LE NOUVEL OBSERVATEUR

 

TOTAL-ELF : JAFFRÉ SUR UN BARIL DE POUDRE

Déstabilisé par la tempête judiciaire de l’affaire Elf et les critiques de son personnel, Philippe Jaffré n’a pourtant pas démérité à la tête de la compagnie pétrolière, dont il a redressé les comptes. Mais Thierry Desmarest, le patron de TotalFina, profite de la fragilité de son concurrent pour lancer un raid de 275 milliards, afin de l’éliminer. Portraits croisés des deux émirs français de l’or noir



Alain Buu - Gamma
Soyons clair, il n’y a plus de place pour M. Jaffré. » Le ton est serein, mais il ne laisse aucune place au débat. Ce membre de la garde rapprochée de Thierry Desmarest, le patron de TotalFina, ne prend même pas la peine de feindre le regret ! Curieux message pour une offre présentée comme « amicale », affublée du très fraternel nom de code de « Concordia ». En réalité, le raid de 275 milliards de francs, lancé par Total n’a rien d’amical pour Elf, qui considère que « ce projet n’est pas le sien ». La décision définitive de lancer cette bataille boursière entre les deux émirs français du pétrole a été prise le 2 juillet à Moscou. En marge de la visite officielle de Lionel Jospin dans la capitale russe, Thierry Desmarest s’est assuré de la bienveillante neutralité du gouvernement. Philippe Jaffré, qui n’a jamais misé très gros sur le pétrole de l’ex-URSS, n’avait trouvé aucune raison d’embarquer dans l’aréopage gouvernemental. Erreur fatale...

Mais comment pouvait-il imaginer l’inimaginable : l’ancienne petite Compagnie française des Pétroles (CFP), un sigle que les majors américaines ont longtemps détourné en « Can’t Find Petroleum » (« incapable de trouver du pétrole ») à l’assaut d’Elf, le fer de lance de l’indépendance énergétique française ? Comment pouvait-il concevoir que le patron de Total, qui a fait ses premières armes avec lui, au sein du cabinet de René Monory, le ministre de l’Economie de Valéry Giscard d’Estaing, lancerait une offre publique d’échange hostile ? Aujourd’hui, entre l’ex-inspecteur des Finances Jaffré, qui lutte depuis six ans chez Elf, et l’ingénieur des Mines Desmarest, au parcours sans faute, la guerre est totale.

Lorsqu’il est nommé à l’été 93, Philippe Jaffré n’imagine pas que la présidence d’Elf sera son chemin de croix. Patron du Crédit agricole, il sait que le Premier ministre Edouard Balladur, dont il est l’un des chevau-légers dans les affaires, va lui confier les rênes d’une grande entreprise publique. Jaffré, surnommé « MacIntosh » pour son intelligence fulgurante et sa manie de tout consigner sur un ordinateur, s’est préparé pour le Crédit lyonnais. Surprise, Matignon lui propose Elf-Aquitaine. « Pendant quelques heures, j’ai hésité. Après tout je ne connaissais rien au pétrole, se souvient-il. Mais Elf cela ne se refuse pas. » Ainsi est Philippe Jaffré : sûr de sa force, toujours prêt à foncer. Droit dans l’obstacle. Première décision, première bévue. Jaffré va bombarder Geneviève Gomez, « directeur à la présidence ». La nomination de cette femme, responsable des déboires immobiliers de la banque Indosuez, au fauteuil du numéro 2 est une véritable provocation pour les cadres dirigeants du groupe. Esprit vif, mais froid, style cassant, Jaffré se met vite à dos une partie de ses collaborateurs et de ses salariés. Une lettre de protestation signée par 14 cadres du groupe atterrira même à l’Elysée !

Qu’importe, le nouveau PDG a d’autres chats à fouetter. Pendant six ans, il va s’appliquer à solder les comptes de l’ère Le Floch-Prigent. Convaincu qu’il faut faire toute la lumière sur les détournements de fonds dont Elf a été victime, il se porte partie civile contre son prédécesseur. Puis il analyse méthodiquement les choix stratégiques hasardeux de Le Floch qui ont fait bondir le ratio d’endettement du groupe de 14% à 49%. Une à une, les participations jugées non stratégiques (plus de 15 milliards de francs au total !) seront liquidées, les investissements douteux abandonnés, les coûts resserrés, les hommes de Le Floch remerciés. Jaffré réduit aussi le train de vie de la présidence. Les comptes d’Elf sont nettoyés à grandes eaux.

Chez Total, au contraire, l’arrivée de Thierry Desmarest s’effectue en douceur. Quand il s’installe dans le fauteuil présidentiel, au 30e étage de la tour Total, en 1995, le nouveau PDG est déjà un pétrolier accompli. Il a derrière lui quinze ans de baroud : de la filiale algérienne - une vrai poudrière - à l’Amérique du Sud jusqu’à la direction prestigieuse de la branche exploration-production, le saint des saints des compagnies pétrolières. C’est là que Serge Tchuruk, en partance pour Alcatel, a décelé derrière le visage de beau gosse et la mèche bien peignée le professionnalisme et la froide détermination. « Ce gars-là doit me succéder », préconise-t-il. La consigne passe sans mal auprès de l’encadrement, fatigué des légendaires coups de sang de Tchuruk et des intrigues de sa garde rapprochée. Ils préfèrent le style Desmarest, plus enclin à froncer les sourcils, qu’à élever la voix.


Pascal Sittler - REA

Chez Elf, Philippe Jaffré, lui, passe en force. Mais sa politique commence à payer. Le prix de revient du baril est ramené de 14 à 10 dollars en cinq ans. Chaque branche a revu ses méthodes de travail. Le recentrage du groupe est salué par la Bourse : le cours d’Elf-Aquitaine, privatisé en 1994, a progressé de 170% en cinq ans (Total fait à peine mieux). Mais des doutes commencent à poindre sur les talents d’industriel de Jaffré. Gestion trop financière ? Stratégie de développement trop frileuse ? Depuis six ans, Elf n’a réalisé aucune acquisition. « Nous avons privilégié la croissance interne, explique-t-on aujourd’hui au siège. Elf s’est concentré sur des zones de production à très fort potentiel plutôt que sur beaucoup de petits gisements à faible rentabilité. » Une tactique payante en Angola, où la compagnie a mis la main sur les fameux « éléphants » du bloc 17, ces gisements colossaux qui devraient fournir au minimum 3 milliards de barils ! « Idem dans le golfe du Mexique, souligne Pierre Terzian, directeur de la revue “Pétrostratégies”, où les forages en offshore profond devraient donner de bons résultats dans quelques années. » N’empêche ! Elf reste encore largement tributaire de l’Afrique (60% de ses réserves) et de l’Europe du Nord. Absent en Algérie, peu présent au Moyen-Orient, le groupe ne s’est pas non plus beaucoup développé dans le gaz, dont la consommation augmente pourtant plus vite que le pétrole. Pis ! Jaffré a manqué le casse du siècle : rapprocher Sanofi, sa filiale pharmaceutique, de Rhône-Poulenc en difficulté, puis sortir avec profit du nouvel ensemble. Soucieux de conserver Sanofi très rentable, il refuse cette opération, qui risque de froisser son ami Jean-René Fourtou, le patron de Rhône-Poulenc. Un an plus tard, Sanofi sera rapproché de Synthélabo. Mais Elf a laissé passer un joli pactole, qui lui aurait permis de lancer lui-même un raid sur Total.

L’image de Jaffré n’est pas bonne. Mais le vrai dur au visage d’ange, c’est Desmarets. Son intelligence ? Jouer sur sa taille de nain pour se faufiler entre les jambes des géants de l’or noir. A l’automne 1997, il n’hésite pas à braver l’embargo américain sur l’Iran en misant 2 milliards de dollars sur un contrat gazier au pays des ayatollahs. Il débarque même à Téhéran avec pour seuls associés deux parias de l’échiquier pétrolier, le russe Gazprom et le malaisien Petronas. Les « majors » s’étranglent de jalousie. Elf mettra deux ans pour prendre pied en Iran. « A l’époque, j’avais pourtant contacté toutes les grandes compagnies européennes. Mais, curieusement, aucune n’avait alors osé franchir le pas », observe Desmarest faussement ingénu. Le pari iranien déclenche la colère des Américains. Mais ils ne peuvent pas appliquer leurs menaces de sanctions. Prudent, le PDG s’était délesté des maigres actifs qu’il détenait aux Etats-Unis.

Mais le coup décisif de Desmarest, c’est la prise de contrôle du belge Pétrofina, en décembre 1998. Total avait étudié une première fois le dossier au printemps. Les négociations avaient achoppé sur le prix demandé par le milliardaire Albert Frère, le principal actionnaire. Lorsque Jaffré se lance à son tour, il se croit seul en piste et ergote sur le prix. « Une erreur stratégique doublée d’une maladresse psychologique, observe cruellement un bon connaisseur du dossier. On ne traite pas un self-made-man comme Frère avec des manières de petit marquis. » Desmarest, conseillé par les banquiers d’affaires du Crédit suisse-First Boston, très proches de Frère, revient à l’attaque et emporte le morceau pour 76 milliards de francs, réglé en actions Total. Cette fois, il n’hésite pas à passer à la caisse. « Il a payé beaucoup trop cher », explique-t-on chez Elf. Mais, pour la première fois, le groupe se fait dépasser par Total, qui devient la première entreprise française.

Cette offensive ratée va peser lourd dans l’avenir d’Elf. En mai dernier, l’occasion de réagir se présente. Le pétrolier norvégien Saga, victime d’une attaque boursière, appelle Elf à la rescousse. Sans succès. « Difficile pour autant de le blâmer, tempère Pierre Terzian. Elf s’est heurté au nationalisme norvégien et à un prix beaucoup trop élevé. » Pour Jaffré, cet échec intervient au pire moment. Depuis trois mois, la compagnie affronte un des conflits sociaux les plus durs de son histoire. Le patron d’Elf veut réduire les effectifs de sa branche exploration-production en supprimant 1 320 postes, basés pour la plupart dans le Béarn. Cette réforme annoncée à Londres devant des analystes financiers met le feu aux poudres. Manifestations, grèves, paralysie du système informatique, la guerre est déclarée avec les salariés. « C’est sans doute la plus grosse erreur de Jaffré, analyse Pierre Terzian. Depuis son arrivée, il a trop mis l’accent sur les sacrifices, sans jamais dire à ses salariés combien de temps cela allait durer, ni ce qu’ils pourraient en retirer. Aujourd’hui, c’est l’ensemble du groupe, déjà déstabilisé par la tempête judiciaire, qui est démotivé, alors que fondamentalement Elf se porte plutôt bien. »

Le piteux état psychologique des troupes d’Elf n’échappe pas aux hommes de Total. « Le personnel de la “cible” est mûr pour une nouvelle aventure », analysent les dirigeants. Pourtant Thierry Desmarest continue à voir Jaffré : tous les deux mois, depuis quatre ans, l’un des deux patrons traverse le parvis de la Défense et vient déjeuner chez l’autre. On parle « intérêts communs », du prix de l’essence à la pompe, de la ligne de conduite à adopter dans tel ou tel pays à risque... Jusqu’au jour où Desmarest évoque une fusion. Au printemps dernier, le patron de Total se fait plus pressant : « Il est temps d’étudier notre rapprochement. » Refus du patron d’Elf : « Fusionner serait aller à l’échec, les cultures de nos deux maisons sont trop différentes pour permettre aux équipes de travailler ensemble. » Jaffré craint une attaque-surprise. Il a des contacts avec les anglo-néerlandais de Shell et les italiens de l’ENI. Leur écho résonne jusqu’à la tour voisine de Total. « C’était le moment où jamais de monter à l’assaut, confie un financier. Jusqu’au bout nous avons craint que Jaffré, paniqué, se jette dans les bras d’un concurrent. »

Le moment de l’offensive est bien choisi. Dans deux ans, Elf vaudra beaucoup plus cher, car le groupe commencera à recueillir les fruits de ses nouveaux gisements et sa production fera un bond de 20%. Un cauchemar pour Philippe Jaffré, bien décidé à empêcher Desmarest de ramasser à sa place ses premiers lauriers de capitaine d’industrie.

MATTHIEU CROISSANDEAU et OLIVIER TOSCER
otoscer@nouvelobs.com

L’OR NOIR EN FUSION

Le jeu des fusions continuera jusqu’à ce que les autorités de la concurrence sifflent la fin de la partie », affirmait il y a huit mois Thierry Desmarest. Le patron de Total caressait-il déjà le projet de s’emparer de son concurrent français Elf ? En tout cas, les Français ne pouvaient rester immobiles dans le bal des fusions qui a secoué l’industrie pétrolière anglo-saxonne, après une quinzaine d’années de relative stabilité. En août 1998, le britannique BP annonce son mariage avec l’américain Amoco pour un peu moins de 300 milliards de francs. Quelques mois plus tard, en décembre, Exxon reprend Mobil pour plus de 460 milliards de francs. Les deux plus importantes sociétés issues de l’ex-Standard Oil de John D. Rockefeller, démantelée en 1911 par les autorités antitrust américaines, s’installent à la première place mondiale. Et le bal continue : Total prend le contrôle du belge Petrofina en décembre 1998 et double Elf, tandis que BP reprend en mars Arco, une autre société américaine, et relègue l’anglo-néerlandais Shell à la troisième place.
Pourquoi les géants de l’or noir éprouvent-ils le besoin de devenir des mammouths ? « Les sociétés ont taillé dans leurs coûts depuis dix ans, explique un expert. Elles ne peuvent aller beaucoup plus loin. Elles fusionnent pour les réduire encore et rechercher des économies d’échelle. » BP-Amoco ont prévu de supprimer 6 000 emplois, Exxon 9 000, soit chacun plus de 6% de leurs effectifs. Le patron de Total envisage au moins 4 000 suppressions de postes, soit 3% de l’effectif total, « sans licenciement », assure-t-il.
Mais la réduction des coûts n’est pas le seul moteur de ces fusions. Depuis le choc pétrolier de 1973, le marché pétrolier a beaucoup changé. Les pays de l’Opep ne contrôlent plus que 40% de l’offre. De nouveaux producteurs sont apparus en Afrique ou en mer du Nord. Les majors de l’or noir se livrent désormais une concurrence féroce pour la conquête de nouveaux gisements. Il faut être capable d’investir plusieurs milliards de dollars. Et seuls les très gros pourront prendre ces paris risqués. Tous lorgnent vers la Chine, nouvel eldorado, dont la demande de pétrole devrait exploser. Et ils se préparent à affronter la concurrence des compagnies nationales des pays producteurs, qui ne se contentent plus de vivre de leur rente pétrolière et veulent sortir de leurs frontières. Signe des temps : Total investit en Iran avec les sociétés nationales russes et malaisiennes. Enfin, les pétroliers doivent investir pour moderniser leurs raffineries et fournir des produits de meilleure qualité, tout en respectant des critères plus stricts en matière d’environnement.

T. Ph.


Nouvel Observateur - N°1809


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