[ SAMIZDAT ]


Expulsion de sans-papiers de Saint-Bernard




Les témoignages qui suivent ont été recueillis à la fin de septembre 1996 à Bamako. Ce sont les reconduits à la fontière qui racontent comment ils ont été traités par la police lors de l'évacuation de l'église Saint-Bernard le 23 août, pendant leur séjour au centre de rétention de Vincennes, et dans les deux avions-charters qui ont rapatriés de force 7 des 314 sans-papiers adultes de Saint-Bernard.



X

X est malien. Agé d'une trentaine d'années, il est arrivé en France à la fin des années 80. Il a participé dès le début au mouvement des sans-papiers. En août 1996, il se trouve donc à Saint-Bernard, avec son épouse et son enfant, né en 1994 à Paris, en compagnie des autres sans-papiers. Tous sont interpellés le 23 août, jour de l'évacuation de l'église par la police. X se souvient de la destruction de la porte à coups de hache, du gaz lacrymogène projeté de l'extérieur dans l'édifice, de l'expulsion des Blancs d'abord, suivie de celle des Noirs.

Son épouse, son enfant et lui sont poussés dans le même car de police qui les conduit au centre de rétention de Vincennes. Là, on sépare les étrangers célibataires et ceux qui ont une famille. Ils restent debout de 9 ou 10 heures à 16 heures, où son enfant reçoit enfin un petit pot et de l'eau. Les adultes n'ont rien à boire ni à manger.

Tout au long de la journée, ils sont interrogés un par un par une chaîne de policiers. Le premier mène un interrogatoire rapide ; il passe le dossier à un deuxième qui interroge son épouse seulement. On les sépare alors. L'interrogatoire de son épouse se poursuit devant de nouveaux policiers. Puis elle est conduite dans la cour du centre de rétention avec d'autres femmes sans papiers. Il proteste contre leur séparation. On l'oblige à rester à l'intérieur. Personne ne l'interroge. Il redemande à voir sa femme, on le bouscule et on le brutalise.

X passe la nuit dans le centre de rétention de Vincennes sans savoir où se trouvent sa femme et son enfant. Ceux qui ont des cartes téléphoniques peuvent appeler l'extérieur. Lui n'en a pas. On leur donne des sandwiches et un plateau.

Le 24 août, un haut-parleur appelle les sans-papiers par groupes de trois à six personnes. Ils vont être présentés au juge qui examinera leur maintien en rétention. X ne figure pas parmi ceux-là.

Après le petit déjeuner, on le fait sortir dans la cour avec cinq autres qui n'appartiennent pas aux sans-papiers de Saint-Bernard. On les avertis qu'ils vont tous être conduits à un avion. Finalement, on fait partir les cinq autres. Lui reste là. Il continue à attendre dans la cour. A la mi-journée, il voit arriver le consul du Mali. Le diplomate vient, comme à l'ordinaire, délivrer des laissez-passer à ceux qui, parmi les internés en instance de renvoi, lui paraissent être des Maliens. Mais X ne figure pas sur la liste du consul. Il lui explique que sa femme et son enfant vivent en France, qu'il doit passer devant le juge, qu'il ne faut pas qu'il délivre un laissez-passer. Le consul lui semble être d'accord. Ni X ni son épouse ne cachent leur nationalité. D'ailleurs ils ont un dossier au consulat du Mali.

Après le départ du consul, vers 13 heures, les policiers commencent à embarquer dans des fourgons les internés en instance de rapatriement."Il y avait presque quarante véhicules dans la cour, se souvient X : les fourgons pour transporter les étrangers et les cars des policiers". Les quatre de Saint-Bernard sont parmi les derniers à monter dans les véhicules. Les policiers les photographient de face dans la cour avant de les contraindre à monter. Avec X, il y a trois autres Maliens et un Sénégalais.

Le convoi s'ébranle dans une direction inconnue. Dans le fourgon de X, il y a beaucoup de policiers. Les étrangers n'y sont pas menottés. Il leur est interdit de se lever. Après une heure de route environ, ils arrivent sur une base aérienne qui s'avère être celle d'Evreux. L'attente dans les véhicules dure entre une demie heure et une heure. Les passagers n'ont pas le droit de bouger, y compris pour uriner.

C.R.S. et policiers procèdent enfin à l'embarquement dans l'avion. Beaucoup refusent de monter dans l'appareil. X s'y oppose aussi à cause de sa femme et de son enfant qu'il laisse en France. Deux policiers le ceinturent, lui portent des coups, le hissent sur les marches de la passerelle et le poussent à bord.

Dans l'avion, on l'assied sur le côté gauche de la cabine, contre un hublot. A sa droite, il y a trois policiers. Pour aller aux toilettes, deux d'entre eux l'accompagnent. Il n'est pas menotté. Mais d'autres reconduits sont scotchés aux accoudoirs de leur siège, aux jambes et sur la bouche, comme D. S. et M. B. qui ont beaucoup résisté à l'embarquement. On les déscotchera après dix minutes de vol environ. Ils peuvent fumer. Parfois, ce sont des policiers qui leur donnent du feu.

L'avion se posera d'abord à Dakar pour une escale de deux ou trois heures pendant laquelle les Sénégalais sont débarqués. Les Sénégalais avaient été placés à l'avant. Il faut au moins une heure avant qu'ils descendent de l'avion. Il se dit, dans la cabine, que la police sénégalaise conteste la nationalité de certains de ceux qu'on veut débarquer. Des policiers français parlent de problèmes de passerelle à Bamako, la prochaine escale.

À BAMAKO

À Bamako, il est 5 ou 6 heures de matin, le 25 août, quand l'avion atterrit. Certains refusent d'en descendre, surtout ceux de Saint-Bernard. Ils ne bougent pas pendant une demie heure. Puis des Maliens montent à bord. Ils étaient quatre. Ils promettent aux sans-papiers de les aider. Les policiers français finissent par les forcer à descendre, suivis par les médiateurs maliens.

Sur la piste, il y a des journalistes maliens et français. Sinon, il n'y a pas grand monde. X récupère son sac. Dedans, il découvre des couches et des petits pots pour son enfant. ça lui fait mal au coeur.

Des policiers maliens relèvent son identité. Mais ils ne lui prennent aucun de ses papiers. Ils lui demandent où il va. X répond qu'il a des cousins, mais pas de famille à Bamako. Ce sont des journalistes français qui paient un taxi aux sans-papiers de Saint-Bernard pour qu'ils puissent gagner la ville.

Le 26 août, X se rend seul au siège du Haut Conseil des Maliens de l'extérieur. En chemin, au marché, il rencontre deux autres sans-papiers de Saint-Bernard qui décident de l'accompagner.

Les responsables de cette association malienne leur affirment qu'ils connaissent leurs dossiers. Ils leur posent cependant des questions. Ils les informent qu'ils vont transmettre l'affaire à la délégation aux Maliens de l'extérieur au ministère malien des affaires étrangères. X se rendra seul à Koulouba (le quartier des ministères et de la présidence de la République). Un responsable de la délégation des Maliens de l'extérieur lui confirmera qu'il a reçu son dossier, qu'il va s'en occuper. Il lui dira que son administration n'est pas d'accord avec les rapatriements forcés de personnes mariées.

Alors que les reconduits n'ont eu le temps d'emporter aucun argent de France avec eux, aucune aide ne leur est apportée. Un mois après leur retour au Mali, la délégation aux Maliens de l'extérieur n'avait pas repris contact avec eux. Quant au Haut Conseil des Maliens de l'extérieur, les sans-papiers de Saint-Bernard s'installent chaque jour dans le jardin qui entoure la villa qui lui sert de siège. Pour rien.

Ils ont également rendu visite à l'Association malienne de défense des droits de l'homme (AMDH). Là, on leur a remis la copie d'un communiqué de la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) à Paris, intitulé"France : les sans-papiers de l'église Saint-Bernard - Un des expulsés était non expulsable". Le document est daté du 26 août. Il parle de X. A l'AMDH, on lui conseille donc d'apporter ce texte à la délégation aux Maliens de l'extérieur.

Y

Quand il est interpellé avec tous les sans-papiers de Saint-Bernard et quelques Français, le 23 août 1996, c'est la première fois que la police arrête Y. Il est embarqué parmi les premiers vers 8 heures du matin. Menottes en plastique aux mains, on le fait attendre une demie heure dans un car de police. À la différence des autres qui n'ont qu'une main entravée et dont l'entrave porte un numéro, lui a les deux mains liées et n'a pas de numéro. Ababacar Diop est le seul à être dans la même situation que lui parmi tous les prisonniers de ce car. De toute évidence, ils sont tous deux ainsi désignés leaders du mouvement.

Arrivé au centre de rétention de Vincennes, on les place en file indienne dans un gymnase. Y demande que les enfants bénéficient de la visite d'un pédiatre après leur inhalation de gaz lors de l'assaut de la police dans l'église. Devant le refus des policiers, il les traite de nazis. Le gradé (colonel ?) qui a conduit toute l'opération de Saint-Bernard réplique en riant :"On aurait dû vous conduire au four crématoire". Puis il s'en va.

De 10 ou 11 heures du matin à 17 heures, Y est en garde-à-vue au centre de rétention. Sans le moindre interrogatoire. Il peut manger et boire à partir de midi, tandis que la majorité des autres n'y auront droit que vers 17 heures.

C'est à 17 heures qu'on lui notifie un APRF qu'il signe sous la contrainte et les brutalités, ainsi que cinq autres documents. On ne lui laisse pas le temps de les lire. A ce moment, on lui attribue un lit.

Vers midi, le 24 août, on l'extrait du centre de rétention pour le conduire au Palais de justice de Paris, où sera examiné son maintien en rétention (35 bis). Au petit jour du 25 août, la juge déléguée de Beaupuis autorise la prolongation de la majorité des sans-papiers de Saint-Bernard qui ont comparu devant elle, à la différence des deux autres juges qui annulent les procédures pour divers vices de forme et violations du droit. Elle a dormi sur son siège en attendant les décisions de ses confrères. Elle date ses ordonnances du 24 août, se croyant toujours la veille. En public et face à elle, Y lit longuement et silencieusement l'ordonnance qu'elle vient de lui notifier et qu'elle l'invite à signer. En réplique à ses observations selon lesquelles cette lecture empêche ses compagnons d'infortune de connaître le sort qu'elle leur a fixé (ils seront presque tous maintenus en rétention par ses soins), Y lui oppose un"respect pour la justice française"contre l'insolence duquel la juge de Beaupuis ne peut rien. La lecture silencieuse et publique de Y reprend. La juge de Beaupuis devra encore supporter un moment le"respect"de Y, avant de perdre la bataille en s'abaissant piteusement à faire intervenir les gendarmes. Sans lui offrir le plaisir de la moindre résistance, Y quittera calmement la salle d'audience en la fixant du regard.

Retour collectif au centre de rétention vers 7 heures du matin. A midi, Y est conduit au tribunal administratif de Paris, où doit être examinée sa demande d'annulation de l'APRF qui le frappe. Le juge renvoie sa décision au lendemain.

Le 26 août, on l'extrait de nouveau du centre de rétention pour le conduire au tribunal administratif, et aussi au Palais de justice pour l'appel qu'il a interjeté contre son maintien en rétention. On lui infligera, menottes aux poignets pendant les transports, cinq aller retours entre l'un et l'autre. Dans ces pérégrinations, il n'a pas assisté à la lecture de l'ordonnance du tribunal administratif. Quant à l'issue négative de son appel contre sa rétention, elle lui sera notifiée le 27 août vers 5 heures du matin.

De retour au centre de rétention de Vincennes, on limitera parfois illégalement le droit de certains de ses visiteurs à s'entretenir avec lui : visites de 15 minutes (avec tentatives de les interrompre après 7 minutes), interdiction de lui remettre des journaux ou des livres, etc.

EN CHARTER

Il est entre 12h30 et 13h, le 28 août, quand la police fait monter trois des sans- papiers de Saint-Bernard et d'autres Africains reconduits à la frontière dans des fourgons cellulaires. L'opération est brutale. Les insultes pleuvent à l'initiative des policiers qui forcent les étrangers à entrer deux par deux dans les cellules des véhicules prévues pour une seule personne.

Y affirme à un policier particulièrement virulent qu'il n'oubliera pas son numéro matricule - 25 395. Le policier a peur et appelle son supérieur hiérarchique qui tente de négocier l'oubli du numéro contre l'installation de Y seul dans la cellule. M N et A C sont témoins et victimes de ces événements. A l'occasion de cet embarquement, des biens sont enlevés des bagages des étrangers. Y perd une paire de chaussures neuves qu'on lui a apportées la veille, quatre paquets de cigarettes, trois ou quatre livres, ainsi que certaines pièces originales de son dossier administratif (dont diverses fiches de paie et sa demande d'asile).

Les fourgons arrivent à Roissy vers 15 heures. On fait entrer les reconduits à la frontière dans l'aérogare. La police leur intime alors l'ordre de se mettre entièrement nus. Devant les usagers de l'aéroport, elle procède à une fouille détaillée et leur retire leur argent, leur montre, les lacets des chaussures, leurs cigarettes. Elle les fait alors monter dans des autocars confortables dans lesquels ils attendront pendant une heure l'arrivée de nouveaux reconduits à la frontière extraits de prisons.

Il est donc plus de 16 heures quand les autocars quittent Roissy.

Ils arrivent à la base militaire d'Evreux vers 18 heures. La police extrait les reconduits un à un en se saisissant d'eux. Trois sont scotchés aux mains, aux jambes, les bras liés au corps. Le maintien de l'ordre est assuré par la police, des C.R.S., des gendarmes et des fonctionnaires des Renseignements généraux.

Y s'aperçoit qu'un avion militaire charge une passerelle. Il reverra cet avion, qui s'est posé avant le sien, sur la piste de l'aéroport de Bamako.

Une fois installés dans l'appareil, ceux qui sont près des hublots - c'est le cas de Y - observent la police en train de fouiller pour la troisième fois les sacs et y voler encore les paquets de cigarettes qui restent. Tous protestent. Ils reçoivent des coups.

Le dispositif de la police est commandé par un individu que les autres appellent Eugène. Avant le décollage, les C.R.S. se scindent en deux groupes qui, à tour de rôle, iront s'habiller en civil. Ils gardent cependant leurs matraques, des bombes lacrymogènes et les brassards de police.

L'avion décolle vers 20 heures avec 34 reconduits à la frontière à bord. Y est encadré par quatre policiers, tandis que deux surveillent en général les autres. Quand il demandera à aller aux toilettes, les quatre, dont une femme, l'accompagneront jusqu'à l'intérieur. Devant ses protestations, elle s'excuse et justifie sa présence par les ordres qu'elle a reçus.

Pendant le vol, on leur sert un repas sur des plateaux où ne figurent aucun couvert. Le commandant de bord (uniforme blanc) fait alors un tour dans la cabine. Aux observations des reconduits contre l'absence de couteaux, de fourchettes et de cuillères, il répond : "C'est votre problème. Vous n'avez qu'à vous tenir à carreau".

L'avion, qui n'a pas fait d'escale, se pose à Bamako au petit matin, entre 4 et 6 heures. L'avion militaire aperçu à Evreux est déjà là. Il a livré la passerelle par laquelle les reconduits descendent sur le tarmac. Les employés maliens d'Air Afrique ont refusé de prêter leur matériel et de collaborer ainsi à ce débarquement.

Dès qu'ils en sont sortis, les reconduits maliens à la frontière organisent vainement un sitting autour de l'appareil pour tenter d'empêcher que M N, dont l'épouse et l'enfant sont restés en France, soit débarqué.

Pour récupérer leurs bagages, les reconduits sont obligés de remonter dans l'avion. Les policiers français s'apprêtent alors à descendre à leur tour. Y et d'autres reconduits le leur interdisent sous peine de représailles s'ils posent le pied sur le sol malien. Ils y renonceront après une intervention en ce sens du commissaire de police de l'aéroport. Un représentant du Haut Conseil des Maliens de l'extérieur, M. Samaké, incite les reconduits à rester calmes.

Y informe le commissaire de police malien de tout ce qui s'est passé.

Dans l'avion, il reste une douzaine de reconduits à la frontière qui prendront bientôt la direction de Dakar.

Témoignages recueillis
par Jean-Pierre Alaux (Gisti)

[ Extrait de la brochure papiers publiée en octobre 1996 par Alain Dussort ]




			
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