LE MONDE
26 mai 1999


Les contradictions des grévistes et actionnaires d'Elf


PAU de notre correspondante

En grève depuis plus d'un mois, les salariés d'Elf Aquitaine du centre Jean-Féger à Pau et de l'usine de Lacq protestent contre la politique du président du
groupe, Philippe Jaffré, qui tend à privilégier les seuls intérêts des actionnaires. Or ces salariés sont également actionnaires. Et la direction se flatte que
l'augmentation de capital réservée aux salariés à laquelle elle a procédé en avril a connu un joli succès. "Qui sont ces acheteurs ?, se demande un
syndicaliste CGT. Des cadres, en majorité ? En tant que membre du conseil de surveillance du plan-épargne du groupe, je n'ai jamais pu obtenir l'étude
sociale des salariés porteurs d'actions."

"Il m'est arrivé d'acheter des actions, admet Jean-Michel, salarié et gréviste d'Elf Exploration Production. Cela ne me dérange pas que le cours soit élevé, si
la direction mène une véritable politique industrielle. L'an dernier, l'action a grimpé alors qu'on avait trouvé du pétrole en Angola : je trouve cela normal. Mais
lorsqu'il s'agit de faire monter l'action par d'autres moyens et uniquement pour rémunérer les fonds de pension américains, cela me gêne."

"Cette année, je n'en ai quand même pas acheté ; mais je dois avoir dans les 1 000 actions, n'hésite pas à déclarer Albert Darribat, délégué CFTC à Jean
Féger. C'est un placement, et c'est parce que j'ai foi en l'entreprise. Par ailleurs, pour les salariés, le fait de posséder des actions, c'est aussi une façon
d'avoir un certain pouvoir. Il faudrait que nous en ayons davantage, pour ne pas être tributaires des actionnaires américains."

Un délégué CGT de l'usine de Lacq, Jean-Yves Lalanne, qui déclare n'avoir jamais acheté d'actions, note tout de même qu'il est actionnaire de fait, puisque
désormais, l'intéressement qui n'est pas retiré est automatiquement reconverti en actions, alors qu'auparavant la direction proposait d'autres placements.

APPEL À VOTER "NON"

Ce syndicaliste raconte que lors de la privatisation d'Elf Aquitaine, de nombreux salariés avaient fait preuve d'un "pragmatisme de base". Tout en manifestant
leur hostilité, ils déclaraient : "On lutte pour l'emploi, mais s'il y a une aubaine financière, on la saisira ; c'est toujours ça que ne prendront pas les requins."

Les associations d'actionnaires salariés ADIA et ASAP se sont officiellement prononcées contre la politique de Philippe Jaffré. L'ASAP a écrit à ses adhérents
pour leur demander de voter ou de faire voter "non" à toutes les résolutions qui seront présentées le 28 mai, jour de l'assemblée générale des actionnaires
du groupe.
Pour les concurrents, la seule question est de savoir si Elf participera à la recomposition du paysage pétrolier. Jusqu'à présent, le groupe est resté à l'écart des grandes maneuvres, privilégiant la compétitivité et la croissance interne, donnant même l'impression de ne pas être concerné par ces bouleversements. Est-ce le début d'un revirement ? En février, en présentant ses comptes, M. Jaffré a évoqué pour l'avenir " le temps d'une nouvelle forme de croissance ". Le retard pris par Elf s'est creusé en quelques mois. Il sera difficile à combler si le groupe ne réagit pas rapidement.

Marie-Claude Aristegui