aux lois du commerce mondial afin d'augmenter la sécurité
des populations ? Réaliseront-ils l'utilité de rétablir des règles
obligeant les trains à ralentir un minimum ? Ou les mirages des
solutions libérales accélérées par l'internet, inciteront-ils à
battre de nouveaux records, de croissance des profits d'un coté, mais
aussi des dégradations de la santé liées à l'activité économique de
l'autre ? Certes,
il est utile que les trains roulent plus vite et que la société avance
plus rapidement. La vitesse des progrès de la médecine ‑ de
la création de la pénicilline et de
la pilule contraceptive jusqu'à la mise au point des trithérapies contre
le SIDA ‑, alliée à la diffusion du progrès sanitaire, est
à la base d'améliorations importantes de la santé des populations. La
fluidité de la circulation des informations est une des ressources
essentielle du dynamisme de la recherche scientifique comme de la lutte
contre l'obscurantisme et les idées réactionnaires. Nous ne pouvons donc
que soutenir les combats pour l'ouverture des barrières qui s'opposent
encore à la circulation des idées et des êtres humains, en Afghanistan
comme en Corée du Nord. Certes, il est salutaire que les pilules
contraceptives produites à bas prix par les firmes pharmaceutiques américaines
puissent être diffusées partout dans le monde, ce qui a par exemple
contribué à limiter le nombre des avortements en Russie et le cortège
des souffrances associées[23].
Mais dans un monde où les degrés de développement et d'éducation sont
extrêmement inégaux, il est nécessaire que les Gouvernements nationaux
et les Institutions internationales mettent au point ensembles des mesures
destinées à protéger les populations les plus vulnérables et, en même
temps, à les intégrer au mouvement général du progrès. En premier
lieu, la réglementation des échanges de capitaux est nécessaire pour
limiter et réguler les incitations des firmes à privilégier le coté
financier de leur accumulation. De plus, au niveau des entreprises, nous
avons vu qu'il serait souhaitable que des normes et règlements encadrent
les utilisations de la main d'œuvre et les formes du crédit proposé aux
consommateurs, l'efficacité de ces mesures étant d'autant plus grande
qu'elles couvriraient des zones internationales plus étendues. Si
l'Organisation Mondiale du Commerce avait ainsi à contrôler non
seulement l'absence d'entrave à la concurrence mais aussi les formes de
la production et de la distribution, son caractère ne deviendrait-il pas
partiellement progressiste ? [1] Éco-santé OCDE (1999), CREDES - OCDE, Paris. [2] Cf. des analyses portant sur la santé de l'ensemble de la population vivant en France : Robine J. M., Mormiche, P.,1993, "L'espérance de vie sans incapacité augmente", INSEE Premières, n°281, Paris. [3] Haut Comité à la Santé Publique (1998), La progression de la précarité en France et ses effets sur la santé, Éditions ENSP, Rennes. [4] Cristofari, M. F. (1997), "Les accidents du travail : indicateurs de précarisation de la santé au travail", in Précarisation sociale, travail et santé, IRESCO, Paris. [5]
Cf. Rot, G. (1998),
"Urgence et flux tendu dans l'industrie automobile", Sciences
de la société, n°44, pp. 99-111. [6] "Selon que l'on inclut ou non les auxiliaires et contractuels de la fonction publique", cf. Marchand, O. (1999), "Population active, emploi et chômage au cours des années quatre-vingt-dix", Données sociales 1999, INSEE, Paris. [7] Voir par exemple Gorgeu, A. et Mahieu, R. (1998), "Filière automobile : intérim et flexibilité", 4 pages du CEE, Centre d'études de l'emploi, Noisy le Grand. [8] Cf. Zerbib, J. C. (1992), "Ce qui a pu se passer à Forbach", Santé-Travail, n°3, pp. 12-19. [9] Cf. CNAMTS (1999), Statistiques financières et technologiques des accidents du travail, Années 1994-1995-1996, Paris. [10] Dans la dernière enquête décennale de l'INSEE sur la Santé en France en 1992, les indicateurs de stress sont significativement augmentés par l'emploi précaire, même quand nous prenons en compte les variables d'âge, de sexe, de profession, de niveau d'éducation et de mode de vie en couple. [11] Cf. par exemple Johnson, J. V., Hall, E.M. (1988), "Job strain, work place social support, and cardiovascular disease, American Journal of Public Health, 78, pp. 1336-42. [12] Cf. Héran-Leroy, O., Sandret, N. (1997), "les contraintes articulaires pendant le travail", Premières synthèses, n°97.06-24.4, DARES, Paris. [13] Cf. Otten, F., Bosma, H., Swinkels, H. (1999), "Job stress and smoking in the Dutch labour force", European Journal of Public Health, 9, 1, pp. 58-61. [14] Cf. Dumesnil, S., Grandfils, N., Le Fur P., Grignon, M., Ordonneau, C., Sermet, C. (1998), Santé, soins et protection sociale en 1997, CREDES. [15] Selon les données de l'enquête INSEE "Conditions de vie", représentative de la population en France en 1987 et en 1994, cf. Menahem, G. (1998), "Maladies, recours aux soins et attitudes à l'égard du risque", Questions d'économie de la santé, n°9, CREDES. [16] Valaskakis, K., (1998), "Mondialisation et gouvernance : le défi de la régulation publique planétaire", Futuribles, n° 230, pp. 5- 28. [17] La plus forte contribution des revenus du patrimoine aux inégalités se comprend quand nous constatons que la part des salaires a diminué dans l'ensemble des revenus (de 68% en 1985 à 60% en 1994) quand, en revanche, les rémunérations du capital ont augmenté. Cf. Piketty, T. (1997), L'économie des inégalités, Éd. La Découverte, cité dans Futuribles, n° 230. [18] Cf. Mormiche, P. (1994), "Inégalités de santé et inéquité du système de soins", INSEE-Résultats : Consommation modes de vie, Paris. [19] Cf. Marpsat, M. (1999), "Les sans-domicile à Paris et aux États-Unis", Données sociales 1999, INSEE, Paris. [20] Cf. Michel, E., Jougla, E., Hatton, F. (1996), "Mourir avant de vieillir" INSEE-Premières, n°429, INSEE, Paris. [21] Cette étude montre que de plus grandes inégalités de revenus sont significativement associées à des taux de mortalité plus élevés, même quand les variables de revenus et de pauvreté absolue sont contrôlées. Cf. Wilkinson, R. G. (1996), Unhealthy societies: the afflictions of inequality, Routledge, Londres. [22] Cf. Cordier, S., Grasmick, C., Paquier-Passelaigue, M., Mandereau, L., Weber, J.P., Jouan, M., (1997), "Imprégnation de la population guyanaise par le mercure : niveaux et sources d'exposition", Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n°14, pp.59-61. [23] Cf. Avdeev, A., Blum, A. (1999), "La population russe : des raisons d'espérer ?", Population et Sociétés, n°351, novembre, INED.
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