Le Monde

 
L'offensive d'Elf sur TotalFina provoque le scepticisme

Le Monde, mardi 20 juillet
Philippe Jaffré, le président d'Elf, a tenté de convaincre, lundi 19 juillet, les marchés financiers de la pertinence de son offre publique d'échange (OPE) sur TotalFina. L'ACTION Elf baissait, mardi matin, de 0,46 % à 172,7 euros et celle de TotalFina reculait de 1,14 % à 130,3 euros. À LONDRES, les analystes jugent trop ambitieuses les synergies annuelles de 2,5 milliards d'euros sur trois ans contenues dans le plan de M. Jaffré. LA SÉPARATION des activités pétrolières et chimiques est peu appréciée en raison de la décote frappant actuellement la chimie. TOTALFINA se félicite que « le président d'Elf Aquitaine reconnaisse maintenant l'intérêt du rapprochement des deux groupes pétroliers ». LES SYNDICATS condamnent la contre-offre d'Elf Aquitaine. LE PRIX DU BARIL est au plus haut depuis vingt mois, à plus de 19 dollars.

Joël Morio et Marc Roche à Londres
C'EST devant une centaine d'analystes financiers et de journalistes que Philippe Jaffré, le président d'Elf, a détaillé lundi 19 juillet son offre publique d'échange (OPE) lancée un peu plus tôt dans la matinée ( Le Monde du 20 juillet). Tout au long de sa présentation, il a martelé la supériorité de son projet sur celui de son concurrent. L'enjeu était énorme.
S'il ne parvenait pas à convaincre les investisseurs, le cours d'Elf risquait de baisser fortement. Le pire semble avoir été évité. Lundi, l'action Elf a terminé la séance en baisse de 1,42 %. Pour autant, la partie est loin d'être gagnée. Le titre TotalFina ne s'est apprécié que de 1,15 % pour terminer à 131,8 euros : on est loin de la valorisation implicite de 143,6 euros, telle qu'elle ressort de l'offre d'Elf.

A Londres, qui a vécu récemment la fusion British Petroleum avec Amoco puis avec Arco, l'OPE d'Elf a été accueillie avec réserve. Peter Hitchens, analyste de la charge William de Broe, estime qu' « à première vue, la contre-offre d'Elf ne manque pas d'intérêt : davantage de synergies, un groupe recentré sur son métier de départ et un élément cash dans la transaction ». Mais il juge l'offre de TotalFina « plus intéressante ». Les synergies annuelles promises par TotalFina qui s'élèvent à 1,2 milliard d'euros sur trois ans – contre 2,5 milliards pour l'offre d'Elf – lui semblent « plus raisonnables que celles d'Elf, trop optimistes ». « Je vois mal comment Elf peut parvenir à atteindre son objectif de réduction des coûts quand on connaît le militantisme de ses syndicats », renchérit Derek Banber, directeur de la rédaction du Petroleum Economist. Il trouve TotalFina « très dynamique sur le plan commercial ». « Même dans le raffinage, Total a su mettre en place des joint- ventures pour réduire les surcapacités existantes », commente-t-il .
La séparation des activités pétrolières et chimiques est mal vue dans la City en raison de la décote qui frappe actuellement l'activité chimique, peu rentable. Un analyste de la Deutsche Bank à Londres, J. J. Trainer, estime que « la proposition d'Elf de séparer la chimie va créer la quatrième major mondiale mais il s'agira d'une compagnie pétrolière réduite à la production-raffinage. A première vue, les marchés sont plus à l'aise avec une compagnie intégrée production- distribution-raffinage et pétrochimie prévue dans le projet TotalFina ».

D'une manière générale, les Anglais, toujours surpris par la conduite des affaires à la française, se montrent perplexes sur la réaction d'Elf. « Cette contre-offensive est surprenante dans la mesure où la City avait l'impression que le gouvernement français avait donné sa bénédiction à TotalFina », s'étonne M. Banber . « Il s'agit d'une tentative désespérée d'Elf pour rester le bras séculier en Afrique du ministère français des affaires étrangères », critique sévèrement un analyste qui souhaite rester anonyme.

AU PIED DU MUR

A Paris, les réactions sont tout aussi réservées. « Je ne comprends pas comment avec les mêmes actifs, Elf parvient à doubler le montant des synergies annuelles. Je m'interroge également sur la pertinence de la séparation des activités chimiques et pétrolières alors qu'il existe des synergies entre le raffinage et la chimie », réagit une analyste. D'autres ironisent : « Il est cocasse que M. Jaffré se convertisse en adepte d'une fusion entre Elf et Total après l'avoir combattue ces dernières années. »

Une partie de la communauté boursière pense que le patron d'Elf était au pied du mur et se devait de réagir, mais que le montage concocté par ses banques d'affaires n'est pas séduisant. « M. Jaffré n'a pas été convaincant sur le plan industriel. Rien ne prouve que l'on valorise mieux une entreprise centrée sur le pétrole et le raffinage. Quant à la future société chimique, elle risque d'être un véritable fourre-tout où cohabitent des métiers qui n'ont pas grand-chose en commun », s'inquiète un analyste. Même le complément en cash de 13,4 milliards d'euros, versé aux actionnaires de TotalFina qui apporteraient leurs titres, ne trouve pas grâce à ses yeux : « Beaucoup sont aussi présents au capital d'Elf. c'est de l'argent que l'on prend d'une poche pour la mettre dans l'autre. »

TotalFina, dans un communiqué, « constate qu'après en avoir rejeté le principe, puis le projet, le président d'Elf-Aquitaine reconnaît maintenant l'intérêt du rapprochement des deux groupes pétroliers ». La compagnie franco-belge prévoit de réunir « dans les jours à venir » un conseil d'administration pour examiner l'offre d'Elf. Alors que M. Jaffré a dénoncé le caractère hostile de l'OPE de Total, la direction de TotalFina rappelle « qu'elle réalisera son projet industriel en rassemblant les équipes de direction des deux sociétés ».

Les syndicats CGT et CFTC d'Elf ont condamné, lundi, la contre-offre de leur groupe tandis que la Fédération CFDT l'a jugée « surprenante ». Christian Albanès, coordinateur CGT d'Elf, redoute « 3 000 à 4 000 suppressions d'emplois en France ». Michel Aguer, secrétaire général CGT, estime que « dans les batailles boursières, les cadavres, ce sont les emplois ».

Reste un dernier acteur dans cette bataille : l'Etat, qui dispose d'une golden share dans Elf qui lui permet de s'opposer à tout projet qu'il jugerait non conforme à l'intérêt national. M. Jaffré, qui a contacté dimanche soir Bercy et Matignon, a affirmé que son projet ne mettait pas en cause « les intérêts nationaux et en particulier l'approvisionnement pétrolier de la France ». A l'annonce de l'offre de Total, Bercy avait exprimé sa satisfaction de voir se constituer le quatrième groupe pétrolier mondial grâce au rapprochement des deux compagnies françaises. Sa position reste la même. Le gouvernement devra aussi donner son agrément fiscal pour la scission des activités chimiques et pétrolières. Sinon les nouvelles sociétés risqueraient de payer un impôt sur les plus-values qui diminuerait l'intérêt de cette opération.