LE MONDE / 13 Mai 1999

Après un mois de conflit, la mobilisation des " cybergrévistes " d'Elf reste intacte

Les grévistes d'Elf s'étaient préparés en commando pour envahir l'aérodrome de Pau-Pyrénées, mardi 11 mai. Mais il n'y eut besoin ni de pinces coupantes ni de manoeuvres osées. Les gendarmes ouvrirent eux-mêmes les portes aux centaines de salariés qui s'installèrent au milieu des pistes, paralysant le trafic aérien et pique-niquant dans la bonne humeur au milieu des drapeaux rouges. C'est que la grève des Elf à Pau est très populaire. Population, socioprofessionnels et élus, d'André Labarrère, maire PS de Pau, à François Bayrou, président UDF du conseil général des Pyrénées- Atlantiques, sont solidaires des 2 300 employés de la branche exploitation -production, en grève depuis un mois. Ils s'opposent aux projets de la direction du groupe pétrolier : un plan dit de performance prévoit un millier de suppressions d'emplois sur le site de Pau, avec 500 départs anticipés à la retraite et 500 emplois " externalisés ". Après avoir proposé de suspendre l'application de ce plan pendant un mois, la direction a décidé, devant le refus des salariés, de lancer la procédure en convoquant un comité central d'entreprise, le 2 juin. " Si c'étaient des sacrifices pour sauver l'entreprise, on pourrait discuter, mais là, pas question, c'est seulement pour augmenter les bénéfices en Bourse ", résume Florent Gil, employé depuis vingt ans au centre tout proche de Lacq dont la majorité des 1 400 salariés a rejoint ceux de Pau dans le conflit, ramenant la production de gaz de 9 millions de mètres cubes par jour à 3 millions. Eux aussi se sentent menacés : en 2008, en raison de l'épuisement du gisement de gaz, ils ne seront plus que 400. " C'est une mécanique infernale, confirme Jean-Yves Lalanne, secrétaire de la CGT de Lacq et membre de la commission exécutive confédérale. Le groupe Elf se porte bien mais, pour satisfaire les actionnaires, il faut un rendement de 15 % des capitaux employés. Il n'est que de 9,8 % actuellement. Alors on cogne sur la masse salariale pour faire grimper les actions. "

REVENUS SUPERIEURS
Malgré les engagements de la direction d'Elf de ne pas procéder à des licenciements secs et de veiller à ce que les postes de travail externalisés le soient à des conditions favorables, le personnel reste mobilisé. Chacun ici est convaincu que la notion d'externalisation cache soit " un mode de licenciement différé ", soit la perte du statut de salarié d'Elf, qui offre des revenus en moyenne 20 % supérieurs à ceux de la branche chimie. " La direction croyait que le mouvement allait pourrir, dit Robert Marco, élu CFDT. Elle a eu tort de spéculer sur un recul des salariés. Jaffré est un nul. " La grève est reconduite massivement en assemblée générale et à bulletin secret et rien ne semble devoir entamer l'unité syndicale entre la CGT, la CFDT, FO, la CFTC et la CGC.

Les salariés de Pau, en majorité des cadres, ingénieurs et techniciens, ne se caractérisaient pas jusque-là par une combativité sociale exceptionnelle, à la différence de ceux de Lacq, plus proches des traditions ouvrières. Ils se sentent aujourd'hui d'autant plus déterminés qu'ils croient avoir découvert le talon d'Achille du groupe : un bâtiment banal et gris du centre Jean-Feger, appelé bâtiment " Alpha ". Il abrite la salle informatique où se concentrent tous les serveurs et les systèmes de communication du groupe avec ses filiales à l'étranger. Ici se situe le cerveau pétrolier d'Elf. " C'est une grève d'un nouveau type et d'une très grande efficacité ", observe Michel Aguer, le secrétaire du syndicat CGT d'Elf Pau. L'action ne porte pas sur la production comme dans une grève traditionnelle mais sur la matière intellectuelle. Une " cybergrève " en quelque sorte : la chaîne informatique et le réseau de communication sont paralysés. Si elle nécessite un fort degré de mobilisation, elle est relativement simple à organiser et peu coûteuse pour les grévistes. " IMPARABLE " Deux heures de grève tournante suffisent à chacun pour participer à l'occupation : " On fait les 3 x 8 de l'occupation. " Le reste du temps, le salarié retourne à son poste de travail. Là, l'informatique étant bloquée, il n'a rien à y faire. " Deux heures de grève par jour, cela ne fait jamais qu'une semaine de salaire en moins par mois ", constate Michel Aguer. " On peut tenir longtemps ", estime Michel Carreras, le délégué FO. " C'est imparable ", disent les grévistes, heureux de se découvrir ensemble un esprit soixante-huitard. Les murs se couvrent d'affiches et de commentaires, on s'amuse à la " dératisation " - la disparitiondes souris des micro-ordinateurs -, on accable le président Jaffré de sarcasmes. Les nuits et les week-ends d'occupation ressemblent à des fêtes. Thérèse, Josy, Robert, Patrick, Brigitte, Claudine, Michel et les autres sont ravis : " C'est extra. On se retrouve entre trente et cinquante la nuit, on discute, on échange, on met en place des commissions pour faire des contre-propositions. Ca crée une fraternité que Jaffré ne pourra pas détruire. C'est une communion colossale. "
Vendredi 28 mai, ils monteront à Paris dans deux TGV loués spécialement pour l'assemblée générale des actionnaires du groupe Elf. Ils sont décidés à faire entendre leur logique, une logique de l'emploi à l'opposé de " la logique du fric ".  

JEAN-PAUL BESSET

REPORTAGE Le blocage, à Pau, d'un central informatique paralyse toujours le groupe