LIBERATION

 

TotalFina-ELF, un mariage bien doté

En lançant sa contre-offensive,Philippe Jaffré joue son
va-tout.

Par ALEXANDRA SCHWARTZBROD

Le mardi 20 juillet 1999


La voix n'a tremblé que sur les derniers mots. Les mots-clés. «A la fin, ce n'est pas aux présidents de décider. C'est aux actionnaires. [...] Le choix entre les deux projets sera le leur. Ils choisiront le meilleur.» Comme si Philippe Jaffré réalisait soudain, après une heure d'un discours martelé mot après mot d'une voix mécanique, l'ampleur du défi à relever.

Gonflé à bloc. En décidant de lancer une contre-offre publique sur son concurrent TotalFina (1), une première en France, pour riposter à l'offensive surprise lancée par ce dernier sur son groupe il y a deux semaines, le patron d'Elf n'a pas forcément choisi la facilité. Raide comme la justice, le visage impassible derrière ses petites lunettes rectangulaires, la cravate jaune pour donner la touche d'éclat nécessaire, gonflé à bloc par une batterie de conseillers en communication de crise dirigés par l'incontournable Michel Calzaroni - qui conseille aussi Claude Bébéar (Axa), Bernard Arnault (LVMH) ou Vincent Bolloré-,
l'homme s'est employé à répéter en boucle ce qu'il considère comme les principaux atouts de sa contre-offre: création de valeur (pour l'actionnaire, bien sûr, puisque c'est lui qui décidera en dernier ressort) et importance des économies réalisées grâce aux synergies. Deux atouts somme toute purement financiers... à l'image de cet inspecteur des Finances qu'est Philippe Jaffré.

«Une autre vision». Et comme s'il voulait précisément se défendre de personnaliser ainsi son projet, le patron d'Elf a cru bon de préciser que sa contre-offre sur TotalFina n'était «ni une réplique ni une surenchère, [mais] un autre projet fondé sur une autre vision». Ajoutant pour conjurer le sort: «Ce n'est pas une querelle de personnes» avec Thierry Desmarest, le patron de Total.

En réalité, ce qui se joue aujourd'hui dans la torpeur de l'été c'est une vraie querelle de pouvoir. Sur le fond du dossier, TotalFina et Elf sont exactement sur la même longueur d'onde: il faut fusionner les deux groupes. C'est là où Philippe Jaffré est dans une position inconfortable.

Il y a douze jours, en effet, le patron d'Elf n'avait pas de mots assez durs pour qualifier le projet de fusion proposé par TotalFina. «Miroitant et flou», générateur de surcapacités et de redondances, celui-ci n'était, en gros, ni fait ni à faire et il s'agissait pour Elf d'y résister de toutes ses forces pour rester indépendant.

Même ligne. Aujourd'hui, à quelques aménagements près, Philippe Jaffré ne propose pas autre chose que Thierry Desmarest. Même sur les suppressions d'emplois à prévoir en France (2 000), les deux hommes sont sur la même ligne. «La proie a accepté la logique du prédateur», analyse un expert. Le patron d'Elf suggère juste, une fois les deux groupes fusionnés, de créer deux entreprises distinctes, l'une dans le pétrole, l'autre dans la chimie, ce qui est un vrai pari sur l'avenir. En effet, seule l'expérience peut démontrer si ce schéma est viable ou non.

Constat.TotalFina n'a pas hésité à jouer de cette corde hier. Dans un communiqué, le groupe franco-belge a déclaré qu'il convoquerait une réunion de son conseil d'administration dans les prochains jours tout en se réjouissant de «constater qu'après en avoir rejeté le principe, puis le projet, le président d'Elf Aquitaine reconnaît maintenant l'intérêt du rapprochement
des deux groupes».

Les marchés financiers ont d'ailleurs réservé un accueil mitigé à la contre-offensive de Jaffré. Le titre Elf baissait hier tandis que celui de TotalFina grimpait. «Desmarest a un sourire jusqu'aux oreilles», confiait-on, moqueur, dans l'entourage de ce dernier. De l'avis de tous les experts, Jaffré s'est simplement mis en position de négocier d'égal à égal avec TotalFina.

Le groupe de Desmarest va-t-il bouger? Entre une surenchère et une troisième offre de conciliation, tout est encore possible.

(1) Elf propose trois actions Elf et 190 euros en cash pour cinq actions TotalFina, valorisant TotalFina à 50,3 milliards d'euros. Le 5 juillet, TotalFina offrait quatre actions pour trois actions Elf, valorisant Elf à 42 milliards d'euros.