Ce
théoricien du management nous livre sa philosophie de
l'entreprise, qui vise à responsabiliser davantage les
salariés. Il maîtrise aussi bien la
théorie que la pratique. Manager pendant treize ans,
diplômé des meilleures universités américaines, il
enseigne dans les plus prestigieuses écoles de
management. Sumantra Ghoshal fait partie de ce qu'on
appelle les " nouveaux gourous ". La nouvelle
vague des années 90, après l'ère des pionniers
américains, de Peter Drucker à Tom Peter ou à James
Champy. Sa spécialité ? Le leadership stratégique. Son
credo ? L'individu est le moteur de la création de
valeur. Il ne lance pas cette idée en l'air : depuis
vingt ans, il étudie, avec son collègue Christopher
Bartlett, les facteurs clés du succès des 40
entreprises les plus performantes du monde. Dans son
bureau, à la London Business School, le chercheur,
professeur et consultant a expliqué à L'Entreprise
pourquoi une stratégie fondée sur l'individu peut
réussir là où le reengineering et les traditionnelles
stratégies produit ou marché ont échoué.
L'Entreprise : Votre
dernier ouvrage s'intitule L'Entreprise individualisée.
De quoi s'agit-il ? D'une nouvelle théorie de management
révolutionnaire ?
Sumantra Ghoshal : L'idée d'entreprise
individualisée n'a rien de nouveau. Ni en théorie ni en
pratique. C'est une société qui fait de l'individu le
moteur de sa création de valeur. Par exemple, 3M,
Motorola, General Electric ou Kao Corporation, le
fabricant japonais de savon, sont des entreprises
individualisées : elles laissent l'initiative à leurs
salariés. Elles leur font plus confiance que ne le font
les entreprises traditionnelles. Pour l'instant, elles ne
sont que quelques-unes à avoir adopté ce nouveau
management, qui a émergé au milieu des années 80...
Mais, d'ici au milieu du xxie siècle, ce modèle sera
dominant.
Pourquoi l'entreprise
individualisée devrait-elle fatalement remplacer
l'entreprise traditionnelle ?
L'entreprise traditionnelle fonctionne selon une
philosophie top-down. La direction décide de la
stratégie : elle répartit la ressource rare (en
l'occurrence, le capital) entre les différentes
activités. Elle définit également la structure
(l'organigramme) et le système de contrôle (le
processus budgétaire). La base, elle, exécute les
décisions venues d'en haut. Et le middle management (la
hiérarchie intermédiaire) en contrôle l'application.
Aujourd'hui, cette philosophie n'est plus valable. La
ressource rare n'est plus le capital, mais les hommes :
la créativité, l'initiative, le savoir... Or ce n'est
pas la direction qui a le savoir - contrairement à ce
qu'on croit - mais les gens de la base, au contact du
terrain. Ce sont donc eux qui doivent décider.
L'entreprise doit laisser l'initiative et la liberté aux
salariés. Les dirigeants doivent comprendre que
l'entreprise est " sociale " : ce qui ne
signifie pas qu'elle a une responsabilité sociale, mais
que sa performance économique dépend de ses "
composants " sociaux, et non plus économiques ou
financiers.
Depuis le temps qu'on
affirme que les hommes sont les ressources clés de
l'entreprise, rien n'a changé dans le management...
Je ne suis pas d'accord. C'est vrai que, depuis des
années, les dirigeants font de beaux discours sur les
hommes. Mais je crois qu'aujourd'hui ils sont plus
conscients de l'importance des salariés. Car ils ont
tenté de réussir par d'autres voies (des stratégies
innovantes, du reengineering), mais ont manqué leur but.
Ainsi, en Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis, je
vois de plus en plus d'entreprises qui évoluent vers une
culture entrepreneuriale. En France, je ne sais pas...
Comment développer
l'initiative des salariés ? L'empowerment, très à la
mode, produit rarement les résultats escomptés.
Vous avez raison. Dans bien des cas, l'empowerment [ce
que l'on peut traduire, littéralement, par l'action de
donner le pouvoir à la base, NDLR] échoue. Soit parce
que la direction " fait semblant " de
décentraliser : elle délègue les responsabilités tout
en gardant le contrôle des ressources. Soit, au
contraire, parce qu'elle " ouvre le parapluie "
: elle abandonne d'un coup toutes ses responsabilités,
sans avoir formé ses managers pour qu'ils puissent
assumer celles-ci !
De toute façon, on ne transforme pas des salariés en
entrepreneurs ! Apprend-on à un vieux singe à faire la
grimace ? Non. Les adultes ne changent pas. Ils sont
entrepreneurs ou ils ne le seront jamais. Ce ne sont pas
les gens qu'il faut changer, mais leur environnement.
L'état d'esprit, la culture de l'entreprise doivent
donner aux salariés l'envie d'innover et de se
dépasser.
Mais comment le
dirigeant peut-il créer cette culture d'entreprise
entrepreneuriale ?
Je ne vais pas vous sortir de grands principes sur la
motivation des hommes ! Je crois qu'on intellectualise
beaucoup trop en management. La réalité est plus
simple. Promenez-vous dans les couloirs d'une entreprise.
Regardez les salariés, écoutez-les. En moins de quinze
minutes vous aurez une idée de l'ambiance de travail, de
l'état d'esprit général. Ce que j'appelle "
l'odeur du lieu ".
J'ai été professeur à l'Insead. Au printemps, lorsque
je me promenais sur le campus de Fontainebleau,
j'appréciais le parfum frais des arbres. Il me
stimulait, me donnait envie de courir. A l'inverse,
chaque été je retourne à Calcutta, ma ville natale. En
juillet, dans le centre-ville, il fait 32°C environ, et
le taux d'humidité atteint près de 99 %. Il fait si
lourd que je me sens toujours fatigué. Et je passe un
mois étendu sur mon lit, à ne rien faire.
Le problème des entreprises, c'est qu'elles ont tendance
à reproduire en leur sein ce genre d'environnement
épuisant. Donc leurs salariés ont beau avoir de la
créativité, ils ne l'exploitent pas. Pour qu'ils
donnent le meilleur d'eux-mêmes, l'entreprise doit
devenir un campus de Fontainebleau. C'est cela son
challenge aujourd'hui.
Que doit faire le chef
d'entreprise qui veut ainsi " recentrer " son
organisation sur l'individu ?
Avant toute chose, l'entreprise individualisée n'est pas
une affaire de structure ou d'organisation ! Elle tient
uniquement au dirigeant, à ses convictions. Par exemple,
Paul Andreassen, le PDG de la compagnie de nettoyage
danoise ISS, a fait le pari que, en laissant l'initiative
aux managers de terrain, ceux-ci développeraient de
nouvelles activités. Il a cassé ses filiales nationales
en unités spécialisées et autonomes. Et cela a
marché. Les nettoyeurs de supermarchés, par exemple,
ont conçu une offre spécialisée (et plus chère) pour
les rayons boucherie. Aujourd'hui, ISS affiche plus de 2
milliards de dollars (12 MdF) de chiffre d'affaires. Tout
cela parce que l'objectif du PDG n'était pas de devenir
le leader du nettoyage, mais d'insuffler aux salariés la
fierté de leur travail.
C'est la philosophie du manager qui crée l'ambiance de
l'entreprise et qui influence la conduite de chacun au
quotidien. Un peu comme l'église au milieu du village
est un rappel à l'ordre pour tous ses habitants, même
s'ils ne vont pas à la messe. Or la plupart des
dirigeants que je rencontre sont d'accord avec moi.
Pourtant ils ne donnent pas la priorité à l'individu
dans leur entreprise. Pourquoi ? Ce n'est pas qu'ils ne
veuillent pas ou qu'ils ne sachent pas comment faire.
Mais ils n'en ont pas le courage. Fondamentalement, ils
manquent de confiance dans les gens. La première chose
à faire, avant de bâtir l'entreprise individualisée,
c'est de vérifier " qui vous êtes " !
Posez-vous la question : " Est-ce que je crois
vraiment en mes salariés ? " Si votre réponse est
non, inutile d'aller plus loin. Car vous définiriez de
beaux programmes, vous appliqueriez des recettes, mais
l'esprit n'y serait pas.
Et le chef
d'entreprise qui croit réellement en ses salariés, que
doit-il faire ?
Il doit décentraliser, je l'ai dit, pour que les gens
s'approprient leur activité et prennent des initiatives.
Cependant, pour que la décentralisation ne tourne pas au
chaos, il doit d'abord inculquer le sens de la discipline
à ses managers. Pour cela, il lui suffit de définir des
objectifs précis et ambitieux, avec des indicateurs de
suivi réguliers. Les managers doivent pouvoir, à tout
moment, savoir où ils en sont et se comparer.
Pour reprendre l'exemple d'ISS, cette société a imposé
12 % de croissance et 5 % de bénéfice avant impôt à
ses unités. Et elle a créé un nouveau système de
reporting, totalement transparent, qui permet une analyse
budgétaire par contrat. Ainsi les responsables des
unités autonomes (qui ont été formés au reporting)
peuvent-ils gérer chaque client en connaissance de
cause. Ils peuvent aussi s'auto-évaluer, faire du
benchmarking avec les unités du Royaume-Uni ou du
Danemark. Ou demander au siège de Copenhague de
justifier telle ou telle affectation de frais.
A part la
décentralisation, quelles sont les autres
caractéristiques de l'entreprise individualisée ?
L'apprentissage. L'entreprise doit être une organisation
apprenante. Rien ne sert d'avoir des managers de terrain
entreprenants si l'ensemble de l'organisation ne
bénéficie pas de leurs expériences. Encouragez les
coopérations horizontales tous azimuts : par l'intranet,
au sein des groupes de projet, via les séminaires de
formation et les grand-messes... Et formalisez-les.
L'individualisation des salaires, les critères
d'évaluation, les promotions, tout cela favorise souvent
les comportements " individualistes " des
managers. Au contraire, votre système de rémunération
doit tenir compte de l'esprit d'équipe. Skandia, la
compagnie d'assurances suédoise, a mis en place un
système spécial de mesures qui suit des dizaines
d'indicateurs non financiers. Les managers ne sont plus
évalués seulement sur le chiffre d'affaires ou le ROI
[Return On Investment, NDLR], mais sur leur budget
formation par employé, leur ratio croissance sur frais
de fonctionnement, etc. Le troisième trait de
l'entreprise individualisée, c'est qu'elle se renouvelle
constamment.
Comment l'entreprise
peut-elle faire pour s'obliger à innover en permanence ?
Il faut se poser des défis ambitieux. Sinon on tombe
dans l'autosatisfaction. 3M, par exemple, s'est fixé
pour objectif d'augmenter de 50 % le nombre de ses
lancements annuels. Intel s'engage à doubler tous les
dix-huit mois la puissance par dollar de ses puces. En
résumé, contrairement à l'entreprise pyramidale - qui
est divisée par fonctions -, l'entreprise
individualisée, elle, se présente comme un triple
processus : le processus entrepreneurial (qui vise à
augmenter la performance de chaque individu), le
processus d'apprentissage (qui fait le lien entre tous)
et celui d'innovation continue (qui oblige l'entreprise
à aller plus loin). La direction donne l'impulsion
originelle de chacun de ces processus, mais les acteurs
principaux sont les managers du terrain. La hiérarchie
intermédiaire, elle, assure la cohérence de l'ensemble.
Pour que cela fonctionne, le chef d'entreprise doit
adopter un management doux-amer envers ses salariés. En
faisant alterner le " hard " (l'incitation au
dépassement de soi, la discipline) et le " soft
" (la confiance, le soutien de la hiérarchie, la
vision).
Quelles qualités le
dirigeant doit-il posséder pour parvenir à ce
management doux-amer ? Tout le monde ne peut pas être un
leader charismatique et visionnaire...
C'est vrai. Arrêtons avec le mythe du leader
charismatique. Livio DeSimone, le PDG de 3M, qui n'est
pas charismatique, réussit aussi bien que Jack Welch, de
General Electric, qui est censé l'être. Le plus
important, je crois, pour un chef d'entreprise, ce n'est
pas le charisme, mais le courage. Les dirigeants
performants que j'ai rencontrés ont également une bonne
dose de confiance en eux. Ils ont beau faire figure
d'excentriques dans leur milieu, ils restent convaincus
que, pour être performante, l'entreprise doit être
centrée sur l'individu. C'est ainsi qu'elle contribue au
bien-être général. Une étude montre que la
prospérité d'un pays est liée au nombre de grandes
entreprises qu'il possède. Plus elles sont nombreuses,
plus le bien-être général augmente (1). Aujourd'hui,
la grande entreprise est le premier moteur du progrès
économique.
Vous allez contre
toutes les idées en vogue ! On dit que ce sont les PME
et les indépendants qui créent l'emploi. Les grosses
entreprises, elles, devraient disparaître, et le
salariat avec...
La disparition totale du salariat, je n'y crois pas !
Vous aurez beau être un journaliste indépendant, vous
aurez toujours besoin d'une grosse société pour sortir
le journal. Nous sommes dans une économie d'"
association d'individus " : les hommes ont besoin de
se regrouper pour produire, quelle que soit la forme
juridique de leurs liens.
Cela dit, je ne néglige pas le rôle des PME ou des
indépendants. Ils sont essentiels pour le dynamisme d'un
pays : ils provoquent la mort des grands groupes
inefficients et ils créent de l'emploi. Mais les grandes
entreprises sont des amplificateurs : elles diffusent
l'innovation, elles soutiennent le développement des
start-up. Apple est née de Xerox, souvenez-vous. Et
Intel est actuellement le plus gros capital-risqueur de
la Silicon Valley : elle a investi quelque 750 millions
de dollars (4 500 MdF) dans 300 sociétés environ.
L'entreprise a également un rôle d'intégrateur social.
En fait, elle a remplacé l'Etat.
En quoi l'entreprise
a-t-elle remplacé l'Etat ?
Après les rois, l'Eglise, la famille, puis l'Etat,
l'entreprise est devenue la première institution de
notre époque. Le moteur économique et social de la
société. C'est pourquoi le management est si important.
La qualité du management est le premier indicateur de
progrès d'un pays. L'entreprise, en effet, peut être
une réelle source de satisfaction pour les salariés,
qui y passent l'essentiel de leur temps. Le problème,
c'est que les managers ne se rendent pas compte qu'ils
ont un rôle crucial. Ils ont honte de leur métier !
En France, les patrons
n'ont pas bonne presse...
Nulle part ils ne sont reconnus. C'est un vrai
problème... Mais parce qu'ils n'ont pas de philosophie :
ils croient qu'ils sont là pour faire de l'argent ! Les
médecins, les avocats, eux, ont une philosophie de leur
métier. Les managers doivent chercher un sens à
l'entreprise. Quand ils l'auront trouvé, l'entreprise
sera un nouveau réservoir d'énergie pour ses salariés.
De toute façon, ils n'ont plus le choix. Aujourd'hui,
les jeunes veulent faire quelque chose de valable de leur
vie. Ils ont vu la frustration de leurs parents. Ils ne
veulent plus travailler dans des grandes entreprises. Sur
mes 140 élèves de MBA, six seulement déclaraient avoir
envie de rejoindre un gros groupe !
Pour attirer et
retenir les meilleurs salariés, vous préconisez aussi
de remplacer le traditionnel contrat de travail par un
contrat " moral ". Lequel ?
L'entreprise ne peut plus garantir l'emploi à vie au
salarié. En revanche, elle peut lui offrir deux choses :
son employabilité et un climat dynamique où il se sente
bien (la fameuse odeur du lieu...). Le deal est le
suivant : " Tu travailles pour moi, et je te
garantis que chaque jour que tu passeras ici tu
augmenteras ta valeur personnelle et professionnelle.
" En réalité, la relation salarié-employeur
ressemble à celle d'un couple. Aujourd'hui, on n'attend
plus cinquante ans de vie commune pour se rendre compte
qu'on n'est plus amoureux. C'est tous les matins qu'on
décide de rester ensemble. Ou de divorcer.
(1)
Etude de Herbert Simon, dans laquelle le bien-être est
mesuré en termes de PNB par tête ou d'effort R&D
ramené au PNB.
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