28 Mai 1999 - POLITIQUE
Elf Aquitaine licencie
Reportage. Dans l'action depuis plusieurs semaines, les salariés
du groupe pétrolier s'interrogent sur l'Europe sociale qu'on
leur promet. mais que font les politiques ?
Lorsqu'un groupe réalisant de solides bénéfices décide de
supprimer plus d'un millier d'emplois est-il possible de modifier
ses choix et comment ?
De notre correspondant permanent.
Du haut de l'Arche entendront-ils les salariés ? Les
actionnaires d'Elf Aquitaine et le PDG se réunissent en
assemblée générale cet après-midi à La Défense. En bas sur
le parvis, ils seront plus d'un millier à crier leur refus des
réductions d'emplois dans la branche exploration-production.
Pour la plupart, des techniciens, des employés, des ingénieurs
venus en train spécial de Pau, du centre Jean-Féger et de
l'usine proche de Lacq. Ceux qui sont en grève au siège social
les rejoindront. Ensemble, ils accueilleront cinquante "
marathoniens pour l'emploi ". Partis mardi du chef-lieu des
Pyrénées-Atlantiques, ces derniers auront parcouru, par
équipes en relais, plus de 700 kilomètres.
Au même moment, d'autres, restés sur le site Jean-Féger, où
un millier de suppressions sur 2 300 emplois sont annoncées,
poursuivent l'occupation du bâtiment Alpha. Depuis 47 jours, les
puissants ordinateurs de ce centre stratégique qui effectuent
les calculs, transfèrent les données sismiques, relient en
temps réel les filiales d'Elf réparties dans le monde entier,
gèrent le réseau Intranet du groupe sont totalement paralysés.
Thérèse Guilhembaque, ingénieur informatique, et François
Jaffuel, technicien géologue, ne sont pas disent-ils " des
contestataires nés ". Pourtant, comme leurs collègues
souvent pour la première fois engagés dans un tel mouvement,
ils participent depuis le 12 avril au mouvement de grève
quotidien et squattent à tour de rôle y compris la nuit le site
informatique. Elle, car elle en a assez " d'être
considérée comme un pion " après " s'être donnée
à fond pendant de longues années pour le travail et
l'entreprise ". Lui, parce que pour Elf, " il n'y a
plus que l'argent, la valeur pour l'actionnaire et les dividendes
qui comptent ".
Les deux, ensemble avec la majorité du personnel et tous les
syndicats CGT, CFDT, FO, CGC, CFTC réunis puisque, " depuis
la privatisation et l'arrivée de Philippe Jaffré, la finalité
de l'entreprise est plus financière qu'industrielle ". De
mémoire de Béarnais, rarement le pays ne s'est aussi
puissamment rassemblé et mobilisé. Personne ici, n'use de mots
assez durs pour dénoncer - c'est une donnée nouvelle - "
les marchés financiers et ces fonds de pension qui prennent le
dessus sur la vie, sur les hommes, sur l'emploi et la région
". Plus de 10 000 manifestants, dont l'ensemble des élus
locaux toutes tendances politiques confondues ont, le 17 avril,
défilé dans les rues de Pau.
Cependant, des critiques et un fort sentiment de méfiance
s'expriment dans la population et chez les salariés à l'égard
des hommes politiques. Ces derniers seraient désarmés, voire
incapables de faire face à la fuite en avant de
l'ultralibéralisme, aux gigantesques fusions et restructurations
qui agitent les majors pétroliers, à une mondialisation qui
n'apparaît plus que financière et non maîtrisable.
L'ingénieur informatique chez Elf estime par exemple que les
élus et dirigeants " jouent petit bras, pensent un peu trop
à leur carrière et manquent de volonté politique ". Pour
sa part, le technicien géologue, " voit mal " comment
un gouvernement " pourrait prendre des mesures dans son seul
pays car le risque existe de voir partir ailleurs les
investisseurs ".
Le gouvernement par la voix de Christian Pierret, secrétaire
d'Etat à l'Industrie, réaffirme la volonté de l'Etat de
prendre en compte les intérêts du Béarn en terme d'emplois et
d'aménagement du territoire. Il confirme, malgré les pressions
de la Commission européenne, le maintien de l'action spécifique
(Golden Share) dans le capital d'Elf qui peut éviter toute prise
de contrôle par un groupe étranger. Le secrétaire d'Etat avoue
toutefois " qu'il ne peut s'immiscer dans les choix
industriels " du groupe pétrolier. Interrogé par
l'Humanité, François Bayrou, président UDF du conseil
général des Pyrénées-Atlantiques, estime que les Etats
nationaux " n'ont pas la taille critique pour faire face aux
marchés financiers ". Selon lui, " seule la
construction d'une véritable Europe capable de décider de son
projet social " peut y faire face. Martine Lignères-Cassou,
députée socialiste s'inquiète de ces critiques contre la
politique qui " font le jeu de Jaffré ". Elle se
prononce personnellement en faveur d'une taxe de type Tobin au
niveau européen contre les mouvements de capitaux et souhaite
l'harmonisation des politiques fiscales. L'élue socialiste
demande qu'Elf " s'engage dans une stratégie
d'investissement dans le Béarn à partir de ses métiers et de
ses compétences ".
Sur ce point, Sylvano Marian, vice-président communiste du
conseil régional d'Aquitaine, insiste sur une nécessaire
implication comme maître d'ouvrage du groupe pétrolier dans
l'implantation d'un complexe industriel autour de la chimie fine
et de thiochimie (utilisation du souffre), car le risque existe
de voir Elf " donner de l'argent tout en se désengageant
industriellement ". Il se prononce pour une mobilisation
régionale du crédit et des financements publics favorable à la
création d'emplois industriels. Parce qu'il " est urgent de
construire avec les salariés et les citoyens, une alternative
politique crédible et cohérente face à la logique libérale
", Sylvano Marian développe un ensemble de mesures qui
devraient être débattues au niveau national puis européen.
D'abord avec la décision d'un moratoire gouvernemental sur les
plans de réductions d'emplois. Ensuite avec des réformes en
profondeur liant l'obtention de droits démocratiques nouveaux
pour les salariés et des dispositions fiscales favorisant au
niveau local, national et européen l'emploi et les coopérations
au détriment de la spéculation financière.
Le 21 mai dernier, les salariés d'Elf, à Pau, ont cosigné une
lettre transmise aux têtes de listes des élections
européennes. Ils notent que tous parlent " d'Europe sociale
" mais ils s'interrogent sur le contenu que chacun y met.
" Quelles sont les mesures concrètes dans votre programme
européen pour empêcher que les marchés financiers gèrent les
entreprises au détriment de l'emploi ? " Bonne question.
Alain Raynal