LIBERATION

L'OPE de TotalFina sur Elf

L'Afrique se réjouit de l'infortune de Jaffré

Le système «Elf-Africaine» se délite depuis plusieurs années.

Par STEPHEN SMITH

Le mercredi 7 juillet 1999

  Brazzaville envoyé spécial

Dans sa villa qui, presque deux ans après la fin de la guerre civile et son retour au pouvoir, lui sert encore de présidence provisoire, le général Denis Sassou N'Guesso ne dissimule pas ses sentiments. «Je suis de très près la tentative d'absorption que TotalFina a initiée contre Elf, déclare le chef de l'Etat congolais. La fusion des deux groupes serait pour nous une bonne nouvelle. Cela changerait beaucoup de choses.» Son entourage, plus cru, explique: «Elf veut avoir la peau du Président. Ils n'ont cessé de nous mettre des bâtons dans les roues. On serait bien contents qu'ils se fassent manger par Total.» Au Congo, l'un des fiefs d'où «Elf-Africaine» tire près des deux tiers de son pétrole, le régime souhaite ouvertement la disparition de l'ancien bras pétrolier de la France.

Au pouvoir pendant treize ans, de 1979 à 1992, le général Sassou N'Guesso, un militaire frotté de marxisme, avait pourtant longtemps vécu en cordiale entente avec Elf. Pendant son premier règne, la production était passée de 3 à 8 millions de tonnes de brut, faisant du Congo le «petit frère du Gabon», l'eldorado pétrolier voisin. Or, au début des années 90, la démocratisation et ses jeux compliqués sont passés par là. Elf s'est empêtré dans le soutien de rivaux, sans faire toujours le bon choix. Au Congo, entre 1992 et 1997, le groupe français a versé à Pascal Lissouba, le successeur régulièrement élu de Sassou N'Guesso, des royalties de l'ordre de 2 milliards de dollars, mais aussi 600 millions de dollars à titre d'avance «gagée» sur un pétrole pas encore sorti du sous-sol.

Cette pratique n'était pas nouvelle. Cependant, vainqueur en octobre 1997 d'une guerre civile que Pascal Lissouba avait déclenchée à l'approche d'une nouvelle élection présidentielle, Sassou N'Guesso dénonce, depuis son retour au pouvoir, la collusion entre le «pseudo-démocrate» et Elf, qui a endetté le Congo jusqu'en 2010. Il a déposé deux plaintes, à Paris et à Brazzaville, contre son prédécesseur, aujourd'hui exilé à Londres, qui aurait dilapidé les fonds pétroliers et utilisé les avances d'Elf pour acheter des armes. L'affaire est embarrassante pour le groupe français. Parfois sur simple mandat faxé depuis Brazzaville, l'argent a en effet transité par la très spéciale Banque française intercontinentale (Fiba), qu'Elf contrôle et dont les principaux actionnaires sont des responsables africains. Avec siège à Paris, la Fiba n'a que deux filiales: l'une au Congo, l'autre au Gabon...

Un Etat dans l'Etat. Longtemps l'instrument majeur de la présence française en Afrique, Elf a souvent été accusé d'être un «Etat dans l'Etat», sinon le «faiseur de rois» dans les pays pétroliers du continent. Mais, sur fond de pluralisme naissant au sud du Sahara, la privatisation du groupe en 1993 et, peut-être plus encore dans l'immédiat, le feuilleton judiciaire que Philippe Jaffré a enclenché en déposant plainte contre son prédécesseur à la tête d'Elf, Loïk Le Floch-Prigent, ont délité un système auparavant étanche. Lorsque au début de son quinquennat Pascal Lissouba avait fait des ouvertures à l'américain Occidental Petroleum (OXY), il fut vite ramené dans le giron français avec l'aide de Michel Roussin, alors ministre de la Coopération. Mais l'«assainissement» du groupe s'est arrêté à mi-chemin. Orphelin après la défaite de Balladur, qui l'avait nommé, Philippe Jaffré a coupé les ponts avec l'Etat français. En revanche, il n'a pas ôté à Elf son masque africain.

Le lendemain de l'entrée victorieuse de Sassou N'Guesso dans Brazzaville, le 15 octobre 1997, Philippe Jaffré s'est posé à bord d'un jet privé dans la capitale congolaise, transformée en champ de ruines par cinq mois de guerre civile. Il avait hâte de faire allégeance à l'ex-nouveau «chef» du Congo. Or celui-ci a voulu renégocier ce que Pascal Lissouba avait à ses yeux «bradé»: la part congolaise dans Hydro-Congo, société pétrolière nationale, et des champs en eau profonde pour lesquels Elf n'aurait versé que des «bonus ridicules». Or, en manque de moyens pour rasseoir son pouvoir, Sassou N'Guesso ne s'est jamais entendu avec le PDG d'Elf, dont la «froide arrogance» et le «culte du profit à court terme» sont pointés par ses partisans.

C'est tout un système qui est remis en question. Car Sassou N'Guesso est non seulement le beau-père d'Omar Bongo, le président du Gabon, mais aussi l'allié du régime angolais, qui a dépêché des troupes au Congo pour le ramener au pouvoir. Or le Gabon est la place forte traditionnelle d'Elf sur le continent, et l'Angola, où de prodigieuses découvertes en eau très profonde devraient faire décupler sa part de production d'ici à l'an 2005, est précisément appelé à devenir son fief le plus important. En se brouillant avec Brazzaville, Philippe Jaffré a donc pris le risque de fragiliser sa position dans le «triangle d'or» noir en Afrique centrale.

Fin du dégel. A Brazzaville, encore largement détruit, on commençait tout juste à remonter la façade vitrée de la tour Elf, le bâtiment le plus moderne de la capitale. Et la récente hausse du prix du pétrole avait mis un peu d'huile dans les relations grippées entre le groupe français et le général-Président. Celui-ci avait même autorisé, voici un mois, la réouverture de la succursale locale de la Fiba. Mais le raid de Total interrompt ces premiers signes d'un dégel. Désormais, la Bourse décidera de la pérennité d'Elf au cœur du continent. «S'il n'y a plus entre nous que des relations mercantiles, résume un responsable congolais, autant traiter avec Total.».


«Il y a des raisons d'être satisfait
de ce rapprochement»

Christian Pierret, secrétaire d'Etat à l'Industrie, approuve l'opération.

Recueilli par HERVÉ NATHAN






«Dans le monde entier, il y a de formidables rapproche-ments entre pétroliers.»

Les grévistes d'Elf exploration-production, à Pau, dont le mouvement dure depuis trois mois, ont interrompu le processus de négociations, hier, en envahissant la salle où discutaient leurs représentants et la direction, et en retenant le directeur général d'Elf-EP, André Thébault. Le motif: les négociations seraient devenues inutiles du fait de l'hypothèque qui pèse sur l'avenir du groupe. Un aperçu de l'ambiance chez Elf après l'offre publique d'échange lancée par Thierry Desmarest, le PDG de TotalFina. Le patron d'Elf, Philippe Jaffré, est toujours à la recherche d'une riposte. Il réfléchit avec ses banquiers-conseils (Lazard) avant de réunir le conseil d'administration. Elf ne manque pas de moyens: le groupe dispose d'une trésorerie importante et de possibilités de cessions. Sa participation dans Sanofi-Synthélabo, par exemple, lui permettrait de mobiliser plusieurs dizaines de milliards de francs. Les pouvoirs publics le laisseront-ils faire? Hier, ils ont nettement indiqué leur préférence. Dominique Strauss-Kahn, sur RTL, s'est félicité de voir se constituer un champion pétrolier français. Christian Pierret, secrétaire d'Etat à l'Industrie, est, lui aussi, convaincu du bien-fondé de l'opération. Entretien.

Le gouvernement a décidé de ne pas s'opposer, comme il en a le pouvoir, à l'OPE de TotalFina sur Elf Aquitaine. Ne craignez-vous pas d'apparaître comme partisan?
Pas du tout. Le gouvernement n'a pas à prendre position pour ou contre telle ou telle opération de rachat entre deux entreprises. Il avait à vérifier que l'opération n'irait pas à l'encontre de l'intérêt national. Je rappelle que la golden share dont dispose l'Etat est destinée à garantir l'approvisionnement du pays en hydrocarbures.

Dominique Strauss-Kahn va plus loin: il juge que l'opération est «plutôt une bonne chose»?
Dans le monde entier, il y a de formidables rapprochements entre pétroliers. Il y a, en effet, des raisons d'être satisfait de voir se créer un groupe français en 4e position mondiale, avec des perspectives de synergies de d'1,2 milliard d'euros en trois ans. Tout cela est très positif.

C'est tout de même une offre hostile...
Il aurait, certes, été préférable que les choses se fassent autrement que par la voie d'une OPE. Mais Philippe Jaffré n'a pas voulu se laisser convaincre par Thierry Desmarest.

Robert Hue vous demande de refuser votre aval à l'opération tant qu'elle comportera 4 000 suppressions d'emplois, dont 2 000 en France.
Robert Hue a raison d'être vigilant sur la question de l'emploi. Le gouvernement l'est aussi. J'ai noté avec satisfaction l'engagement écrit de Thierry Desmarest de ne pas procéder par des licenciements secs, ni à des fermetures de raffineries.

Vous n'avez pas utilisé la «golden share» contre Total, le ferez-vous si un groupe européen vient au secours d'Elf?
Je n'ai pas l'habitude de me poser des questions qui ne sont pas d'actualité.