La Tribune N°166 07-08/1999

SUMANTRA GHOSHAL :
"L'individu est le moteur de la création de valeur "
Par Stéphène Jourdain.


SUMANTRA GHOSHAL en quelques dates

puceIl naît le 26 septembre 1948 à Calcutta (Inde).
puceIl étudie la physique à l'université de Delhi (Inde).
puceDe 1968 à 1981, il est manager commercial dans plusieurs grandes entreprises.
puceEn 1982, il fait un MBA au MIT de Boston (Etats-Unis), qu'il complète, de 1983 à 1985, par un PHD (équivalent du doctorat) en affaires internationales.
puceEn 1986, il effectue un DBA de stratégie et de management à l'université de Harvard (Etats-Unis).
puceDe 1985 à 1988, il enseigne au MIT puis, de 1988 à 1994, à l'Insead, à Fontainebleau (France).
puceDepuis 1994, il enseigne à la London Business School (Grande-Bretagne), où il occupe la chaire Robert P. Bauman de leadership stratégique. Il dirige le programme de recherche sur ce sujet, ainsi que le centre indien Aditya V. Birla.
puceParallèlement à ses activités, il conseille plusieurs grandes entreprises européennes et américaines.
puceIl a publié de nombreux articles et livres de management. Mais seulement deux de ses ouvrages ont été traduits en français. Il s'agit de Management sans frontières (avec Christopher Bartlett) aux Editions d'Organisation (1991) et de L'Entreprise individualisée (avec Christopher Bartlett) chez Maxima Laurent du Mesnil Editeur (1997), qui a reçu le prix Igor Ansoff en 1997.

Ce théoricien du management nous livre sa philosophie de l'entreprise, qui vise à responsabiliser davantage les salariés.

Il maîtrise aussi bien la théorie que la pratique. Manager pendant treize ans, diplômé des meilleures universités américaines, il enseigne dans les plus prestigieuses écoles de management. Sumantra Ghoshal fait partie de ce qu'on appelle les " nouveaux gourous ". La nouvelle vague des années 90, après l'ère des pionniers américains, de Peter Drucker à Tom Peter ou à James Champy. Sa spécialité ? Le leadership stratégique. Son credo ? L'individu est le moteur de la création de valeur. Il ne lance pas cette idée en l'air : depuis vingt ans, il étudie, avec son collègue Christopher Bartlett, les facteurs clés du succès des 40 entreprises les plus performantes du monde. Dans son bureau, à la London Business School, le chercheur, professeur et consultant a expliqué à L'Entreprise pourquoi une stratégie fondée sur l'individu peut réussir là où le reengineering et les traditionnelles stratégies produit ou marché ont échoué.

L'Entreprise : Votre dernier ouvrage s'intitule L'Entreprise individualisée. De quoi s'agit-il ? D'une nouvelle théorie de management révolutionnaire ?
Sumantra Ghoshal : L'idée d'entreprise individualisée n'a rien de nouveau. Ni en théorie ni en pratique. C'est une société qui fait de l'individu le moteur de sa création de valeur. Par exemple, 3M, Motorola, General Electric ou Kao Corporation, le fabricant japonais de savon, sont des entreprises individualisées : elles laissent l'initiative à leurs salariés. Elles leur font plus confiance que ne le font les entreprises traditionnelles. Pour l'instant, elles ne sont que quelques-unes à avoir adopté ce nouveau management, qui a émergé au milieu des années 80... Mais, d'ici au milieu du xxie siècle, ce modèle sera dominant.

Pourquoi l'entreprise individualisée devrait-elle fatalement remplacer l'entreprise traditionnelle ?
L'entreprise traditionnelle fonctionne selon une philosophie top-down. La direction décide de la stratégie : elle répartit la ressource rare (en l'occurrence, le capital) entre les différentes activités. Elle définit également la structure (l'organigramme) et le système de contrôle (le processus budgétaire). La base, elle, exécute les décisions venues d'en haut. Et le middle management (la hiérarchie intermédiaire) en contrôle l'application.
Aujourd'hui, cette philosophie n'est plus valable. La ressource rare n'est plus le capital, mais les hommes : la créativité, l'initiative, le savoir... Or ce n'est pas la direction qui a le savoir - contrairement à ce qu'on croit - mais les gens de la base, au contact du terrain. Ce sont donc eux qui doivent décider. L'entreprise doit laisser l'initiative et la liberté aux salariés. Les dirigeants doivent comprendre que l'entreprise est " sociale " : ce qui ne signifie pas qu'elle a une responsabilité sociale, mais que sa performance économique dépend de ses " composants " sociaux, et non plus économiques ou financiers.

Depuis le temps qu'on affirme que les hommes sont les ressources clés de l'entreprise, rien n'a changé dans le management...
Je ne suis pas d'accord. C'est vrai que, depuis des années, les dirigeants font de beaux discours sur les hommes. Mais je crois qu'aujourd'hui ils sont plus conscients de l'importance des salariés. Car ils ont tenté de réussir par d'autres voies (des stratégies innovantes, du reengineering), mais ont manqué leur but. Ainsi, en Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis, je vois de plus en plus d'entreprises qui évoluent vers une culture entrepreneuriale. En France, je ne sais pas...

Comment développer l'initiative des salariés ? L'empowerment, très à la mode, produit rarement les résultats escomptés.
Vous avez raison. Dans bien des cas, l'empowerment [ce que l'on peut traduire, littéralement, par l'action de donner le pouvoir à la base, NDLR] échoue. Soit parce que la direction " fait semblant " de décentraliser : elle délègue les responsabilités tout en gardant le contrôle des ressources. Soit, au contraire, parce qu'elle " ouvre le parapluie " : elle abandonne d'un coup toutes ses responsabilités, sans avoir formé ses managers pour qu'ils puissent assumer celles-ci !
De toute façon, on ne transforme pas des salariés en entrepreneurs ! Apprend-on à un vieux singe à faire la grimace ? Non. Les adultes ne changent pas. Ils sont entrepreneurs ou ils ne le seront jamais. Ce ne sont pas les gens qu'il faut changer, mais leur environnement. L'état d'esprit, la culture de l'entreprise doivent donner aux salariés l'envie d'innover et de se dépasser.

Mais comment le dirigeant peut-il créer cette culture d'entreprise entrepreneuriale ?
Je ne vais pas vous sortir de grands principes sur la motivation des hommes ! Je crois qu'on intellectualise beaucoup trop en management. La réalité est plus simple. Promenez-vous dans les couloirs d'une entreprise. Regardez les salariés, écoutez-les. En moins de quinze minutes vous aurez une idée de l'ambiance de travail, de l'état d'esprit général. Ce que j'appelle " l'odeur du lieu ".
J'ai été professeur à l'Insead. Au printemps, lorsque je me promenais sur le campus de Fontainebleau, j'appréciais le parfum frais des arbres. Il me stimulait, me donnait envie de courir. A l'inverse, chaque été je retourne à Calcutta, ma ville natale. En juillet, dans le centre-ville, il fait 32°C environ, et le taux d'humidité atteint près de 99 %. Il fait si lourd que je me sens toujours fatigué. Et je passe un mois étendu sur mon lit, à ne rien faire.
Le problème des entreprises, c'est qu'elles ont tendance à reproduire en leur sein ce genre d'environnement épuisant. Donc leurs salariés ont beau avoir de la créativité, ils ne l'exploitent pas. Pour qu'ils donnent le meilleur d'eux-mêmes, l'entreprise doit devenir un campus de Fontainebleau. C'est cela son challenge aujourd'hui.

Que doit faire le chef d'entreprise qui veut ainsi " recentrer " son organisation sur l'individu ?
Avant toute chose, l'entreprise individualisée n'est pas une affaire de structure ou d'organisation ! Elle tient uniquement au dirigeant, à ses convictions. Par exemple, Paul Andreassen, le PDG de la compagnie de nettoyage danoise ISS, a fait le pari que, en laissant l'initiative aux managers de terrain, ceux-ci développeraient de nouvelles activités. Il a cassé ses filiales nationales en unités spécialisées et autonomes. Et cela a marché. Les nettoyeurs de supermarchés, par exemple, ont conçu une offre spécialisée (et plus chère) pour les rayons boucherie. Aujourd'hui, ISS affiche plus de 2 milliards de dollars (12 MdF) de chiffre d'affaires. Tout cela parce que l'objectif du PDG n'était pas de devenir le leader du nettoyage, mais d'insuffler aux salariés la fierté de leur travail.
C'est la philosophie du manager qui crée l'ambiance de l'entreprise et qui influence la conduite de chacun au quotidien. Un peu comme l'église au milieu du village est un rappel à l'ordre pour tous ses habitants, même s'ils ne vont pas à la messe. Or la plupart des dirigeants que je rencontre sont d'accord avec moi. Pourtant ils ne donnent pas la priorité à l'individu dans leur entreprise. Pourquoi ? Ce n'est pas qu'ils ne veuillent pas ou qu'ils ne sachent pas comment faire. Mais ils n'en ont pas le courage. Fondamentalement, ils manquent de confiance dans les gens. La première chose à faire, avant de bâtir l'entreprise individualisée, c'est de vérifier " qui vous êtes " ! Posez-vous la question : " Est-ce que je crois vraiment en mes salariés ? " Si votre réponse est non, inutile d'aller plus loin. Car vous définiriez de beaux programmes, vous appliqueriez des recettes, mais l'esprit n'y serait pas.

Et le chef d'entreprise qui croit réellement en ses salariés, que doit-il faire ?
Il doit décentraliser, je l'ai dit, pour que les gens s'approprient leur activité et prennent des initiatives. Cependant, pour que la décentralisation ne tourne pas au chaos, il doit d'abord inculquer le sens de la discipline à ses managers. Pour cela, il lui suffit de définir des objectifs précis et ambitieux, avec des indicateurs de suivi réguliers. Les managers doivent pouvoir, à tout moment, savoir où ils en sont et se comparer.
Pour reprendre l'exemple d'ISS, cette société a imposé 12 % de croissance et 5 % de bénéfice avant impôt à ses unités. Et elle a créé un nouveau système de reporting, totalement transparent, qui permet une analyse budgétaire par contrat. Ainsi les responsables des unités autonomes (qui ont été formés au reporting) peuvent-ils gérer chaque client en connaissance de cause. Ils peuvent aussi s'auto-évaluer, faire du benchmarking avec les unités du Royaume-Uni ou du Danemark. Ou demander au siège de Copenhague de justifier telle ou telle affectation de frais.

A part la décentralisation, quelles sont les autres caractéristiques de l'entreprise individualisée ?
L'apprentissage. L'entreprise doit être une organisation apprenante. Rien ne sert d'avoir des managers de terrain entreprenants si l'ensemble de l'organisation ne bénéficie pas de leurs expériences. Encouragez les coopérations horizontales tous azimuts : par l'intranet, au sein des groupes de projet, via les séminaires de formation et les grand-messes... Et formalisez-les. L'individualisation des salaires, les critères d'évaluation, les promotions, tout cela favorise souvent les comportements " individualistes " des managers. Au contraire, votre système de rémunération doit tenir compte de l'esprit d'équipe. Skandia, la compagnie d'assurances suédoise, a mis en place un système spécial de mesures qui suit des dizaines d'indicateurs non financiers. Les managers ne sont plus évalués seulement sur le chiffre d'affaires ou le ROI [Return On Investment, NDLR], mais sur leur budget formation par employé, leur ratio croissance sur frais de fonctionnement, etc. Le troisième trait de l'entreprise individualisée, c'est qu'elle se renouvelle constamment.

Comment l'entreprise peut-elle faire pour s'obliger à innover en permanence ?
Il faut se poser des défis ambitieux. Sinon on tombe dans l'autosatisfaction. 3M, par exemple, s'est fixé pour objectif d'augmenter de 50 % le nombre de ses lancements annuels. Intel s'engage à doubler tous les dix-huit mois la puissance par dollar de ses puces. En résumé, contrairement à l'entreprise pyramidale - qui est divisée par fonctions -, l'entreprise individualisée, elle, se présente comme un triple processus : le processus entrepreneurial (qui vise à augmenter la performance de chaque individu), le processus d'apprentissage (qui fait le lien entre tous) et celui d'innovation continue (qui oblige l'entreprise à aller plus loin). La direction donne l'impulsion originelle de chacun de ces processus, mais les acteurs principaux sont les managers du terrain. La hiérarchie intermédiaire, elle, assure la cohérence de l'ensemble. Pour que cela fonctionne, le chef d'entreprise doit adopter un management doux-amer envers ses salariés. En faisant alterner le " hard " (l'incitation au dépassement de soi, la discipline) et le " soft " (la confiance, le soutien de la hiérarchie, la vision).

Quelles qualités le dirigeant doit-il posséder pour parvenir à ce management doux-amer ? Tout le monde ne peut pas être un leader charismatique et visionnaire...
C'est vrai. Arrêtons avec le mythe du leader charismatique. Livio DeSimone, le PDG de 3M, qui n'est pas charismatique, réussit aussi bien que Jack Welch, de General Electric, qui est censé l'être. Le plus important, je crois, pour un chef d'entreprise, ce n'est pas le charisme, mais le courage. Les dirigeants performants que j'ai rencontrés ont également une bonne dose de confiance en eux. Ils ont beau faire figure d'excentriques dans leur milieu, ils restent convaincus que, pour être performante, l'entreprise doit être centrée sur l'individu. C'est ainsi qu'elle contribue au bien-être général. Une étude montre que la prospérité d'un pays est liée au nombre de grandes entreprises qu'il possède. Plus elles sont nombreuses, plus le bien-être général augmente (1). Aujourd'hui, la grande entreprise est le premier moteur du progrès économique.

Vous allez contre toutes les idées en vogue ! On dit que ce sont les PME et les indépendants qui créent l'emploi. Les grosses entreprises, elles, devraient disparaître, et le salariat avec...
La disparition totale du salariat, je n'y crois pas ! Vous aurez beau être un journaliste indépendant, vous aurez toujours besoin d'une grosse société pour sortir le journal. Nous sommes dans une économie d'" association d'individus " : les hommes ont besoin de se regrouper pour produire, quelle que soit la forme juridique de leurs liens.
Cela dit, je ne néglige pas le rôle des PME ou des indépendants. Ils sont essentiels pour le dynamisme d'un pays : ils provoquent la mort des grands groupes inefficients et ils créent de l'emploi. Mais les grandes entreprises sont des amplificateurs : elles diffusent l'innovation, elles soutiennent le développement des start-up. Apple est née de Xerox, souvenez-vous. Et Intel est actuellement le plus gros capital-risqueur de la Silicon Valley : elle a investi quelque 750 millions de dollars (4 500 MdF) dans 300 sociétés environ. L'entreprise a également un rôle d'intégrateur social. En fait, elle a remplacé l'Etat.

En quoi l'entreprise a-t-elle remplacé l'Etat ?
Après les rois, l'Eglise, la famille, puis l'Etat, l'entreprise est devenue la première institution de notre époque. Le moteur économique et social de la société. C'est pourquoi le management est si important. La qualité du management est le premier indicateur de progrès d'un pays. L'entreprise, en effet, peut être une réelle source de satisfaction pour les salariés, qui y passent l'essentiel de leur temps. Le problème, c'est que les managers ne se rendent pas compte qu'ils ont un rôle crucial. Ils ont honte de leur métier !

En France, les patrons n'ont pas bonne presse...
Nulle part ils ne sont reconnus. C'est un vrai problème... Mais parce qu'ils n'ont pas de philosophie : ils croient qu'ils sont là pour faire de l'argent ! Les médecins, les avocats, eux, ont une philosophie de leur métier. Les managers doivent chercher un sens à l'entreprise. Quand ils l'auront trouvé, l'entreprise sera un nouveau réservoir d'énergie pour ses salariés. De toute façon, ils n'ont plus le choix. Aujourd'hui, les jeunes veulent faire quelque chose de valable de leur vie. Ils ont vu la frustration de leurs parents. Ils ne veulent plus travailler dans des grandes entreprises. Sur mes 140 élèves de MBA, six seulement déclaraient avoir envie de rejoindre un gros groupe !

Pour attirer et retenir les meilleurs salariés, vous préconisez aussi de remplacer le traditionnel contrat de travail par un contrat " moral ". Lequel ?
L'entreprise ne peut plus garantir l'emploi à vie au salarié. En revanche, elle peut lui offrir deux choses : son employabilité et un climat dynamique où il se sente bien (la fameuse odeur du lieu...). Le deal est le suivant : " Tu travailles pour moi, et je te garantis que chaque jour que tu passeras ici tu augmenteras ta valeur personnelle et professionnelle. " En réalité, la relation salarié-employeur ressemble à celle d'un couple. Aujourd'hui, on n'attend plus cinquante ans de vie commune pour se rendre compte qu'on n'est plus amoureux. C'est tous les matins qu'on décide de rester ensemble. Ou de divorcer.

(1) Etude de Herbert Simon, dans laquelle le bien-être est mesuré en termes de PNB par tête ou d'effort R&D ramené au PNB.

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