LIBERATION : Le samedi 29 et dimanche 30 mai 1999
Les ELF baillonnent Jaffré
Chahut des grévistes lors de l'AG des actionnaires vendredi.
Par ALEXANDRA SCHWARTZBROD
«A dire
vrai, je ne sais même pas si je pourrai
prononcer ce discours devant
vous...»
Le discours de Philippe Jaffré
imprimé sur un tract à la sortie de l'AG
A 15 heures pile, un sifflement strident s'élève de la foule
des tee-shirts blancs barrés d'un «Jaffreusement Elf»
rouge. C'est l'heure de l'assemblée générale des actionnaires
d'Elf, et la tribune, sur son fond bleu turquoise, reste
désespérément vide. Venus des différents sites du groupe
pétrolier, parfois en courant (45 salariés de Pau viennent
d'achever en trois jours une «course à pied pour l'emploi»),
plusieurs centaines d'actionnaires salariés se préparent à
hurler leur colère contre le plan de restructuration d'Elf
exploration-production (EP) annoncé en avril. Un plan qui
prévoit
1 320 suppressions d'emploi sur 2 820 postes, notamment dans le
Béarn (où les salariés en sont à leur 47e jour de grève
tournante), et que le patron, Philippe Jaffré, a maladroitement
justifié par la nécessité de «doubler les bénéfices en
cinq ans».
A 15 h 15, un grondement sourd parcourt la salle de la Grande
Arche de la Défense.
Les tee-shirts blancs, qui occupent les trois quarts des lieux,
se lèvent comme un seul homme, tapent des pieds et hurlent «Ja-ffré
dé-mission!». Le sol tremble, le bruit est assourdissant,
la chaleur écrasante. «Elf, l'énergie humaine», dit le
slogan affiché par la direction. La salle en fait une
démonstration éclatante.
Massés au fond de la salle, les petits actionnaires, des personnes âgées pour la plupart, se tassent sur leur siège, hébétés. «Je suis actionnaire depuis vingt-deux ans, confie un vieux monsieur. Là au moins, avec Jaffré, l'entreprise est bien gérée, ce n'est pas comme du temps de l'autre... Le Floch... avec lui c'était vraiment la pagaille...» Un autre hoche la tête: «C'était maladroit de la part de Jaffré d'annoncer son plan si près de l'assemblée générale, il aurait pu attendre un peu.»
Dans les rangs des manifestants, on est chauffé à blanc. «Ce conflit est souvent présenté comme un conflit régional», raconte Denis, sympathisant CFDT, «monté» de Pau dans la nuit, avec un millier d'autres, par un train financé par les collectivités locales. «Faux. Pour nous, c'est un conflit exemplaire qui témoigne d'un vrai problème de société: le règne de l'actionnaire au détriment du salarié. Si nous, nous ne nous mobilisons pas maintenant, demain, toutes les entreprises s'y mettront. On a un devoir citoyen...» Les manifestants sont d'autant plus remontés que le tribunal de grande instance de Pau vient de débouter la direction d'Elf EP qui avait demandé en référé l'expulsion de 19 grévistes occupant son site palois.
A 15 h 20, une mince silhouette se dirige vers la tribune, suivie d'une poignée d'autres, hésitantes. Philippe Jaffré et ses directeurs. La salle explose, hurle, siffle, tempête. Des pétards éclatent sur les hommes en costume. Jaffré prend la parole, inaudible: «L'assemblée est suspendue.» Le président d'Elf quitte la salle sous les huées et les papiers volants tandis que les petits vieux, apeurés, se ruent vers les portes. Les manifestants s'emparent de la tribune avec cette banderole: «Elf Aquitaine: 8 milliards de bénéfice, 2 000 suppressions d'emploi. Non.» A la sortie, des feuilles traînent sur les tables: le discours préparé par Jaffré. On peut y lire: «L'assemblée risque fort de ne pouvoir permettre les échanges intéressants qui sont de mise entre nous. A dire vrai, je ne sais même pas si je pourrai prononcer ce discours devant vous et si vous ne serez pas réduits à seulement le lire...» Philippe Jaffré le prononcera peut-être ce samedi, jour où l'AG a été reprogrammée. Cette fois, la direction du groupe garde secret, jusqu'au dernier moment, le lieu de la réunion. Espérant que la plupart des manifestants auront repris le train qui devait les ramener à Pau dans la soirée de vendredi.
LIBERATION : Le samedi 29 et dimanche 30 mai 1999
OPA norvégienne
Elf se propose de racheter le groupe Saga Petroleum.
Par ALEXANDRA SCHWARTZBROD
Souvent accusé de rester à l'écart du vaste mouvement de
restructurations qui, depuis deux ans, bouleverse le monde du
pétrole, le patron d'Elf a annoncé vendredi, au moment même
où il se préparait à une assemblée générale à haut risque
(lire ci-contre), qu'il déposait une offre en cash sur le groupe
privé norvégien Saga Petroleum. Cette offre, qui valorise le
groupe nordique à environ 13 milliards de francs, «est
supérieure de seulement 8% à celle formulée par les groupes
norvégiens Norsk Hydro et Statoil, mais nous n'avons pas
l'intention de faire bouger ce prix maintenant ou à l'avenir»,
a indiqué Philippe Jaffré devant la presse, en précisant qu'il
s'agissait d'une «offre amicale avec l'accord du management
de Saga, et nous espérons obtenir l'approbation des salariés de
la société même si des réorganisations importantes devront
être menées». Echaudé par la crise provoquée dans son
groupe par le plan de restructuration de ses activités
exploration-production, le patron d'Elf s'est bien gardé de
donner des détails sur d'éventuelles suppressions d'emploi chez
Saga.
Pour Elf, le grand intérêt de cette opération est de mettre la main sur les actifs en mer du Nord de Saga Petroleum, qui détient des réserves de brut estimées à près de 1,4 milliard de barils. Vendredi, à Londres, les experts pétroliers étaient sceptiques sur les chances de réussite de cette OPA en raison des difficultés politiques qu'elle soulève. «[...] le gouvernement norvégien risque de tout faire pour que Saga reste dans des mains norvégiennes», déclarait à l'AFP un expert de Paribas. Elf avait déjà tenté, en 1986, de prendre le contrôle de Saga. Mais l'opération avait échoué précisément en raison de l'hostilité suscitée en Norvège par le passage dans des mains étrangères d'un des fleurons du pays.
Depuis, le monde du pétrole a connu des fortunes diverses. La grave crise de ces dernières années, qui a vu le baril chuter en deçà de la barre des 10 dollars, a sans doute changé les états d'esprit. Les récentes fusions en témoignent: après BP et Amoco en août, les américains Exxon et Mobil ont annoncé leur rapprochement en décembre, au moment même où le français Total bouclait le rachat du belge Petrofina.