La Tribune
07/07/99
La fin programmée d'une belle épopée industrielle
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Rarement une telle opération a reçu
accueil aussi favorable en France. Les marchés applaudissent,
les analystes approuvent, les ministres se félicitent et même
les syndicats qui avaient crié « Jaffré démission »
admettent que, tout compte fait, la solution TotalFina n'est
peut-être pas si mauvaise. Et il est vrai que sur le seul plan
des réserves et de la production d'hydrocarbures, seul critère
qui compte vraiment s'agissant d'une compagnie pétrolière, le
rapprochement des terrains de chasse des deux groupes a de quoi
faire rêver : numéro un mondial en Afrique, selon TotalFina,
numéro deux au Moyen-Orient, numéro quatre en Europe, en Asie
du Sud-Est et en Amérique latine... S'ajoute à cela une
position de quasi-leader mondial dans le gaz naturel liquéfié,
Elf apportant, en outre, sur un plateau, de solides positions
gazières en Europe et en France, alors que ses participations
dans le réseau de gazoducs européen constituent un atout
décisif à la veille de l'ouverture du marché du gaz.
TotalFina donc jubile, à l'image de son
président Thierry Desmarest affichant une sérénité que rien
ne semble devoir entamer depuis qu'il a lancé son opération.
Mais le triomphe de Total risque pourtant de laisser un vide. Car
longtemps la rivalité des deux groupes a plus servi les
intérêts nationaux qu'elle ne les a desservis par leur façon
un peu puérile de se marquer à la culotte, de la mer du Nord au
Qatar, en passant par le Yémen et l'Indonésie.
Inconvénients. Aujourd'hui, les deux
groupes sont candidats, séparément, sur deux importants champs
pétrolifères en Irak. Ils ont l'un et l'autre de bonnes chances
d'obtenir satisfaction quand l'embargo international sera levé.
Mais Bagdad risque de ne pas accorder à l'éventuel ensemble
TotalFina-Elf ce qu'il aurait accordé à l'un et à l'autre. Le
scénario est similaire en Iran, autre grand pays pétrolier où
se bousculent les plus grandes compagnies : Total et Elf ont
chacun réussi à opérer de belles percées dans la République
islamique, mais Téhéran pourrait ne pas donner suite désormais
aux offres que l'un et l'autre lui ont faites. Comme l'explique
Pierre Terzian, le directeur de Pétrostratégies, « les pays
producteurs n'apprécient guère d'être face à une compagnie
pétrolière trop puissante ; ils préfèrent diviser ».
Quelles que soient les assurances données
par TotalFina sur « l'intégration des compétences des deux
groupes », l'opération, si elle réussit, tirera un trait sur
un des plus beaux fleurons de l'industrie française et sur une
vraie réussite due tant à la détermination des pouvoirs
publics qu'au culot des équipes d'alors. Il y a soixante ans
presque jour pour jour, le 14 juillet 1939, quelques géologues
qui cherchaient du pétrole trouvent du gaz à Saint-Marcet en
Aquitaine. Les spécialistes américains consultés conseillent
de refermer vite fait bien fait ce puits qui crachait un gaz trop
soufré, trop chaud, trop corrosif. L'équipe s'entête. Par la
suite, à coup d'audace et de flair, le groupe ira planter de
belle façon ses derricks et plates-formes de la mer du Nord à
l'Afrique. Aujourd'hui encore, les atouts d'Elf sont
incontestables et son savoir-faire est reconnu en eaux profondes,
dans les forages horizontaux, dans les technologies « haute
pression haute température ». Mais depuis six ans, le groupe
est en panne d'imagination.
En plaçant le financier Philippe
Jaffré à la tête d'Elf, le gouvernement Balladur n'a
peut-être pas pris à sa vraie mesure la dimension des enjeux.
Il est dommage qu'aucun gouvernement depuis n'ait songé à faire
en sorte de remplacer un président qui manquait de fibre
pétrolière ou tout simplement industrielle.
E. R.