LIBERATION


«Si je dois partir, Jaffré coulera avec moi»
A Pau, le raid hostile de Total réjouit les grévistes d'Elf.

Par MURIEL GREMILLET

Le jeudi 8 juillet 1999

 






Quelle riposte pour Elf? Philippe Jaffré n'a toujours pas convoqué le conseil d'administration d'Elf Aquitaine. Le PDG cherche à monter une contre-offensive avec ses banques-conseils: BNP, Goldman Sachs, Morgan Stanley et Lazard. Plusieurs hypothèses circulent sur les marchés: contre-OPA sur TotalFina, cession massive d'actifs pour verser un super-dividende, appel à un chevalier blanc. Ce dernier scénario devrait franchir l'obstacle de la golden share, qui permet au gouvernement de s'opposer à toute participation «contraire à l'intérêt national». Hasard du calendrier, le pdg préside ce matin le comité de groupe européen et répondra aux questions du personnel. H.N.

Pau envoyée spéciale

la cantine, un brouhaha assourdissant couvre le bruit des conversations. Dès qu'un membre de la direction d'Elf exploration-production entre au self de l'entreprise de Pau, il est accueilli par un concert de huées et de bruits de couverts frappés sur la table. Quatre-vingt-huit jours de grèves tournantes n'ont pas entamé la détermination des salariés. Malgré l'arrivée de l'été, les cols blancs ne se résignent pas aux 1 300 suppressions d'emploi prévues sur un effectif de 3 400 personnes.

Le «killer d'emplois». Et puis l'annonce lundi par Thierry Desmarest, le pdg de TotalFina du lancement d'une OPE sur Elf a agi comme un détonateur. A la cantine, dans les couloirs ou dans le local Alpha, le centre névralgique de l'entreprise, transformé en camp retranché par les grévistes, on ne parle que du départ éventuel de Philippe Jaffré. «Phil Jaffré, killer d'emplois», comme on le décrit sur les affiches placardées dans les couloirs. Ils sont nombreux à se réjouir de la déconvenue de celui qui est dépeint comme un financier froid, arrogant et surtout comme un anti-industriel dont la seule préoccupation est de faire «suer les actifs pour la veuve de San Diego». Philippe Jaffré cristallise le mécontentement du personnel de la branche exploration-production. Certains cadres d'Elf, suivis par la CGT et la CGC, sont prêts à jouer Total contre Elf, si l'OPE devait réussir. «Jaffré est un financier, pas un industriel, martèle Chantal Kadouch de la CGC. Desmarest au moins connaît le pétrole, il a un vrai projet industriel.» «Depuis des années nous n'avons plus de politique volontariste, détaille Jean Rancoules de la CGT. On ne prend plus de risques. Dans certains pays, on fore une fois et si ça ne donne rien on repart illico. Chez Total, ils insistent et trouvent des nouveaux gisements comme en Indonésie.»

Un cadre raconte même cette histoire : «Quand Philippe Jaffré est arrivé à la tête d'Elf, il a fallu lui expliquer que le pétrole ce n'est pas comme une usine de bière. ça ne coule pas tout de suite.» Il y a aussi la nostalgie Le Floch-Prigent : «Il était ce qu'il était, mais au moins on explorait. Un jour il disait, on va forer au Kazakhstan, le lendemain, on était en route. Les projets ne manquaient pas. Aujourd'hui, tout ce qui compte c'est la création de valeur pour les actionnaires.» L'offre de Thierry Desmarest fait à nouveau rêver les fondus de l'exploration de grands horizons. A tel point que des cadres supérieurs de l'entreprise, chargés d'un projet au Gabon, ont placardé dans leur service une affiche implorant «Desmarest à notre secours !»

Chasseur ou gibier. La CFDT s'avoue intéressée par l'offre de Total, «au moins pour les synergies d'entreprises», mais se méfie de son éventuel coût social. Et pas question de pleurer sur le sort de l'entreprise. «C'est désagréable d'être le gibier dans une affaire comme celle-là, concède un responsable, mais que Jaffré ne s'avise pas d'en appeler à l'union sacrée des salariés contre le chasseur. Après ce qu'il nous a fait, pas question de bouger.» L'intersyndicale d'Elf EP espère surtout que l'OPE soudaine de Total pousse la direction à suspendre son plan et les licenciements. D'autres se refusent toutefois à voir un sauveur dans le patron de Total : «Jaffré, Desmarest, même combat», martèle Christian Carreras de FO. «Il faut se méfier des patrons au sourire trop clean.» Si FO refuse de se ranger derrière le président d'Elf, elle craint malgré tout les restructurations en cas de réussite liée à l'OPE de TotalFina. Accoudé au bar de la cafétéria, sous l'écran qui égrène les cours des titres Elf et donne la valeur des stock options maison en temps réel, il explique que cet écran est symbolique de la politique menée par l'entreprise. La CFTC, elle, pourrait se rallier à Philippe Jaffré s'il le demande. «Nous préférons être chasseurs et pas gibier, explique Thierry Gely, s'il faut défendre Elf, nous serons là.»

Une sorte de Mai 68. Les grévistes se préparaient donc à passer une nouvelle nuit dans le centre occupé. «Depuis trois mois, on vit une sorte de Mai 68, explique une gréviste, on se parle, l'ambiance est bonne.» Certains profiteront de leur temps de garde pour imaginer «quel coup va bien pouvoir faire Jaffré pour se défendre». Si tout cela devait mal finir, ils avouent qu'ils auront au moins une satisfaction : «Si je dois partir à cause de Total, je serai tranquille, Jaffré coulera avec moi.».