La grève contre le plan social se poursuit chez le pétrolier. Le gouvernement fait porter le chapeau au patron d'Elf Par ALEXANDRA SCHWARTZBROD Le jeudi 29 avril 1999 |
Après les
salariés, puis les salariés-actionnaires, voilà que le
gouvernement Jospin commence à tirer sur Philippe
Jaffré, le patron d'Elf. Alors que les grèves se
poursuivent sur deux sites du groupe pétrolier - le
centre d'exploration-production de Pau et l'usine de Lacq
- pour protester contre un plan de 1 320 suppressions
d'emplois, le secrétaire d'Etat à l'Industrie n'a pas
hésité hier à pointer du doigt les responsables du
blocage. «Les négociations actuelles n'ont pas assez
témoigné de la volonté d'une des parties de dialoguer
et d'avancer», a estimé Christian Pierret à
l'Assemblée nationale. Le groupe Elf a «une dette
envers le Béarn», a-t-il poursuivi, en précisant
que le gouvernement «souhaite que l'on suive l'idée
d'un véritable dialogue, constructif, patient, actif».
En langage diplomatique, cela signifie que la direction
d'Elf cumule les bévues et que son plan est plutôt
malvenu dans une région considérée comme le berceau
historique du groupe. Pour l'actionnaire. Il faut dire que Jaffré n'a guère mis la forme à son opération de réduction des coûts. Destiné à doubler les bénéfices du groupe, et donc à créer de la valeur pour l'actionnaire (la fameuse share-holder value), ce plan, baptisé «Performance», avait été évoqué pour la première fois à Londres le 18 mars. A des centaines de kilomètres des principaux concernés, qui ont moyennement apprécié. C'est ainsi que les grévistes de la branche exploration-production occupent depuis près de deux semaines les services informatiques de Pau et de La Défense. «Ce que l'on fait aujourd'hui, Total l'a fait à la fin des années 80, c'est vital pour rester compétitif», martèle-t-on au siège du groupe, où l'on insiste sur la nécessité, en ces temps de crise et de restructurations musclées, de changer la culture d'une entreprise qui vit encore avec l'idée «qu'elle est là pour approvisionner la France et que les prix du pétrole sont voués à grimper». Le fameux plan social devant être déposé fin mai,
la direction d'Elf mise sur un pourrissement du conflit
à l'occasion de l'été et refuse d'envisager tout
retour en arrière. Mais les salariés semblent avoir le
temps pour eux. Ils ont désormais le gouvernement aussi.
A Pau, les bonnes astuces pour «durer» Les cols blancs s'inventent une grève
qui leur coûte peu. |
«Avec notre système, on est en grève à quart de temps (deux heures par jour). On peut durer longtemps.» Un syndicaliste |
Pau envoyé spécial Les architectes adorent la symétrie. Ceux qui ont conçu le centre de la branche exploration-production d'Elf, dans la périphérie de Pau, seront sans doute étonnés de l'utilisation à laquelle peut donner lieu la division du bâtiment en deux ailes bien distinctes. Depuis bientôt trois semaines, on fait grève le matin dans l'aile gauche du bâtiment, et l'après-midi dans l'aile droite. Chacun des deux groupes a droit à son assemblée générale : à 11 h 30 à gauche, à 13 h 30 à droite. Evidemment, lorsque la moitié du personnel qui n'est pas en grève cherche à travailler, elle est un peu perturbée dans ses efforts par le débrayage de l'autre moitié. Et vice et versa. Comme quoi, dans une entreprise majoritairement composée de cadres et de techniciens, on a le sens de l'organisation. Bon tour. Pour corser le tout, l'intersyndicale joue sur les horaires «à la carte» dont jouissent les salariés depuis de nombreuses années. La présence au travail n'est vérifiée que pendant deux plages horaires de deux heures chacune, le matin et l'après-midi. C'est à ce moment que les salariés se déclarent grévistes. «Le reste du temps, on est en horaire libre», explique avec le sourire Daniel Gely de la CFTC. Les syndicalistes ne sont pas peu fiers du bon tour qu'ils jouent à la direction : «Avec ce système, on est en grève à quart de temps (deux heures par jour, ndlr). On peut durer longtemps.» De fait, difficile de savoir si tel ou tel est en grève ou en horaire libre. «Les premiers jours, la hiérarchie a essayé de meubler les plages de travail avec des réunions de service ou de formation. Mais on est vite arrivé au bout», explique un gréviste. Un membre du service des télécommunications avoue «être un peu en sous-emploi, lorsque je ne suis pas en grève». Et pour cause ! Les télécommunications sont coupées depuis le 12 avril avec l'occupation, dès le début du conflit, du bâtiment «Alpha». Sous ce nom de code se cache une construction en brique, légèrement à l'écart du bâtiment central. Elle abrite la puissance de calcul et les mémoires centrales de l'entreprise. Depuis, les filiales d'Elf de Norvège, du golfe de Guinée ou d'ailleurs ne peuvent plus recevoir de données ni envoyer les leurs. Les messageries sont muettes. Les échanges de fichiers administratifs, financiers ou commerciaux sont au point zéro. «On a surpris la direction, elle avait commencé une procédure de back up (sauvegarde, ndlr). Manque de chance, une panne de courant l'a retardée et nous avons avancé l'occupation de quatre jours sur les prévisions de la hiérarchie», explique un syndicaliste CFDT. Depuis, les équipes se relaient jour et nuit pour garder les lieux. Cent à deux cents personnes la journée et une trentaine la nuit. A l'intérieur, c'est la Sorbonne en 1968, s'enthousiasme Albert Darribat, syndicaliste CFTC. «On dort dans des duvets sur la moquette, mais la cuisine est soignée», avec, quelquefois, un civet de chevreuil apporté par un gréviste chasseur. Sur le Web. Les informaticiens constituent le gros des 500 «externalisés» projetés par la direction, avec les fonctions comptabilité, ressources humaines, gestion, paye... Au pied des Pyrénées, la perspective de travailler pour un sous-traitant n'est pas crédible. «Dans un an, Elf passera des appels d'offres. Si les entreprises qui ont repris du personnel d'Elf ne les emportent pas, ce sera l'ANPE, glisse un informaticien. Je préfère être licencié par Elf. Ce sera plus clair.» Les techniciens du pétrole, qui sont un peu les seigneurs du groupe, opinent. Selon eux, la direction devrait proposer un régime de préretraites, à 55 ans pour les cadres, 52 ans pour les techniciens. De quoi partir avec 80 % d'un salaire confortable. Mais tout le monde se retrouve pour condamner Philippe Jaffré et son «orthodoxie financière». Un argument que l'on retrouve sur le site web (1) baptisé «Elf Résistance» : ses animateurs anonymes veulent en faire une lieu de «critique de la pensée unique». Ils rêvent de créer des liens «avec les sites Internet de toutes les entreprises qui suppriment des emplois alors qu'elles engrangent des bénéfices». La semaine dernière, avec IBM Corbeil, l'actualité est venue leur donner raison. (1) perso.wanadoo.fr/elf-resistance |