A Monsieur Jacques Chirac,
Président de la République Francaise,
Palais de l'Elysée, PARIS.
C'est avec une grande attention que nous avons suivi la gestion gouvernementale du dossier des Africains de Saint-Bernard. L'Etat français a déjà refusé des Polonais, des Croates, des Russes, et des ressortissants de bien d'autres nations encore. Jamais ces refus n'ont pris le caractère démonstratif des expulsions d'Africains par charters tambourinés et trompetés aux quatre coins de la planète. Au ton pris par ces opérations réitérées avec l'acharnement d'un combat hygiénique, nous étions déjà loin de trouver notre compte Avec Saint-Bernard, nous avons compris que notre silence serait entendu comme une autorisation pour plus bas encore attenter à notre dignité d'hommes.
Ainsi nous serions, nous immigrés, à la source de tous les maux de la France, de trois crimes et même de quatre. Ce qu'on insinuait il y a vingt ans, s'est aujourd'hui amplifié. Des experts en islamismes et africanismes divers l'étayant sur les murs infranchissables de nos "différences culturelles" l'ont rationalisé. La presse l'a banalisé. De la droite, du centre, de la gauche, des hommes politiques proclamant leur volonté de barrer la route aux extrémismes sont pour leur part descendus recueillir dans le peuple la rumeur toute chaude du mécontentement contre "l'envahisseur"; puis ils sont remontés à la télévision dire tout haut ce qui paraît-il se disait tout bas.
Longtemps avant la découverte de la fracture sociale, experts et politiques nous décrétèrent fautifs universels. Le chômage galopait à peine que nous en étions la source; nous les derniers embauchés, les premiers licenciés, dotés déjà de l'étrange viatique de la prime au retour inconditionnel. Le trou de la sécurité sociale ? Encore nous, dans le temps même où Messieurs Pasqua et Pandraud, relayés par Bianco et Marchand puis Pasqua à nouveau travaillaient activement à restreindre jusqu'au droit élémentaire de vivre en famille. Si les hommes politiques se racontant leur ascension se faisaient un devoir d'y inclure leurs années de bohème à l'étranger, la plonge dans un restaurant pour survivre et jusque y compris la compréhensive amie, pour nous, ce ne pouvait être que de la triche. Le niveau "baissait"-il dans les collèges ? la délinquance croissait-elle dans les villes ? les banlieues étaient-elles en déshérence ? Toujours nous. Avant de penser aux moyens de l'Education nationale, aux pratiques de certains commissariats de police où on tirait sur nos enfants comme sur des pigeons, à la déprimante architecture de nos cités, encore et encore nous, nous et nos cultures si "éloignées" et "inassimilables".
Plus sophistiqués, des économistes prétendirent, refaisant le monde, que la compétitivité industrielle française eût été meilleure si le patronat n'avait cédé à la facilité de faire appel à notre force de travail. Ainsi nous la légion étrangère des "trente glorieuses" devrions expier plus loin que le chômage, têtes obtuses et ignorantes que nous sommes, de n'avoir pas inventé mieux que le marteau-piqueur et la benne à ordures.
Les débats sur l'application des dispositifs
de Schengen nous le rappelle, il n'est pas jusqu'aux
difficultés de faire l'Europe qui n'ait offert
occasion de ramener par un chemin ou l'autre à
notre immensurable culpabilité de respirer l'air
de France. Obstacles à la propagation du bien-être
général, notre existence ici serait selon
un mot fameux, sinon la bonne solution, du moins la
bonne question.
Cette façon de nous déconsidérer,
nous ne passerons pas ici notre temps à la dénoncer
tellement vous savez déjà vous-même
qu'elle est fausse. Pourtant nous aurions pu. Maintes
fois déjà, nous aurions pu en effet opposer
les chiffres, les vrais contre les faux, des théories
mieux lunées avec les faits, remettre en mémoire
les actions d'un Etat français installant au
canon nos dictateurs là-bas, les absolvant ici,
pour décider à la mesure suivante, avec
une liberté des mains rarissime dans les Concours
Chopin, que nous n'étions que des "réfugiés
économiques". Mais à quoi bon. Plus
modestes, nous vous écrivons pour signaler que
ceci est passé maintenant au-dessus de nos forces:
accepter en silence le pli inquiétant de toujours
agiter nos frêles présences comme le mouchoir
rouge pour distraire des problèmes cruciaux
et réels auxquels nous nous trouvons tous confrontés,
nous les en-bas-d'en-bas, français ou pas français.
Monsieur le Président,
De cette tendance massive à nous coller sur le dos tout ce qu'il y a de pire et à oublier notre contribution pratique, pluri-séculaire et moins imaginaire à votre liberté, à votre aisance, à votre démocratie et à vos richesses, vous n'êtes pas singulièrement responsable. Aussi, nous n'avions rien à vous reprocher personnellement.
Pourtant, nous aurions dû. Lorsque, sous un ciel
parfaitement apaisé vous vous rappeliez naguère
à notre attention, stigmatisant notre "odeur"
et nos vrais-faux 50 000 francs d'allocations familiales,
notre indignation fut exprimée avec modération.
Peut-être avions-nous préféré
pour beaucoup parmi nous ranger l'événement
au compte d'un échauffement électoral
sans conséquence grave. L'accès de lepénisme
passerait. Plus vite l'espérions-nous en tout
cas que l'accès de gauchisme ou -qui sait ?-
votre projet vrai de réduire la fracture sociale.
Nous ne pensions pas alors que notre effacement du
paysage de France serait, en "un signal fort",
proposé en gage de cette volonté.
En effet, nous la connaissons cette fracture d'initiation
pour être en plein dans sa faille, nous autres
Africains de Vincennes, de Saint-Bernard ou de partout
ailleurs. Nous, mais aussi nos amis, français
ou non, nos compagnons de fortune comme d'infortune,
français ou non, nos voisins de palier, nos
collègues de travail, tous gens honorables,
que nous côtoyons, que nous envisageons, à
qui nous parlons, que nous écoutons, sans que
jamais nous ayons à convoquer pour cela notre
odorat ou notre flair... Tous ces proches, comme nous
souvent victimes de cette fracture, s'enfonçant
comme nous dans la mouise indicible des fins de mois
difficiles, des restos du coeur, des factures impayées,
de l'électricité coupée, de l'incapacité
d'assurer l'écot à la cantine des mioches,
croient-ils encore vraiment que nous leur ôtons
le pain de la bouche ?
Ces tout à fait "bons Français."
massés devant une église, accourus faire
corps avec notre cause sous l'imperturbable matraque
et très souvent. les premiers - à notre
courte honte, nous l'avouons - croyez-vous qu'un charter,
ou cent de plus, même affrétés
de nuit pour éviter la mobilisation, les rassureront
sur l'avenir de ce pays ?
Monsieur le Président, permettez-nous d'en douter.
Même si nous ne doutons plus du tout, nous autres
Africains, d'avoir été choisis comme
des objets politiques commodes, de toute première
opportunité parce que de tous temps "bons
à tout". Bons comme esclaves pour fournir
en sucre, bons pour s'offrir en remparts de la liberté,
bons en bras pour vos usines, vos routes, vos champs
et vos voiries. Le "signal fort" que vous
avez envoyé nous a traversé de part en
part. De Dunkerque... au Cap, nous l'avons entendu:
"Que toute la misère du monde comprenne
sa douleur si elle s'avise jamais de marcher sur le
sol de France".
Maintenant que nous ne sommes bons que pour l'exemple, qu'avons-nous à faire de la peur si savamment instillée de n'être jamais tout à fait en règle ? Déjà les formulaires d'embauche existent où l'on ne nous demande plus seulement d'être français mais encore de préciser si nous le sommes devenus par acquisition, réintégration ou mariage. Dans plusieurs de nos quartiers, le taux de chômage réel des Africains avoisine les 95%. Avec nos enfants en un tour de main dénaturalisés comme en 40, avec nos papiers en règle, la préférence nationale a frappé et continue chaque jour que Dieu fait. Sans que jamais Le Pen ait exercé le pouvoir. Au reste, qu'a-t-il besoin de le faire quand d'autres depuis dix ans font, homéopathiquement peut-être mais si bien, ce qu'il a programmé ?
Le temps est déjà là dans lequel, fille ou homme de France, si vous vous avisez d'aimer l'une ou l'un quelconque d'entre nous, chose qui ne se commande pourtant pas, vous avez intérêt à affronter le ridicule de lui demander ses papiers. Le postier, la ménagère de la SONACOTRA, le contrôleur du train ou du métro, le concierge ou même le voisin, sont tout près de se concevoir auxiliaires de police. Avec les appels anonymes devenus notre ordinaire, qui nous disent juste notre nom et "rentre chez toi !", nous croyions avoir les sommets du harcèlement téléphonique cher aux cellules de certain partis. C'est pourtant dans la lancée de plusieurs de ces appels anonymes que l'un de nous, honorable citoyen nantais, a reçu ensuite la visite d'une inspectrice de la SPA venue vérifier, en pure perte de temps, les "horribles traitements" subis par le chien de la maison. Ce chien vautré dans les fauteuils nous a fait rire mais pas longtemps car, si nous suspecter devient un devoir civique, où faudra-t-il encore aller, pour qu'un signal soit dit fort ?
Monsieur le Président,
Nos concitoyens français vous ont confié
il y a un an et demi la charge suprême de ce
pays. Un an et demi et nous voilà à nouveau
boucs émissaires. Peut-être passé
à l'as la réduction de la fracture sociale,
nous nous retrouvons une fois encore universel abcès
de fixation . Notre dignité, le respect que
nous donnons et qui doit nous être rendu, l'aspiration
à plus de liberté manifestée par
des centaines d'entre nous ayant opté pour le
plus aride des votes, le vote avec ses pieds, la volonté
banale de forger à ses enfants un avenir acceptable,
ces visées élémentaires mais nobles
se trouvent soudain disqualifiées. Parce que
nous avons passé la Méditerranée,
nous ne serions plus que papiers au vent, bouches et
ventres. Non plus des êtres taillables et corvéables
à merci comme en certains temps, ni des chairs
à canon, remparts ultimes pour la liberté
française comme en d' autres, mais tout simplement
individus surnuméraires, tout juste intéressés
à la charité: "Repartez chez vous,
on passera vous aider"; "vous serez intégrés
à la condition que les mauvais nègres
dans vos rangs soient expulsés, pour des raisons
que vous comprenez bien, Monsieur le Président,
nous trouvons l'un et l'autre de ces marchés
indignes et nous les refusons complètement.
Au prix de dures privations, les travailleurs maliens,
mais il n'y a pas qu'eux, expédient annuellement
à leurs frères restés au pays,
un argent permettant l'ouverture d'écoles, de
dispensaires, de maternités, le creusement de
puits. Un argent gagné sou sur sou et que l'aide
officielle française annuelle à tout
le Mali n'égalera jamais. Puisque cette aide
comprend un matériel acheté, en France,
des salaires de coopérants économisant,
en France, et souvent jusqu'à leur loyer et
leurs voitures de fonction, il y a long temps que nous
avons compris qu'elle n'est qu'une subvention à
l'industrie et au chômage français. A
la vitesse du Paris-Dakar, elle chatouille juste nos
odorats et revient avec un outrecuidant contentement
se reposer ici.
Nous choisissons les Maliens, non qu'ils soient les
seuls, mais parce que le modèle d'autogestion
qu'ils offrent, un classique salué par les ONG
les plus compétentes, est celui-là même
que tentait il y a peu de saper à la base un
Député, le désormais célèbre
Cuq, martelant dans un rapport incroyablement scandaleux
sur les foyers: "an regard d'un revenu mensuel
de 4900 francs, il y a possibilité de dégager
une épargne de 3400 francs transférée
au pays d 'origine, ce qui ne peut que favoriser un
flux d 'immigration clandestine "
Nous savions l"'amitié franco-africaine"
conçue par beaucoup comme l'amitié fixée
de toute éternité du cheval et du cavalier.
Nous n'imaginions peut-être pas quelqu'un mettre
en balance des SMIG honnêtement gagnés
avec les profits librement rapatriés des entreprises
françaises installées chez nous et en
sus la prébende ici déposée au
chaud de certains parmi nos dirigeants.
L'image réelle de femmes et d'hommes gagnant
à la dure ce qu'ils ont et ce qu'ils construisent,
nous sied bien mieux que celle d'assistés. Nous
la préférons à la vague promesse
d'une aide qui à ce jour n'a jamais fait pousser
à notre profit quoi que ce soit en Afrique.
La "Démocratie" pour laquelle nous
ne serions pas mûrs disiez-vous, encore moins.
"Le chant du coq et le silence de Saint-Pierre"... En ces temps difficiles, encore plus difficiles pour les Africains, faisons, Monsieur le Président, le compte des reniements. Il y avait encore quelques églises pour nous ouvrir leurs portes, des prêtres pour réconforter les musulmans mêmes, des médecins, une poignée de professeurs émérites, d'artistes dénigrés et la chaîne longue, longue, puis invisible des sympathisants. Tous pour nous rappeler que cette nation, au milieu du délire sur l"'envahisseur" sait décidément se tenir avec élégance et encore raison garder.
Mais, Saint-Bernard, combien de voix ? Ce lieu de paix où les imaginaires antagonismes s'effaçaient, comme s'il avait par la grâce des lois Pasqua été transporté en des terres ravagées, l'Etat y renonçait à l'exercice minimal de ses prérogatives de santé publique, à relever la médecine des temps de guerre par celle des temps de paix. Pour nous autres venus de contrées où des Etats exsangues, entrelardés par les coups de couteau du FMI se sont décomposés, nous laissant à nous-mêmes sur tous les sentiers de la planète, I'Etat n'est pas ce monstre froid que l'on dit. Simplement, il sert ou bien la démocratie ou bien la haine ordinaire du ressentiment. A Saint-Bernard, déléguer une puéricultrice de l'Etat portant quelques guigoz pour les enfants eut été pourtant si bien venu pour amorcer le dialogue. Au lieu de cela, pour rassurer les uns, fouetter l'imagination inquiète des autres, il fallait au contraire que cet enclos évoquât les images d'un Rwanda toujours plus mortifié que la mortification. Il fallait à l'Etat s'arc-bouter sur sa volonté de faire exemple, d'humilier toujours un peu plus: les grévistes de Saint-Ambroise n'avaient même pas à choisir leur mort, son lieu et son moment, mais à accepter celle qu'on voulait bien leur concéder en les expulsant vers des havres improbables du respect des droits de l'Homme. Qu'ils meurent mais sans salir nos tapis ! Ce fut donc le raid prophylactique. Avant l'assaut.
Monsieur le Président, des mois durant, ces Africains ne demandaient qu'à discuter. Pourquoi plus de mille policiers au chant du coq, ces.cars, ces écus de plexiglass, ces matraques et ces haches contre des portes protégeant des enfants.
Ces enfants, femmes, hommes, avaient-ils volé
? tué ? violé des fillettes ? posé
des bombes ? ruiné une banque ? profané
des tombes ? Non, non, non et non: ils n'avaient pas
leurs papiers, tout simplement. Et cette réponse
nous étonne.
Depuis des années, nous ne comprenons pas, prélogiques
bornés que nous sommes peut-être, ce si
peu de sang froid, cette mobilisation de centaines
de sociologues à la quête du "malaise
des banlieues", de milliers de fins limiers à
la poursuite du clandestin inconnu, si inconnu qu'il
faut des lois pour le créer. Nous ne comprenons
pas la débauche de moyens de Saint-Bernard,
comme nous ne comprenons pas la dépense d'énergie
pour seulement de loin en loin, découvrir dans
la froidure d'un matin normand au fond d'une cale,
un Ghanéen tétanisé, l'audace
abasourdie, échappé de justesse à
la noyade, mais que la clameur du jour sur l"'envahisseur"
prive du chapeau bas que l'on dit à l'homme
qui émerge pour témoigner de 1' horreur.
Le choix de ce petit matin 52e anniversaire de la Libération pour bouter hors de France les filles et les fils de ceux-là mêmes qui, à deux reprises, permirent de libérer Paris - et son Hôtel de ville - peut n'être pas délibéré. Mais l'amnésie étant un luxe au-dessus de nos moyens, nous relevons la curieuse façon de feuilleter les pages d'histoire. Les tabous sont peut-être faits pour être brisés de nos jours. Nous ne savons pas si De Gaulle parti solliciter nos pères, volontaires-désignés pour monter à l'assaut du nazisme, se serait permis de briser ce tabou-là, en plein Paris. Nous ne savons pas mais peu importe car, notre dignité, est-ce encore un tabou ?
Non, mais infiniment plus. C'est nous tout entiers. A prendre définitivement tels quels. Non l'image arrangée de notre humiliation, expulsée pour solde de tout compte.
Nous avons eu l'honneur d'exprimer auprès de vous, avec gravité, notre inquiétude extrême face aux humiliations dont nous Africains sommes sujets à intervalles de plus en plus rapprochés. Ces choses devaient être dites, Monsieur le Président, mais daignez toujours croire en notre profond respect et entière disponibilité.
Ont signé:
Afognon, Ba Mouharnadou, Bado Charles, Baka Alain, Bamba-Buleon
Eugénie, Barry, Brpko Céline, Botowamungu
Salomé, Bley Joseph, Butungu Mvula-Gory, Camara
Saidou, Camara Arfan, Chitou Path, Daga Halima, Diallo
Alpha, Dimo Bertrand, Pamba Paul, Gbohou Jean-Luc,
Guimendego Maurice, Houinsouhoussou David, Kansci Gerrnain,
Kebe Sadou, Lema Lunyanga, Mingoube Jean, Ngah Esther,
Ngapa Jean, Ngassa Jean-Paul, Ngnazou Blaise, Omoualah
Edgard, Rhongo Abdou. Sossougloh Jean-Baptiste, Tade
Théophile, Troh Roger, Yusup Indah, Zate Tiarna.
Les Associations:
Association des Senegalais de Nantes et agglomeration,
Association des Maliens De Nantes, Association Culturelle
Camerounaise de la Loire Atlantique, Association des
Ivoiriennes de la Loire Atlantique, Association des
Ivoirriens de Nantes (Ain), Association des Centrafricains
de Nantes, Zaire-Francophonie, Association Afrique-Promoculture,
Association Cosmopolite, France-Benin, Solidarité
Africain, Ligue Camerounaise des Droits de L'homme
[Section de l'ouest de la France], Nord Sud.