La notion de « société civile » Le Forum du Millénaire, organisé pour la « société civile » par les Nations Unies a particulièrement mis en évidence la nécessité de ne pas accepter de se mettre sous cette bannière de la « société civile » sans analyser la diversité des courants qui la traversent. Il faut dire franchement qu’on peut, parfois, se sentir en très mauvaise compagnie au vu des idées soutenues par des groupes très conservateurs – voire pire – se réclamant, avec tout autant de légitimité que d’autres, de la « société civile ». La notion de « société civile » est utile pour parler des limites de la démocratie représentative (action des pouvoirs publics et des élus) et chercher des formes nouvelles de participation des citoyens à la vie politique. Elle est très utile quand l’Etat est défaillant et / ou autoritaire et qu’il faut que les acteurs non-gouvernementaux se mobilisent en faveur de l’intérêt général. Le caractère « civil » d'une institution ou d'une initiative n'est pas toujours forcément synonyme de vertu. De même que ce qui émane des Etats ne doit pas être diabolisé. Enfin, la notion de « société civile » , doit également se défier de toute approche qui postule ou instrumentalise son homogénéité. Les organisations progressistes doivent prendre les devants et se donner les moyens d'analyser l'hétérogénéité de la société civile, en caractérisant les clivages qui la traversent au lieu de les gommer au nom du besoin d'alliances consensuelles. Il y a effectivement besoin d'alliances, mais elles ne se trouvent pas forcément en fonction d'une démarcation entre État et société civile. Au Forum de New York, nous avons vu à l'œuvre des groupes porteurs d'une vision du monde tellement idéaliste et communautaire, sous couvert d'harmonie et d'amour, qu'elle pourrait être, cette vision, aussi peu démocratique que d'autres romantismes au destin funeste. Ces groupes sont puissants, riches, organisés. La société civile est un "masque" très adéquat pour avancer. Plus les concepts sont flous, les projets imprécis, et les consensus truffés de généralités, plus ils profitent de cette dépolitisation pour distiller, parfois sincèrement, des valeurs et des visions du monde très idéologiques. Il ne s'agit pas de les dénoncer, eux et leurs tentatives de transformer les Nations Unies en "communautés des communautés", il s'agit d’opposer d’autres analyses et d’autres projets qui déterminent avec qui on est d'accord et avec qui on n'est pas d'accord ; avec qui on s'allie et contre qui on lutte. En conséquence, nous appelons à la vigilance des Etats. La notion de « société civile » ne doit pas être utilisée de façon homogène. Elle ne doit pas être instrumentalisée par des groupes communautaires ou confessionnels. Elle ne doit pas servir des positions idéologiques qui visent à affaiblir les institutions politiques démocratiques, nationales ou internationales, au profit d'entités fondées sur l'appartenance communautaire ou religieuse.
Le rôle des Nations Unies sur la scène internationale Dans certains de ses développements, le Forum du Millénaire a marqué un glissement vers un objectif particulier : offrir un appui enthousiaste à l’Organisation des Nations Unies comme seule institution internationale à même d’organiser les cadres d’un monde vivable. Cette orientation de la réunion de New York était fortement marquée dans la première version de la Déclaration des ONG ; elle a été confirmée, quoiqu'en termes plus mesurés, dans le texte final. Ce point amène une remarque, ainsi qu’une interrogation. Nous ne nous rendions à New York ni pour encenser le Secrétaire Général des Nations Unies et ses politiques, ni à l’inverse pour dénigrer l’ONU, mais pour préparer des recommandations aux Etats en prévision de la prochaine Assemblée Générale de l’ONU. Ce dernier objectif ayant toutefois été confondu avec la nécessité d’apporter un soutien au Secrétaire Général quant aux propositions qu’il avait faites aux Etats dans son dernier rapport, nous nous sommes naturellement posé la question : l’ONU est-elle l’institution la mieux placée pour jouer un rôle prépondérant sur la scène internationale? Nous tentons ici d’apporter quelques éléments de réponse à une problématique qui mériterait certainement de plus longs développements. Il faut reconnaître que l’ONU représente, à l’échelle mondiale, le garant des grandes conventions qui règlent les relations des Etats entre eux, le garant des principes de droit reconnus comme universels par les pays membres, l’assemblée des Etats la plus représentative. En ce sens, les idées qu’elle défend ne devraient pas être mises en cause dans d’autres enceintes internationales. D’un autre côté, le renforcement des Nations Unies ne doit pas s’appliquer exclusivement à donner plus de pouvoir au Conseil de Sécurité. Sans proposer un schéma pratique de mise en tutelle administrative de toutes les organisations internationales sous l’égide de l’ONU, nous soulignons toutefois la nécessité, pour toutes ces organisations, y compris les institutions financières internationales, de respecter les principes des droits humains fondamentaux tels que définis dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) et dans le droit international, d’utiliser ces instruments de respect des droits humains comme cadre de référence pour l’élaboration de leurs projets et politiques. Nous demandons par conséquent aux Etats d’introduire dans la charte ou l’acte constitutif de chaque organisation internationale une mention reconnaissant la prééminence accordée par l’organisation aux textes onusiens fondamentaux. Nous rappelons par ailleurs aux Etats qu’ils doivent respecter les obligations contenues dans les instruments régionaux et internationaux de protection des droits humains, ainsi que les différentes règles sur lesquelles ils se sont accordés au sein de l’ONU. Cette mesure peut seule garantir une cohérence internationale des comportements étatiques et la défense de valeurs universellement reconnues.
Les risques de remise en cause de l'universalité des Droits Humains Nous assistons depuis une dizaine d'années à une remise en question de l'universalité des Droits Humains dans les grandes conférences onusiennes, et ceci sous la pression d'ONG qui semblent en réalité défendre les intérêts de certains gouvernements, de pouvoirs politiques néo-fondamentalistes ou de types sectaires, voir d'intérêts économiques puissants. Le but étant de modifier pas à pas, de conférences en conférences, le projet, l'esprit et le contenu des textes fondateurs des Droits Humains élaborés depuis plus d'un siècle, et en particulier les Conventions des Droits Humains issues de la DUDH. Ceci se manifeste à travers la manipulation des concepts fondamentaux par le biais d'un révisionnisme sémantique à l’œuvre lors de l'élaboration des textes, plate-formes d'action, déclarations, rapports, commissions, groupes de travail... Les mécanismes d'attaque du principe d'universalité pourraient schématiquement se décrire comme suit : morcellement du principe d'universalité en détournant et en isolant certains articles de la DUDH pour aboutir à la notion de relativisme culturel ; substitution des droits universels en droits individuels ; abandon des fondements universels présents dans les textes fondateurs au profit du "réalisme" à court terme sous le couvert d'une vision "pragmatique" ; transformation des notions de liberté de croyance et de droits à l'autodétermination au profit d'idéologies d'oppression fondamentalistes, religieuses, sectaires, totalitaires... ; instrumentalisation du principe de démocratie en consultation populiste ; refonte de l'universalité en une vision globale niant la réalité de la dynamique des tensions, des conflits, des luttes...Ces tendances se sont manifestées de façon particulièrement évidente dans la première déclaration finale proposée lors de la consultation d'ONG pour le sommet du Millénaire. En dehors de toute analyse approfondie de ce texte qui a déjà fait l'objet d'une critique dans des rapports précédents, nous ne retiendrons ici que trois points qui n'ont finalement pas été conservés dans la déclaration achevée le 26 mai 2000. Il est indispensable que les gouvernements veillent en septembre, lors du sommet du Millénaire à ne pas laisser passer ces formules qui constituent les failles par lesquelles l'universalité des Droits Humains peut être mise en échec : l'unique référence aux conférences onusiennes de ces dix dernières années et non pas aux conventions des Droits Humains élaborées depuis cinquante ans ; la demande aux gouvernements de ratifier les principaux instruments des Droits Humains et non pas l'ensemble des conventions – le terme principal restant une donnée subjective qui vise sur le temps à faire abandonner certains textes fondamentaux) ; la transformation du principe d'Universalité des Droits Humains en Droits Humains Individuels. Pour conclure, nous engageons tous les Etats à reprendre dans leurs discours les points essentiels de la Déclaration Finale du Forum du Millénaire en la matière :
La mondialisation financière et la progression des inégalités Contrairement à ce qui se dit et s'écrit sur la reprise de l'emploi, la résorption des inégalités n'est pas à l'ordre du jour. Le fossé qui se creuse entre les pays développés et en développement est au contraire devenu le problème central de notre époque. Il ne fait que croître et se combine avec l'explosion de nouvelles formes de pauvreté, d'exclusion et de précarité dans les pays "riches" de l'OCDE et ceux de l'Europe centrale. Ces inégalités s'alimentent des processus de la mondialisation des marchés. L'activité spéculative déstabilise les efforts de développement, le redéploiement des activités de production exacerbe les concurrences et encourage le dumping social. Dans les « riches » pays industriels la figure du chômeur, de l'exclu, du précaire relativisent l'impact des discours sur la perspective d'une « reprise économique », gonflée par la "net-économie". » Cette reprise – si tant est qu'elle ait effectivement lieu – n'implique nullement de façon mécanique une meilleure répartition des richesses produites. Elle peut même, via les politiques de flexibilité, de précarisation, alimenter les inégalités existantes, en générer de nouvelles. La poursuite de la spéculation, la course aux stock-options et aux produits financiers, la bonne santé des paradis fiscaux et la baisse continuelle de l'aide publique au développement l'illustrent suffisamment. Combattre la précarité et la flexibilité, venir à bout des inégalités, éradiquer la pauvreté relève bien d'abord et avant tout d'un choix de société, de valeurs, et de politiques suffisamment courageuses pour s'opposer à la dictature des marchés, promouvoir la redistribution des richesses. Nous demandons en conséquence aux gouvernements de s’engager en faveur de la taxe Tobin, de prendre des initiatives pour l’interdiction des paradis fiscaux et l’annulation de la dette. Nous resterons attentifs à la façon dont ils se comporteront au regard de ces trois questions essentielles.
Les désastres de la confusion humanitaire/politique La perception de l’humanitaire s’est opacifiée. Cette dérive est provoquée par la grande confusion des opérations dites "militaro-humanitaires" de cette dernière décennie (Somalie 1992, Bosnie 1992, Rwanda 1994, Kosovo 1999, Timor 1999), soulevant ainsi l’urgence de clarifier les rôles de chacun des acteurs au sein des crises politiques. D’abord reflet d’une démission du politique face aux conflits comme ce fut le cas en Bosnie, l’humanitaire s’est transformé en instrument de gestion des conflits, dans un paysage où l’interventionnisme des grandes puissances s’est accentué. Peu importe les dommages causés à l’action humanitaire, qui finit par se dénaturer et se dévoyer aux yeux même des populations qu’elle est censée secourir, peu importe l’utilisation abusive des motifs humanitaires qui vont servir de gâchette au déclenchement d’une opération militaire, comme ce fut le cas au Kosovo ! Les moyens d’intervention des Etats, désormais labellisés “ humanitaires ”, sont conçus comme un “ package ” dans la recherche d’un impact global sur les crises. Aux Etats-Unis, l'US Army organise des exercices humanitaires conjointement avec les organisations humanitaires. Le rôle des armées devient déterminant, et c’est au Kosovo que les efforts "humanitaires" de l’OTAN auront particulièrement attisé la controverse : on y aura vu, en effet, coexister et travailler sur les mêmes programmes des volontaires d’ONG, le personnel des agences des Nations Unies et les militaires, en uniforme et en armes, des corps d’armée de plus d’une dizaine de pays ! Cette confusion engendre plusieurs effets préjudiciables : 1°) Dénaturation de l'aide humanitaire. Le recours aux armes, qui vise toujours la domination politique et militaire de l'adversaire ou des belligérants, est systématiquement paré du qualificatif "humanitaire" dans le cadre d'opérations multinationales. Que ces interventions soient quelquefois motivées par des préoccupations légitimes, n'autorise pas à les confondre avec l'acte humanitaire qui vise, par des moyens pacifiques, à porter assistance à des populations en péril, de manière impartiale et sans discrimination. 2°) Affaiblissement des organisations spécialisées de l'ONU. Les agences humanitaires spécialisées de l'ONU, comme le Haut Commissariat aux Réfugiés, sont dépossédées de leurs prérogatives opérationnelles et organisationnelles, au profit de structures de commandement militaires ou militarisées dépendant d'alliances politiques régionales. Par conséquent, sont aussi mises en jeu la crédibilité et l’efficacité du mandat des Nations Unies, car la déresponsabilisation du politique entraîne à son tour l’atonie des mécanismes de sécurité collective du système onusien. 3°) Mise en danger du personnel des ONG humanitaires. Habiller une guerre de motifs humanitaires, c’est exposer l’action humanitaire à la suspicion, au discrédit, au danger et finalement à la paralysie. La dégradation récente des conditions de sécurité pour les volontaires qui évoluent au cœur des conflits et les difficultés de l’accès aux victimes viennent nous le confirmer. 4°) Mise en danger des populations. L'aide humanitaire étant instrumentalisée par les Etats, les populations civiles, premières victimes des conflits armés, subissent, par voie de conséquence, les aléas de cette confusion des genres. Le diagnostique de vulnérabilité des populations n'étant pas, en première instance, ce qui conditionne les prises de position politiques des gouvernements, la protection des civils n’est pas assurée. Parfois même, les populations deviennent otages des manœuvres ou l'humanitaire et le stratégique sont mêlés. Dans un tel schéma, par ailleurs, les lignes budgétaires "humanitaires" des bailleurs de fonds traditionnels des ONG naissent et s’évaporent selon l’idée que se font les Etats de la résolution des conflits. Plus question aujourd’hui de parler de populations vulnérables en Albanie ou en Corée du Nord ! Il s’agit là d’une véritable conditionnalité politique à l’octroi de programmes humanitaires, qui pose avec acuité la question de la vocation respective du politique et de l’humanitaire face aux souffrances du monde. La confusion s’exerce encore à l’encontre des victimes, lorsque les tenants de la conditionnalité de l’aide humanitaire, voulant lier octroi de l’aide au respect plus effectif des droits de l’Homme dans un pays donné, oublient tout simplement que les “ bénéficiaires ” de l’aide humanitaire ne sont pas les gouvernements et régimes en place, détenteurs de la violence d’Etat, mais les populations victimes de ces mêmes régimes. La distinction très claire des champs d’activités et des responsabilités relevant de l’humanitaire et du politico-militaire est une condition indispensable à la poursuite d’une action humanitaire fidèle à sa vocation. Par conséquent, nous engageons tous les Etats à s'emparer des points essentiels de la Déclaration Finale du Forum du Millénaire en la matière :
Le désarmement et les armes légères Le Forum du Millénaire et le rapport du Secrétaire général des Nations Unies ont réaffirmé une des principales vocations des Nations Unies : la recherche de la paix et de la sécurité dans le monde. Les représentants des ONG ont à cette occasion en particulier rappelé la nécessité du désarmement et de la lutte contre la prolifération nucléaire. Mais l’établissement d’une paix globale passe aussi par le désarmement conventionnel. Dans ce domaine, les efforts consentis pour limiter et interdire les armes de destruction massive (nucléaires, chimiques, bactériologiques, biologiques), sont complémentaires des actions visant à lutter contre la prolifération des armes conventionnelles. Suivant l'exemple de ce qui a été réalisé pour interdire les mines antipersonnel, une action déterminée doit voir le jour pour combattre le fléau de la prolifération des armes légères et de petit calibre. Dans les questions de paix, de sécurité et de désarmement, le contrôle des exportations d’armements joue un rôle clé. La prolifération de ces armes, et en particulier des armes légères et de petit calibre, contribue à bafouer les droits humains, entretient la criminalité, entrave le développement de nombreuses sociétés, voire engendre des catastrophes humanitaires. Il circulerait plus de 500 millions d’armes légères dans le monde ! Leurs victimes sont la plupart du temps des civils. Elles aggravent les conflits, retardent leur résolution et rendent difficile la mise en oeuvre des accords de paix, rendent dangereuses les interventions des organisations d’urgence et humanitaires et des organisations internationales. Or aujourd’hui, malgré les conséquences de la prolifération de ces armes sur les populations civiles, il n’existe que peu de transparence et de contrôle de leurs transferts, et aucune règle au niveau des Nations unies. Parmi les nombreuses propositions présentées dans la Déclaration Finale du Forum du Millénaire, sous le chapitre “ Paix, sécurité et désarmement ”, il nous paraît important d’en retenir deux : - la mise en place d’un code de conduite international relatif aux transferts d’armes au niveau de l’ONU, sur le modèle de celui présenté par les prix Nobel de la Paix ; - l’élargissement du registre des armes conventionnelles de l’ONU aux armes légères, voire aux matériels de sécurité et de maintien de l’ordre, ou la constitution au niveau de l’ONU d’un registre spécifique pour ces matériels. Mais d’autres propositions existent, qu’il nous paraît aussi important de promouvoir, telle que la proposition d’une convention internationale sur le marquage des armes légères, de manière à en assurer la traçabilité et le contrôle de leur circulation En 2001 va se tenir la conférence de l’ONU sur le trafic des armes légères et de petit calibre sous tous ses aspects. C’est une occasion unique d’avancer enfin vers la lutte contre la prolifération de ces matériels et leurs conséquences sur les populations civiles. Il s’agit de faire de cette conférence non pas un coup d’épée dans l’eau, mais un réel plan d’action, sous-tendu par une volonté politique forte, défendue et promue notamment par la France, qui prenne enfin en compte le droit à la sécurité et au développement des populations. Malgré 50 ans d’efforts, les Etats possèdent encore de quoi détruire plusieurs fois la planète. Les armes légères et de petit calibre détruisent tous les jours. Il ne s’agit plus d’attendre. Par conséquent, nous engageons tous les Etats à s’emparer des propositions faites dans ce sens par les ONG concernant la limitation et l'interdiction des armes non discriminantes ou de destruction massive. Un effort significatif doit être accordé à la lutte contre la prolifération et les dommages causés par les armes légères et de petit calibre. Nous demandons aussi que les ONG et la société civile soient pleinement associées aux travaux préparatoires et à la conférence de 2001.
Cette note a été envoyé ce jour à: Pour information: déclaration finale des ONG au Forum du Millénaire organisé en mai 2000 par l'ONU http://www.millenniumforum.org/html/papers/mfd26May.htm Pour ATTAC, lire aussi: Le sommet des Peuples : rendre les Nations Unies responsables devant les peuples du monde
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