LE MONDE : Dimanche 30/05/1999
Le nouveau coup d'éclat des salariés d'Elf
Dominique Gallois et Alexandre Garcia
MONSIEUR LE PRÉSIDENT, comment pouvez- vous ignorer un conflit sans précédent qui dure depuis maintenant huit semaines sur Lacq, Paris et Pau ? Où est le dialogue social qui s'inscrivait dans notre culture d'entreprise ?" Vendredi 28 mai, sur l'esplanade de la Défense, au pied de la Grande Arche, Michèle Marroncles, déléguée syndicale centrale CFDT d'Elf Exploration production (Elf EP), lisait aux mille cinq cents manifestants la communication que l'intersyndicale espérait faire aux actionnaires d'Elf et, surtout, au PDG du groupe, Philippe Jaffré, lors de l'assemblée générale. "Monsieur le président, méditez le message impartial de Boileau : "On peut être un héros sans ravager la terre". A notre tour, nous vous disons : "On peut être un industriel sans ravager l'emploi"." Salué par un concert de pétards, cette déclaration donnait le signal d'entrée de tous les salariés actionnaires dans la salle de réunion. L'impatience était telle que les interventions suivantes des responsables nationaux (CGT, CFDT, FO, CGC et CFTC), venus saluer l' "exemplarité du conflit" et la "justesse des revendications", ne furent pas écoutées.
Arrivés, pour huit cents d'entre eux, de Pau et de Lacq par train spécial, les manifestants entendaient jouer à plein leur rôle d'actionnaires salariés pour demander l'abandon du plan qui prévoit 1 320 suppressions d'emplois chez Elf EP. Le matin même, ils avaient obtenu leur première victoire, le tribunal de Pau ayant jugé irrecevable la demande de la direction d'évacuer le centre informatique. Arborant des tee -shirts barrés du sigle "Jaffreusement Elf", les Béarnais s'étaient ensuite retrouvés devant le siège du groupe à la Défense, pour accueillir d'autres grévistes, qui avaient organisé trois jours de course à pied pour rallier Paris.
En début d'après-midi, les premiers actionnaires salariés pénétraient dans la salle, dans le calme et "par lots de cinquante". Les vigiles, rapidement débordés, laissaient passer les ballons multicolores de la CFTC, les drapeaux rouges de la CGT, les cornes de brume. Sur les deux écrans encadrant l'estrade, des images de canoe-kayak rafraîchissaient l'atmosphère. Peine perdue. Dans les travées, les voix s'essayaient sur différents slogans, comme "de l'argent pour la région, pas pour les fonds de pension", ou "on va gagner". Le plus prisé fut sans conteste "Jaffré démission". Ce fut une véritable bronca lorsqu'après 15 heures, précédé par son conseil d'administration, l'équipe de direction entra dans la salle surchauffée... pour n'y rester qu'une minute. Devant son incapacité à se faire entendre - sa voix était couverte par les huées et les coups de sifflets stridents -, M. Jaffré décidait de suspendre l'assemblée. Il quittait l'estrade par une porte dérobée. Sous le regard médusé des petits actionnaires, une pluie de pétards, de gerbes d'eau et de rapports financiers, distribués à l'entrée de la salle, s'abattait sur l'estrade, tandis que des émanations repoussantes, issues de produits servant à odoriser le gaz, se propageaient dans les allées. La tribune, délaissée, était occupée par une banderole proclamant : "Elf Aquitaine : 8 milliards de bénéfices, 2 000 suppressions d'emplois. Non."
EXCUSES
La suspension de séance avait été prévue avant même la
tenue de l'assemblée. A l'entrée, chaque actionnaire était
prévenu que le traditionnel cocktail était
"exceptionnellement" supprimé. En compensation, le
montant du jeton de présence était doublé de 50 à 100 francs.
Dans un sac en plastique, chacun recevait l'allocution du PDG
présentant en préambule ses excuses. "A vrai dire, je ne
sais même pas si je pourrais prononcer ce discours devant vous
et si vous ne serez pas réduits seulement à le lire." Une
seconde feuille fournissait un numéro de téléphone à appeler
en cas d'annulation de la séance. Au bout du fil, une voix
informait de la tenue d'une nouvelle réunion le lendemain en
début d'après -midi. Le lieu n'était révélé que quelques
heures avant. Face à cette attitude, l'intersyndicale décidait
de "contester" en justice "la légitimité et la
validité" de cette assemblée générale.
Le droit d'occuper
Le président du tribunal de grande instance de Pau a débouté, vendredi 28 mai, la direction d'Elf, qui réclamait, avec le concours de la force publique, l'expulsion des grévistes occupant le centre informatique Jean-Féger.
Notant, entre autres, que les modalités de cette occupation avaient fait l'objet d'un protocole négocié avec la direction, le juge a considéré qu'Elf ne pouvait se plaindre d'un trouble "manifestement illicite", et qu'un tel argument revenait à remettre en question le droit de grève, la demande d'Elf ne pouvant plus "trouver de fondement que dans l'impossibilité pour elle de tirer profit du travail de ses salariés en grève, à l'exclusion de toute préoccupation de remise en état ou de conservation d'un patrimoine auquel elle réserve elle-même un avenir très incertain". Elf est également condamné à payer la somme globale de 6 000 francs aux dix-neuf salariés assignés. (Corresp.)