SUD OUEST samedi 29/05/99 EDITORIAL
Jaffré : l'homme seul
Jean-François Bège
Comme s'il ne suffisait pas au
groupe Elf d'avoir été victime d'escrocs à deux reprises au
moins en quinze ans, le voilà aux mains d'un capitaine aux
méthodes de plus en plus discutées. Jérôme Jaffré,
aujourd'hui haï le mot n'est pas trop fort par une bonne partie
du personnel, n'a pu tenir hier l'assemblée générale des
actionnaires, remise à aujourd'hui. Sa voix a été couverte par
les cris des protestataires réclamant sa démission. De
multiples procédures judiciaires croisées sont intentées par
la direction et les syndicats dans un climat de détestation
réciproque. Lacq ne crache plus de gaz. Le centre Jean-Féger de
Pau, vitrine de la technologie pétrolière française, est en
passe de devenir la devanture du malentendu social. Comment une
entreprise qui emploie 85 000 personnes à travers le monde, dont
3 000 pour le seul Béarn, peut-elle connaître d'aussi graves
dysfonctionnements ? A toutes les explications portant sur le
supposé « passéisme » des Béarnais peut répliquer l'analyse
du comportement shakespearien d'un président trouvant, dans la
moindre critique comme les plus grandes marques de défiance,
matière à penser qu'il a raison. Ainsi va l'homme seul qui ne
se trompe jamais jusqu'à ce que les circonstances lui infligent
de terribles désaveux. Ainsi agissaient sans doute, naguère,
les dirigeants d'une célèbre compagnie pétrolière étrangère
dont l'exemple est cité dans les écoles de management. Leur
stratégie de rentabilité avait entraîné la prise d'un risque
qui, après catastrophe sur une plate-forme, se révéla d'un
coût sans commune mesure avec les profits réalisés. Ils furent
sèchement remerciés par leurs actionnaires, pourtant
capitalistes purs et durs. Qu'Elf puisse gagner de l'argent à
l'extérieur de nos frontières plus qu'en Aquitaine, c'est
certain. Point besoin de Jérôme Jaffré pour le comprendre,
surtout au sein de la belle « méritocratie » des ingénieurs,
cadres et techniciens du pétrole, pour la plupart frottés aux
réalités internationales. Mais toute chaîne n'ayant jamais que
la solidité de son maillon le plus faible, un désastre social
à domicile affecterait pour longtemps l'ensemble du groupe.
C'est donc d'un bon « plan de paix » qu'Elf a maintenant
besoin, afin que l'on en finisse avec le désolant spectacle des
torchères qui s'éteignent parce que le torchon brûle.
SUD OUEST samedi 29/05/99
Jaffré sous les huées
FRANK DE BONDT (Rédaction parisienne)
Convoqués hier à Paris,
les actionnaires du groupe ont assisté en direct à un dialogue
social tumultueux et rapidement interrompu
« Cher actionnaire. Cette
année, exceptionnellement, notre assemblée générale ne sera
pas suivie d'un cocktail. En revanche, le montant du jeton de
présence est, également à titre exceptionnel, porté de 50
francs à 100 francs ». Voilà ce que l'actionnaire
consciencieux pouvait lire, hier, sur le petit carton que lui
tendaient, au pied de la Grande Arche de la Défense, à Paris,
d'élégantes hôtesses. Se doutait-il, à cet instant, le
courageux petit porteur, que le jeton de présence valait
vraiment le coup étant donné la brièveté de la séance à
venir ?
Quant au cocktail, il fut servi
d'entrée de jeu, mais par la salle, en direction d'un président
en bien mauvaise posture et que l'on a vu plus à l'aise en
d'autres circonstances.
« UNE PROVOCATION POUR LES
SALARIES »
Huées, pétards, boulettes de
papier et coups de sifflet accueillirent Philippe Jaffré sur le
coup de 15 heures et se prolongèrent tant et si bien que le PDG
d'Elf finit par capituler, après avoir lancé à peine quelques
mots devant une salle à cran. Il suspendait l'assemblée et
remettait dans sa poche un discours dont le texte circulait
déjà sous les bérets des premiers rangs, souligné en rouge.
Il était notamment reproché aux salariés du Béarn de
s'opposer à ce que la direction de Elf Exploration-Production
renonce à réduire ses dépenses. Traduction d'un groupe de
jeunes femmes venues de Pau : « C'est nous les cons, quoi ! Ce
discours est une provocation pour les salariés. »
« On attendait un peu plus de
courage de la part d'un président de grande société. On aurait
bien voulu l'écouter, mais vous voyez, il s'est échappé »,
regrettait une autre femme, qui faisait valoir ses droits de
salariée-actionnaire.
« L'écouter ? Il n'a plus rien
à nous dire. Son discours est la justification de notre
présence. Nous ne voulons plus l'entendre. Elf a besoin d'un
industriel, pas d'un financier. Que Jaffré s'en aille ! »,
expliquait Yves Etchessahar, délégué syndical CGT de Lacq.
« Le mot d'ordre était de le
laisser commencer son discours, mais j'ai senti qu'on était
très colère (sic) », insistait un jeune technicien du centre
Jean-Féger, avant d'ajouter : « Jaffré ? C'est de la haine que
les gens lui vouent maintenant... Les trois quarts des salariés
qui sont ici ne seront plus dans la société dans quelques
jours. Pour eux, l'externalisation équivaut à un licenciement
déguisé ».
Pour autant les manifestants ne
remettaient pas en cause la nécessité de la compétitivité de
l'entreprise « mais il ne faut pas aller trop loin dans le
libéralisme ». « Il est plus facile de licencier que de se
développer », répétait un employé dont le tee-shirt
dévoilait les sentiments : « Jaffreusement Elf ».
Dans l'intervention qu'elle avait
préparée et qu'elle n'a pu faire, l'intersyndicale voulait dire
au président qu'il trompait les salariés et qu'il mystifiait la
confiance des actionnaires. « Car l'entreprise va dans le mur
».
NOUVELLE SEANCE AUJOURD'HUI
Alors que l'odeur tenace d'un
produit chimique maison continuait d'occuper la salle (et pour
longtemps, paraît-il), les actionnaires filaient à l'anglaise.
Un ancien d'Elf râlait contre « cette bande de braillards »,
tandis qu'un vieil homme, appuyé sur une canne et trahi par son
beau béret, disait être venu de Pau pour soutenir ses amis
ouvriers. Il était chauffeur dans le temps. Dans ses économies,
il a quelques actions de la grande maison de la région.
« C'est lamentable, lâchait de
son côté un retraité parisien. Jaffré n'a pas d'autre
solution. Il ne peut reculer ».
Plus philosophe, plus lucide
peut-être, un autre actionnaire venu de très loin, d'un autre
pays : « Moi, je ne peux que constater. Le PDG, lui, est là
pour résoudre ce conflit en tenant compte des intérêts de
toutes les parties. S'il n'y arrive pas, il doit quitter son
poste ».
Suite aujourd'hui. La séance
reprendra à 14 h 30 dans un lieu à déterminer. Un numéro vert
est mis à la disposition des actionnaires pour les renseigner.
D'ici là, se rassure la direction, les Béarnais auront repris
leur train de nuit pour le Sud-Ouest.
Le gaz sans Lacq
Lacq ne produit plus de gaz, la
direction d'Elf Aquitaine ayant décidé de couper les robinets
il y a quelques jours. La mesure est passée totalement
inaperçue auprès des Aquitains et personne ne manque de gaz
dans la région. La consommation de gaz de Lacq est en effet
devenue presque marginale en France et ne représente que moins
de 8 % de la consommation totale.
L'essentiel du gaz utilisé
aujourd'hui par les industries et les ménages francais provient
à peu près à parts égales d'Algérie, de Norvège et de
Russie. Le gaz, qui arrive par pipeline ou par bateaux, est
injecté dans un réseau qui est national. Contrairement à ce
que certaines personnes même réputées bien informées croient
encore, sa distribution ne fait à aucun moment l'objet d'une
régulation régionale. C'est-à-dire qu'une chaudière peut
fonctionner avec du gaz de Lacq à Roubaix alors qu'un cuisinier
peut préparer son repas à Bordeaux avec du gaz norvégien.
Dans la région, le gaz compte
plus de 700 000 clients : 200 000 pour le Gaz de Bordeaux et plus
de 500 000 pour Gaz de France dont 330 000 en Aquitaine et près
de 200 000 en Poitou-Charentes. La consommation progresse de
façon régulière. Pour l'Aquitaine, entre 1993 et 1998, le
nombre de personnes desservies a progressé de 9 % alors que le
nombre de communes alimentées a augmenté de 30 %.
Elf lance une OPA sur le norvégien Saga
Elf Aquitaine a lancé hier une
offre publique d'achat présentée comme amicale sur Saga
Petroleum, à 115 couronnes norvégiennes par action. Cette
offre, qui valorise le quatrième groupe pétrolier norvégien à
environ 17 milliards de couronnes (2 milliards d'euros), vient en
surenchère de l'offre publique d'échange lancée début mai sur
Saga par Norsk Hydro Asa.
Elf a eu des discussions avec Saga
« sur le niveau et les modalités de son offre et s'attend à
obtenir une recommandation formelle » de son conseil
d'administration. Il financera son offre sur ses ressources
propres, « éventuellement en valorisant des participations dans
des actifs non stratégiques ».
Pour Philippe Jaffré, président
d'Elf Aquitaine, l'offre « renforce et perpétue notre
engagement dans l'industrie pétrolière norvégienne. La
nouvelle entité représentera une part importante de la branche
amont du groupe Elf. Nous souhaitons bénéficier, pour les
opérations futures, de la très forte identité dont bénéficie
Saga sur le plateau continental norvégien et nous avons
l'intention de donner le nom de Saga à l'ensemble de nos
opérations norvégiennes », a-t-il ajouté.
L'offre, qui sera soumise à
l'approbation des autorités norvégiennes, est liée à
l'obtention d'au moins 67 % du capital de Saga.