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CONSEIL SCIENTIFIQUE
DOCUMENTS D'INTERVENTION

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EN AMONT DE LA CRISE FINANCIERE

Un système contre nature

Par RENE PASSET *

*Professeur émérite à l’université Paris I, président du conseil scientifique d’ATTAC

A vouloir imposer à la réalité économique une logique qui lui est fondamentalement étrangère, la finance scie elle-même la branche qui la soutient . Pourtant elle était belle la République sous l’Empire ! Avant 1971 , alors que régnait encore le régime de changes fixes établi en 1944 à Bretton Woods, Milton Friedman et ses émules monétaristes ressassaient les mérites de la libre fluctuation des devises qu’ils appelaient de leurs voeux. Libres de leurs mouvements et n’obéissant plus qu’aux lois des marchés, les monnaies retrouveraient leur vérité qui n’était autre que celle de l’économie réelle.

Et voici que le rêve se matérialisait : c’était, en 1971, la rupture du dollar et de l’or, proclamée par le président Richard Nixon, suivie en 1973 de la libre fluctuation des monnaies ; puis, en 1982-1983, sous l’impulsion de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, la déréglementation ; puis, en 1990, le libre échange à l’échelle mondiale. Nous allions voir ce que nous allions voir . Nous avons vu.

 

1.- Ce devait être la fin de la spéculation et les retrouvailles avec les "fondamentaux"

 

La spéculation s’est déchaînée à l’échelle mondiale. " Les actions que l’on achète et vend instantanément , écrit Charles Goldfinger, la monnaie qui fait le tour du monde en quelques secondes sont dématérialisées. On ne transporte plus de billets ou des lingots, on envoie des messages digitaux (...) La nouvelle monnaie est informationnelle ". De toutes les sphères d’activité, c’est donc celle-ci, mettant en contact permanent, de jour et de nuit, toutes les places financières du monde, qui a le plus bénéficié du développement de l’informationnel.  

Désormais alimentés par la recherche de quelques dixièmes de points de variation - simplement anticipés -, les flux d’argent se déplacent , tournent et s’enflent de façon disproportionnée. Les transactions sur les marchés des changes étaient estimées, en 1997, à environ 1500 milliards de dollars par jour, contre 18 milliards au début des années 1970, et 200 milliards en 1986. Elles représentent ainsi plus de cinquante fois le montant des échanges de biens et de services.

Tout ici n’est pas pervers, mais le devient très vite : l’entrepreneur qui se prémunit contre une éventuelle variation défavorable du cours des matières premières dont il est acheteur à terme, par une opération symétrique de vente, également à terme, ne fait que se garantir. Mais, de vendeur en acheteur à terme - désirant successivement se couvrir - se forment d’énormes pyramides spéculatives. Ce sont les "marchés dérivés " dont, fin 1995, l’encours atteignait cinquante fois l’équivalent du produit intérieur brut (PIB) américain. Ces marchés, particulièrement sensibles, sont à l’origine de nombreux scandales financiers : ceux de la banque Barings, du comté américain d’Orange, Daiwa , Procter et Gamble, LTCM."De cette opposition entre la sphère de l’économie et celle de la finance, prévenait en 1987, Jean Peyrelevade, naît une instabilité fondamentale qui risque, si l’on n’y apporte attention, de nous emporter tous ". La suite a prouvé qu’il n’avait pas tort :

- la finance mondialisée n’a cure des "   fondamentaux " nationaux que l’on devait, paraît-il, retrouver. La logique qui inspire ses mouvement n’a rien à voir avec cela.

- ce n’est pas une logique du réel : " La politique de la France, pouvait encore dire le général de Gaulle, ne se décide pas à la corbeille ". Durant les Trente glorieuses, en effet, " l’ardente obligation du plan " déterminait les objectifs prioritaires de l’économie réelle, et c’est le monétaire qui s’adaptait. Désormais la situation est inversée : c’est la monnaie qui est première et le réel qui s’adapte. Les taux d’intérêt ne découlent pas de données réelles, mais des anticipations des opérateurs et des impératifs de stabilité monétaire des banques centrales. C’est alors l’investissement qui réagit à l’intérêt déterminé en dehors des besoins et disponibilités en capital ;

- ce n’est pas une logique de croissance. Par rapport à celle-ci, la déconnexion est spectaculaire : de 1961 à 1983-1984, aux Etats Unis, les variations boursières se font dans le même sens que l’évolution du PIB, puis la Bourse s’envole sans que la croissance ait changé de rythme. En octobre-novembre 1994, c’est même la croissance qui inquiète la spéculation : elle craint les tensions inflationnistes qui conduiraient à élever les taux d’intérêt ; depuis l’extension de la crise née au Sud-Est asiatique, les Bourses mondiales fluctuent au gré des vents - et des mésaventures " lewinskiennes " du président Clinton - sans que cela ait grand chose à voir avec la croissance ;

- ce n’est pas une logique de mise en valeur des territoires. Quand Renault ferme son établissement de Vilvorde la Bourse salue, dès le lendemain, l’événement en valorisant ses actions de 13%. Quand Moulinex ferme deux usines en France et supprime 1800 emplois en Normandie, ses actions gagnent instantanément 21% ;  

- ce n’est pas une logique de l’homme. André Orléan montre comment l’émergence d’une économie de marché financier s’accompagne d’un nouveau pacte social fondé sur une conception particulière des droits individuels : " L’individu, dit-il, y est défini comme un portefeuille de droits-créances dont il faut défendre la valeur" . Tout ce qui s’oppose au rendement de ce portefeuille est donc remis en cause : la protection sociale, la fiscalité, donc la fonction politique de l’Etat . Ce n’est pas vers la consécration de la personne que l’on s’achemine, mais vers un renforcement du réductionnisme que comportait déjà la notion d’individu, chère à la pensée libérale ;

- c’est une logique de fructification rapide d’un patrimoine financier. L’actionnaire moyen, théoriquement copropriétaire de l’entreprise, est d’abord un rentier qui gère - place et déplace - son patrimoine .Dans les principaux pays industrialisés, le marché boursier " primaire ", consacré au financement d’activités nouvelles, concerne une proportion mineure (de l’ordre de 5 à 10%) du volume des échanges de titres. Le marché spéculatif " de l’occasion " représente donc 90 à 95% de ces échanges. La " théorie du portefeuille ", consacrée en 1990 par le prix Nobel Harry Markowitz , démontre que le choix d’un titre doit dépendre moins de l’analyse fondamentale de l’entreprise émettrice que de la composition du portefeuille de l’acquéreur éventuel. Cette logique financière se boucle donc sur elle-même .

Comme dans la comparaison, proposée par Keynes, d’un " concours de beauté " dans lequel les lecteurs d’un magazine doivent deviner celle que le plus grand nombre choisira comme la belle d’entre les belles, ce que pense chacun en matière de placements est moins important que ce qu’il pense que les autres pensent. Nous sommes alors dans une situation dite " chaotique ", exposée aux entraînements irréfléchis des foules . On nous présente le financier comme le vigile annonciateur de l’avenir, il n’est que le mouton de Panurge . Les mouvements spéculatifs procèdent par vagues qui s’amplifient et se dégonflent d’elles mêmes. Les bulles enflent et éclatent. Dans les années 80, chacun continuait à investir - simplement parce que les autres le faisaient - dans les secteurs de l’habitat et du bureau dont tout le monde savait - sauf ceux dont le métier aurait été de savoir - qu’il était en crise. De même, dans les années 90, le " miracle " des pays alors émergents   du Sud-Est asiatique provoquait-il, par effet d’entraînement, une sorte de moderne " ruée vers l’or ", suivie d’une fuite tout aussi massive, spectaculaire et préjudiciable à l’économie réelle. Où sont les " fondamentaux " dans tout cela ?

 

2.- On avait promis l’allocation optimale des ressources à l’échelle mondiale...

C’est le contraire qui se produit. Ce ne sont pas les besoins de développement des nations qui attirent les capitaux, mais les opinions de quelques spéculateurs. A l’inverse de ce qui nous était promis, c’est la finance qui étend son emprise sur l’économie réelle, lui impose sa loi et l’oriente en fonction de ses exigences propres.

- La dérégulation renforce le pouvoir de la sphère financière.

Entreprises et Etats s’émancipent de l’intermédiation du secteur bancaire pour se financer directement sur les marchés, en émettant des titres négociables. Aux Etats-Unis, en 1970, les banques assuraient 80 % du financement des entreprises, et seulement 20 % en 1990. A l’échelle mondiale, la valeur des actions obligations et autres titres cotés en Bourse dans 80 pays du monde passe de 2 700 milliards de dollars en 1980 à 18 000 milliards en 1998.

La finance " absorbe " la monnaie. Elle imagine sans cesse de nouvelles formes d’actifs hybrides, associant la rentabilité du placement avec la liquidité de la monnaie, et venant concurrencer les moyens de paiement traditionnels. Par la voie d’Internet, du " cybercash ", de la monnaie électronique, apparaissent de nouveaux espaces de paiement qui échappent au contrôle des institutions monétaires traditionnelles. Une certaine New monetary economics va jusqu'à proposer, dans la ligne de Friedrich Hayek, de substituer à la monnaie centrale un système de libre concurrence entre moyens de paiement privés .

Le rôle des investisseurs dits " institutionnels " ( fonds de pension, fonds de placements collectifs, compagnies d’assurances), prépondérant dans les pays anglo-saxons, s’étend à l’échelle du monde. Les fonds de pension - nés du placement des capitaux liés au financement des retraites au niveau des entreprises privées - représentaient 28 % du PIB britannique en 1980 et 73% en 1993 ; et, aux mêmes dates 34,6 % et 68 % du PIB américain. Il faut y ajouter les fonds détenus par les autres grandes catégories d’investisseurs institutionnels que sont les compagnies d’assurances et, surtout aux Etats-Unis, les fonds de placements collectifs : money market funds ou mutual funds . Selon le FMI, l’actif total des investisseurs institutionnels représentait, en 1980 et 1993, respectivement 20,3 % et 47,4 % du PIB en Allemagne ; 64,1 % et 165,3 % au Royaume-Uni ; 59,3 % et 125,6 % aux Etats-Unis. Il s’agit de masses de fonds considérables, très concentrées, et conférant à ceux qui les détiennent un pouvoir de pression redoutable aussi bien sur les entreprises que sur les Etats. La finance, en s’étendant, change de nature : d’un secteur important, mais particulier, de l’économie, elle devient une activité transversale se situant au cœur de toutes les activités économiques.

- Les entreprises sont subordonnées à une logique de résultats immédiats, qui n’est pas celle de leur développement à long terme.

Si la banque, dont c’est le métier, s’associe généralement au capital des groupes qui, eux-mêmes, participent souvent au capital des banques, la Bourse, en revanche, obéit à une logique de spéculation. La rapidité de la réaction devient tellement essentielle que l’automatisme de ordinateurs est parfois substitué aux hommes. L’entreprise dont les actions cotées fléchissent passagèrement en deçà de sa valeur fondamentale peut faire l’objet, à tout moment, d’une OPA. Au regard de la spéculation, elle devient une marchandise comme les autres, que l’on achète et que l’on vend, parfois après l’avoir débitée en quartiers. Le Quarterly Report oblige, tous les trois mois , à présenter un bilan flatteur à Wall Street.

Les gestionnaires de fonds de pension, introduits dans les conseils d’administration des entreprises (corporate governance), leur imposent des impératifs de profitabilité immédiate, et certains vont jusqu'à publier des "   listes noires " de sociétés ne servant pas suffisamment de dividendes à leurs actionnaires C’est le now nowism ("  tout , tout de suite " ) opposé aux perspectives longues : " Mon long terme à moi , se plaisait à déclarer un opérateur que cite James Tobin, c’est les dix prochaines minutes " Cela ne favorise guère l’investissement à rendement différé, le recherche-développement et la formation indispensables au développement des firmes.

L’entreprise devient à son tour un acteur du système qui la menace. Avec d’autant plus de facilité que le groupe auquel elle appartient se trouve le plus souvent placé sous la coupe d’une holding financière. Elle trouve sur les marchés l’avantage d’éviter les coûts et les délais de l’intermédiation bancaire, de faire fructifier une trésorerie qu’elle ne peut laisser en sommeil,  de se prémunir contre des variations de change ou de taux d’intérêt affectant les résultats d’exploitation de façon parfois importante. Les groupes se réorganisent donc afin, notamment, de faciliter leur accès à la finance. Les activités spéculatives deviennent, pour eux, une source importante de profits. Certains louent leurs réseaux de transmission de données et vendent leurs services à d’autres firmes et même à des institutions financières.

Selon P. Ricarte, les produits financiers des groupes français ont augmenté de près de 60 % entre 1983 et 1990, passant de 4,1% à 6,5% de la valeur ajoutée. Henri Bourguinat cite le responsable d’une des plus grandes banques françaises selon lequel, en 1993, deux cents traders lui ont fourni un résultat supérieur à celui de ses 15 000 employés occupés à des tâches traditionnelles. Lorsque, comme en France depuis 1992, les taux d’autofinancement des entreprises (134 % en 1994 , 118 % en 1997) sont largement supérieurs aux besoins , cela signifie qu’une part importante de leurs ressources sont orientées vers des placements à court terme, non créateurs de richesses pour la collectivité.

Où est donc l’allocation optimale des facteurs, quand les formes financières de l’investissement se développent au détriment de ses formes productives ? " La logique productive , conclut Claude Serfaty, qui poussait sans doute les grands groupes français dans la course à l’internalisation de leurs activités , au cours des années 1980 , apparaît à peine quelques années plus tard intégrée dans une logique financière et de plus en plus subordonnée à celle-ci ".

- Le pouvoir économique se déplace du niveau des nations à celui de la planète, et de la sphère publique à celle des intérêts privés..

C’est le règne des créanciers. Alors que, jusqu'à la fin des années 1970, nous dit Jean-Paul Fitoussi, les détenteurs de capitaux se heurtaient aux perspectives limitées de placement offertes par le cadre national, le décloisonnement et la déréglementation des marchés leur ouvraient des espaces dans lesquels d’immenses besoins restaient à satisfaire . Avec cette ouverture - qui ne changeait en rien, en revanche, à la faiblesse du stock de capital par tête à l’échelle mondiale - le rapport de forces se modifiait à l’avantage des créanciers. Ce sont eux qui allaient faire la loi, et ceci explique notamment la priorité donnée, à peu près partout, aux politiques anti-inflationnistes. Le capital, en effet, ne redoute rien tant que l’inflation qui érode les taux d’intérêt réels.

Finies donc les grandes politiques de relance par les salaires, l’investissement ou le déficit des budgets publics. Priorité à la rigueur, aux équilibres et à la stabilité, promus au rang de dogmes et décrétés indépendamment de toute conjoncture, en fonction des seuls impératifs de la finance. Sur ces critères, l’OCDE distribue blâmes et compliments, le FMI impose ses recettes de redressement à tous les pays, quels que soient leurs besoins réels et quelles que soient les circonstances, Maastricht détermine ses critères de participation à l’euro .

Les marges de résistance nationales sont faibles, car il n’est pas une banque centrale au monde qui se trouve en mesure de résister durablement à la spéculation. Comme l’affirme Dominique Plihon , " les réserves officielles des grands pays industriels ( principale arme de défense des monnaies ) ne représentent pas plus que le montant quotidien des transactions sur le marché des changes ". Ainsi les grandes options des politiques nationales sont-elles conditionnées par les impératifs de la sphère financière internationale. Quelques jours de spéculation ont suffi, en 1993, pour mettre à mal le système monétaire européen dont les restrictions qu’il imposait aux fluctuations des cours limitaient les perspectives de gains spéculatifs.

- Une nouvelle configuration de pouvoirs se dessine donc à l’échelle mondiale . Le pouvoir réel échappe aux Etats. Les grands choix politiques, qui devraient faire l’objet de débats nationaux, sont confisqués par un petit nombre d’acteurs. Des cercles d’intérêts plient ainsi la marche de l’économie réelle à leurs conceptions. Un rapport de la réserve fédérale américaine estime que six banques commerciales contrôlent 90 % des opérations sur les produits dérivés. Une étude du FMI affirme que trente à cinquante banques (et une poignée de maisons de courtage ) tiennent le marché des changes et des devises clés .

Les flux de capitaux se détournent des régions défavorisées du monde - où ils seraient particulièrement nécessaires - pour se concentrer sur la Triade : Etats-Unis, Union européenne, Japon. L’Afrique subsaharienne, l’Asie du Sud, le Proche-Orient, l’Afrique du Nord restent marginalisés. Où est l’allocation optimale des ressources ?

Avec le projet d’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), négocié dans une clandestinité suspecte au sein de l’OCDE, on voit se dessiner l’image du monde qu’entend nous imposer l’univers transnational des affaires : un monde mis en coupe réglée, tout entier finalisé par la fructification du capital financier, une planète enserrée dans le réseau tentaculaire d’intérêts n’ayant que des droits, imposant leur loi aux Etats et leur demandant des comptes , exigeant le dédommagement des manques à gagner liés à la protection sociale, à la défense de l’environnement, de la culture et de tout ce qui fait l’identité d’une nation. Le fric valeur suprême, et les hommes pour le servir

 

3.- Si, comme on nous l’avait promis, la finance retrouve bien l’économie réelle, ce n’est que pour mieux lui tordre le cou.

 

Tout le jeu de la sphère financière consiste à maximiser la part qui lui revient au détriment des autres sphères : économique, naturelle et humaine. Les surplus de productivité - c’est-à-dire la part du produit qui reste disponible après que l’on ait assuré la reproduction des facteurs qui ont contribué à sa formation - sont censés se répartir entre :

- les salariés, sous forme d’augmentation des salaires, du volume de l’emploi ou de réduction des temps de travail ;

- les consommateurs, sous forme d’augmentation des pouvoirs d’achat ;

- le capital productif et financier, sous forme d’investissements et de dividendes ;

- l’Etat, bien sûr, et la protection sociale.

La pression de la sphère financière s’exerce au détriment de toutes les fractions du revenu qui réduisent la sienne. Ainsi s’explique :

- en ce qui concerne les travailleurs, la pression sur les salaires, les licenciements, l’hostilité à la réduction des temps de travail ;

- envers les consommateurs, l’opposition aux politiques de relance par le pouvoir d’achat ;

- la dénonciation du " trop d’Etat " et de la protection sociale, envisagés du seul point de vue du coût que représente leur financement ;

- la pression sur les entreprises pour qu’elles distribuent le maximum de dividendes, au détriment des investissements à rendement différé ; qu’elles favorisent l’immédiat plutôt que le durable .

Ainsi donc, la libération de l’homme par la machine se transforme en chômage et exclusion sociale ; la part des salaires a sensiblement régressé dans les produits nationaux ( en France, de 68 % en 1985 à 60 % en 1994). A l’heure où les technologies suppriment les distances, l’espace mondial se fracture, et l’écart entre les revenus les plus élevés et les plus bas ne cesse de se creuser. Au moment où la production alimentaire mondiale dépasse sensiblement les besoins fondamentaux, la malnutrition et la famine se développent. Alors que les technologies de l’immatériel permettent d’économiser matières et énergies, la croissance productiviste menace les régulations mêmes de la biosphère. Ce modèle, qui sape le socle matériel sur lequel il repose, n’est pas viable. Laissée à elle-même, son évolution ne comporte guère que trois issues :

- l’autodestruction lente du système, allant jusqu’au bout de sa logique et entraînant avec lui l’humanité ;

- l’éclatement brutal, soit par explosion de la bulle financière, soit par la révolte des hommes ;

- la recomposition et l’émergence progressive d’un nouveau système, par accumulation de solutions ponctuelles apparemment disparates, mais qui convergeraient spontanément sous l’effet de l’évolution commune qui les porte : image d’un système fractal, dont une suite désordonnée de points finit par une image cohérente.

Les catastrophes qu’annoncent les deux premières solutions et les incertitudes de la troisième imposent de rechercher les voies d’une action volontariste. Le grand tort du FMI, en la matière, est de n’avoir pas compris que les crises avaient changé de nature et s’étaient déplacées du champ des politiques publiques à celui des acteurs privés. Il persiste donc à imposer les mêmes contraintes budgétaires tout en continuant - comme l’abeille inconsciente - à déverser son miel - qui d’ailleurs s’épuise - dans des alvéoles privées de fond. Comble de l’aberration, ne va-t-il pas aujourd’hui jusqu'à préconiser un renforcement des rigueurs dans des pays comme la France qui n’échappent encore à la crise qu’en raison du dynamisme de leur demande intérieure ? Veut-il asphyxier ce dernier moteur ?

Ce n’est pas de jouer le jeu du système qu’il s’agit, mais d’en rompre la logique. Pour cela, sans sous-estimer les marges de manoeuvre nationales - le Chili, par exemple, a montré qu’une nation pouvait rétablir, seule et avec succès, un certain contrôle des mouvements de capitaux -, la concertation internationale devient primordiale .Il s’agit de porter l’intervention publique au niveau des phénomènes qu’elle doit réguler et des pouvoirs qu’il lui faut soumettre aux exigences de l’intérêt général.. Remettre le finance dans son rôle d’instrument, et non plus de finalité, suppose que l’on agisse simultanément dans plusieurs directions :

- la transparence :des entreprises, des équilibres nationaux et des établissements financiers ;

- le renforcement des dispositifs de contrôle : ratio Cooke, modèle Morgan d’évaluation des risques, dépôts de garantie exigés sur les opérations à terme ,

- les " grains de sable " de James Tobin : c’est-à-dire des formes de taxation des transactions financières - dont la taxe qui porte son nom est un forme, parmi d’autres également possibles - susceptibles de contrarier la spéculation pure, sans nuire aux échanges commerciaux.

- plus radicalement, les deux voies préconisées par Maurice Allais, théoricien pourtant libéral : celle de la constitution de vastes zones communautaires homogènes conciliant le libre-échange en leur sein avec la protection à leur périphérie ; et celle du rétablissement d’un authentique système monétaire international qui irait certainement plus loin que les douze propositions récemment formulées par le ministre français de l’économie et des finances .

Il serait déplorable que l’Europe, aujourd’hui à forte majorité social- démocrate, ne soit pas capable de saisir cette conjonction unique pour formuler des propositions cohérentes et novatrices en ce domaine.

 

 

 

Octobre 1998.