Le front
de grève chez Elf s'est lézardé hier : le conflit a cessé à Lacq, mais se poursuit à
Pau et Paris, et il mobilise depuis cinquante jours, l'ensemble des syndicats, de la CGT
à la CGC. En fait cette grève offre un certain nombre de particularités.
La première est qu'elle est le fait d'une population de cadres, ingénieurs et
techniciens, qui ne s'étaient guère, jusqu'alors, fait remarquer par leur combativité
sociale. Que ceux-ci, n'héritant pas des traditions ouvrières de lutte et théoriquement
mieux à même que quiconque de comprendre les arguments économiques avancés par leurs
dirigeants, décident de s'opposer à leur stratégie est le symptôme de la distance,
constatée dans nombre d'autres entreprises, entre l'encadrement et la direction.
Il était logique que ces cadres inventent un moyen de pression, lui aussi inhabituel. En
se saisissant du local qui en constituait le cerveau - car il abrite les serveurs et
systèmes de communication du groupe -, ils ont trouvé la formule de la
"cybergrève". Alors que les grévistes traditionnels se saisissaient des outils
de production et occupaient les ateliers, l'action porte ici sur la matière
intellectuelle. Elle témoigne de la perception claire qu'ont les grévistes de la place
centrale tenue par la chaîne informatique et les réseaux de communication.
La troisième caractéristique de cette grève est de ne pas se réduire à la révolte
spontanée que provoquent habituellement les suppressions d'emplois. Elle se présente,
beaucoup plus rationnellement et explicitement comme un conflit entre la logique
financière et la la logique sociale. Philippe Jaffré avait heurté les salariés en
choisissant de donner à un groupe d'investisseurs financiers, réunis successivement à
Paris et à Londres, la primeur de l'annonce de son programme de doublement des
bénéfices.
En témoigne cette réaction exprimée par un gréviste : "Si c'étaient des
sacrifices pour sauver l'entreprise, on pouvait discuter; mais là, pas question, c'est
seulement pour augmenter les bénéfices en Bourse." Le fait qu'ils détiennent des
parts de capital n'a d'ailleurs pas empêché les salariés-actionnaires de bloquer une
première assemblée générale et de montrer ainsi la permanence de l'antagonisme entre
deux logiques.
Notons enfin la dimension régionale du conflit. Quand on s'appelle Elf Aquitaine, il est
paradoxal de provoquer l'union contre soi des élus de la région - toutes formations
politiques confondues - et d'amener les institutions régionales à financer de pleines
pages de publicité contre un programme perçu comme méprisant les spécificités du
Sud-Ouest.
Plus que les grèves de la SNCF ou de la RATP, qui ne font guère que reproduire un
modèle ancien, la cybergrève d'Elf apparaît comme beaucoup plus symptomatique des
conflits modernes, que ce soit par son enjeu central portant sur le compromis avec la
logique financière, par la participation de la population des cadres ou par les moyens de
pression utilisés.
Favilla |