La valeur et
l'argent
par Jean-Paul Fitoussi (pour Le Monde)
« Mon objectif est
la création de valeur pour l'actionnaire », tel est le
leitmotiv des chefs d'entreprise aujourd'hui.
Je n'avais pas prêté attention au dévoiement des mots. Il ne
s'agissait, pensais-je, que d'une mode éphémère qui
n'influerait pas sur les rapports sociaux. Après tout, depuis
que le monde est monde, les hommes s'agitent pour créer de la
valeur. Que la création de valeur apparaisse comme le but ultime
de l'activité d'une entreprise n'avait donc rien de quoi
étonner. C'est vrai, on peut dire cela, comme on peut dire bien
autre chose, par exemple que l'esprit d'entreprise a pour
motivation le profit. La nouvelle expression n'était qu'une
simple extension du langage politiquement correct au domaine de
l'économie. Créer de la valeur, on en conviendra, semble a
priori une activité plus noble que faire du profit. Semble,
parce que les économistes n'ont en aucune manière une acception
péjorative du terme profit. Ce dernier est la récompense de
l'esprit d'entreprise, la rémunération de l'entrepreneur au
sens de Joseph Schumpeter, c'est-à-dire de l'agent chargé de
l'innovation et du processus de destruction créatrice qui
s'ensuit.
UNE CHOSE SÉRIEUSE
Mais l'insistance, dans les discours, dans les rapports aux
assemblées générales, dans la communication, sur l'expression
« création de valeur » finit par me mettre la puce à
l'oreille. Fait aggravant, plusieurs de mes amis l'utilisaient
sans états d'âme. Je n'avais que deux attitudes possibles :
puisque l'expression, pour quelque raison non encore consciente,
me déplaisait, il suffisait que je ne m'en serve point, comme
cela est le cas de nombreuses expressions, telle « quelque part
» qui à un moment fit florès ; ou bien il y avait vraiment
anguille sous roche, et je devais tenter d'expliciter davantage
mon malaise devant cette soudaine intrusion d'un concept
fondamental de la science économique dans le langage courant.
Car la question de la valeur est chose sérieuse pour les
économistes ; elle est au coeur des contributions des plus
grands d'entre eux : Adam Smith, Ricardo, Karl Marx, John Hicks,
Gérard Debreu, etc. Un minimum de précaution est nécessaire
lorsque l'on souhaite l'utiliser. Ce qui donne de la valeur aux
choses, c'est la quantité de travail qui y est incorporée,
réponse classique, ou l'utilité qu'elles représentent pour les
consommateurs, réponse néo-classique. Tout geste de l'homme
dans le domaine économique lato sensu a pour objet de créer de
la valeur. Ainsi en est-il de l'étudiant, qui apprend et dont le
savoir permettra par la suite de faire progresser les méthodes
d'organisation et les processus de production ; du fonctionnaire,
qui produit un bien public désiré par l'ensemble des citoyens ;
de l'entrepreneur, qui combine travail et capital pour produire
un bien utile pour les consommateurs ; du chercheur, dont les
travaux permettront d'accroître la productivité future ou de
fournir un nouveau service à la société ; du romancier, dont
les écrits feront rêver les lecteurs ; etc.
D'où vient donc cette appropriation par les PDG de société
d'un terme générique qui décrit l'activité humaine dans
l'ordre économique ? C'est qu'il entretient la confusion entre
la création de valeur, activité noble s'il en est, et la
captation de la valeur, une fois créée, qui l'est beaucoup
moins. Il est évidemment souhaitable que la société dans son
ensemble crée la plus grande valeur possible. Mais tout aussi
importante est la question de la répartition de cette valeur
entre les catégories sociales qui ont contribué à la créer.
La production et la répartition ne sont pas, cependant, des
opérations indépendantes. Une répartition inéquitable ou
ressentie comme telle peut désinciter à la création de valeur.
Or le discours des entrepreneurs consiste à promettre aux
actionnaires la plus grande création de valeur pour eux.
L'objectif avoué est donc de faire en sorte que ces derniers
puissent capter à leur profit la part la plus importante de la
valeur créée par l'activité d'entreprise, dont l'un des
moteurs principaux est le travail des salariés. (Il fut un temps
où l'on se préoccupait de la juste répartition des fruits de
la croissance entre les différents acteurs, mais il faut
convenir qu'il semble lointain.) Or il peut arriver que la «
création de valeur pour les actionnaires » repose sur une
destruction de valeur pour la société. Ainsi en est-il des
programmes de licenciement ou de mise à la retraite anticipée
lorsqu'ils contribuent à accroître la valeur des actions, alors
même que leur motivation est à court terme.
GLISSEMENT SÉMANTIQUE
Il n'y aurait rien à redire à de tels programmes s'ils
suscitaient une élévation de la productivité de long terme de
l'entreprise. Mais on a constaté que tel n'était pas toujours
le cas. Fréquemment, ils conduisent l'entreprise à se priver de
compétences rares et spécifiques, ce qui peut certes accroître
la rentabilité immédiate, mais aux dépens de la rentabilité
future. En certains cas donc, la valeur de l'action augmente en
conséquence d'un désinvestissement et d'une augmentation du
coût pour la société, c'est-à-dire d'une destruction de
valeur au vrai sens du terme. Ainsi en est-il généralement
lorsque la réduction de coût sur laquelle repose la
valorisation de l'action procède d'une réduction de
l'investissement fondée sur des considérations à court terme.
Ce glissement sémantique, cette confusion entre les concepts de
création et de captation de valeur ne sont pas fortuits et
reflètent une évolution inquiétante de nos sociétés. A
l'origine se trouve une préoccupation légitime, celle de la
gouvernance des entreprises : comment équilibrer le pouvoir des
dirigeants d'entreprise et celui des actionnaires ? Mais on est
passé en la matière d'un extrême à l'autre : un trop grand
affaiblissement du chef d'entreprise, un accroissement trop
important du pouvoir des actionnaires. Or il peut exister un
conflit entre l'intérêt de l'un et celui des autres. Celui du
chef d'entreprise s'exerce normalement à long terme et commande
les opérations d'investissement, de recherche et développement
et de formation du capital humain.
Celui des actionnaires est légitimement de court terme : assurer
le meilleur rendement d'un portefeuille de titres. Il n'entre pas
dans leur objectif d'assurer la « soutenabilité » des
rendements des titres divers qui composent leur portefeuille. Ils
sont certes formellement des associés, mais leur sort n'est pas
lié, de fait, au devenir lointain des entreprises. La liquidité
du marché fait qu'ils peuvent passer d'un titre à l'autre avec
d'autant plus d'inconstance qu'elle sert leurs intérêts.
Il faut donc appeler un chat un chat : la « création de valeur
pour les actionnaires » est synonyme d'une augmentation de la
rente qui leur est servie. Or la rente n'a rien à voir avec la
création : elle consiste au contraire à détourner à son
profit la valeur créée par d'autres. Les chefs d'entreprise
sont contraints de faire contre mauvaise fortune bon coeur, car
ils savent que les exigences de rendement de leurs bailleurs de
fonds s'assimilent parfois à une prédation aux dépens des
entreprises.
Pour des raisons à la fois éthiques et scientifiques, je
propose donc que l'on évite d'utiliser l'expression création de
valeur lorsqu'il s'agit de désigner l'activité qui consiste de
façon contrainte, et parfois désespérée, à accroître la
rente servie aux détenteurs du capital financier.
Jean-Paul Fitoussi pour 0123